Je connais l'un d'entre eux

Par MariKy

Lyron caressa les pierres noircies sans ressentir autre chose que le froid dans ses doigts. L’air était chaud, attisé par les rayons du crépuscule qui flamboyaient dans les rues de Solastène. Pourtant sa peau frissonnait. Aucun fantôme, aucun murmure soufflé à son oreille. Cendres et suies restaient gravées dans le présent, arrachant une rue à l’écoulement du temps. Une rue qui lui refusait l’image de Windane et de ses ravisseurs. Quelque chose, ici, avait anéanti la magie. Était-ce cet éclair rouge qu’il avait aperçu ? Ce brasier qui avait ravagé les murs ? Ce qui s’était passé ici n’était pas naturel. Un incendie aussi violent et fulgurant, si vite éteint ? La magie-flamme avait joué eu un rôle à jouer dans la capture de Windane… Et pourtant, la magie-flamme l’avait sauvé. C’était sa fumée qui avait alerté les veilleurs quand les Séides l’avaient laissé là, à se vider de son sang.

— Chercherais-tu à briser définitivement le cœur de ma gouvernante, Lyron ?

Le Protecteur se retourna, surpris de découvrir Violetto à quelques pas. Aucun spectre ne l’avait averti de son arrivée.

— Si tu avais entendu les cris d’Eissel quand elle a trouvé ton lit vide ! reprit son ami. La disparition de Windane l’a suffisamment affectée, ne lui inflige pas ta mort en plus.

Lyron poussa un soupir.

— Je dois la retrouver.

— Et tu le feras… quand tu seras guéri, rétorqua l’Érudit en désignant le bandage tâché de sang sur l’abdomen de Lyron. Les Fondateurs t’ont épargné, ne gâche pas la chance qu’ils t’ont donnée !

Lyron baissa les yeux vers le sol, vers cette tache sombre qui maculait les pierres. Un miracle, voilà ce qu’avait dit le chirurgien des Érudits en contemplant sa plaie. Il avait perdu beaucoup de sang, il était resté des jours dans le coma… Un homme normal n’aurait pas survécu, sans doute. Mais les Dieux n’avaient pas laissé mourir un Protecteur.

— Nous ne savons rien de ces hommes, insista Violetto. Ce n’est pas en te mettant en danger que tu pourras la sauver.

Il était trop détaché. Était-ce parce qu’il se méfiait toujours de Windane ? Violetto ne pouvait pas comprendre l’intensité du Protecteur. Il n’aurait jamais pu comprendre. Lyron n’avait pas seulement le devoir de la retrouver, il en avait le besoin. C’était une question de survie, simplement. Autant pour le royaume que pour lui-même.

— Tu te trompes sur un point, reprit Lyron. Je connais l’un d’entre eux.

— Le soigneur ? Mais nous l’avons cherché en vain depuis des jours ! Tu ne seras pas plus chanceux…

— Tu oublies ce dont je suis capable. Je peux retrouver sa trace.

Violetto jeta un regard au bandage qui entourait son ventre. Il connaissait suffisamment le Protecteur pour savoir qu’il ne changerait pas d’avis. Il ne pourrait pas le garder au lit indéfiniment. Lyron continuerait de leur échapper jusqu’à mettre sa vie en péril. Il soupira.

— Par où veux-tu commencer ?

Lyron hocha la tête pour le remercier.

— Le port. Estelon avait dit séjourner là-bas.

— Très bien. Mais nous nous y rendrons après avoir changé ton bandage et rassuré Eissel, ou je crains fort qu’elle ne retourne la ville entière pour te ramener de force.

Il fallut négocier longtemps auprès de la gouvernante pour pouvoir quitter la maison, et seule la promesse d’une piste vers Windane put la faire changer d’avis. Le soleil avait laissé place au voile nacré de la Rochelune quand les deux hommes traversèrent la cité jusqu’à la mer.

Si la façade maritime de Solastène était le plus beau quartier de la ville, celui du port, à quelques rues à peine, était son parfait opposé. Situé à l’embouchure de l’Oranielle, il semblait constamment enveloppé d’une brume malodorante chargée d’alcools, de poissons et de tout ce qu’engendraient les vices humains. Même la lueur de la tour sacrée semblait ternir entre les tavernes, les hospices de mourants ou les abris de fortune adossés aux gargotes les plus mal famées. Des bandes de vauriens y menaient une guerre constante pour quelques bouts de pavés où de jeunes gens étaient obligés de vendre leur corps. Nombre de Protecteurs s’étaient perdus en chemin dans cet abîme : une vie entière n’aurait pas suffi à extirper tous ces gens de la misère. En temps normal, pour sa propre survie, Lyron évitait ces endroits.

Ce soir-là, au contraire, il s’avança au-devant des fantômes. Il laissa passer une bagarre entre ivrognes, une bande d’enfants qui en rouaient un autre de coups, une fille à peine plus âgée que Windane qui hélait les passants en montrant ses épaules. Il assista à la mort d’au moins dix mendiants et une poignée de petits voyous tués dans des règlements de compte absurdes pour des abris qui n’existaient déjà plus, deux pas plus loin. Passé, présent et avenir, ce n’était qu’une répétition des mêmes scènes de faim, de haine et de désespoir. Lyron s’obligea à regarder encore.

Au bout d’une heure enfin, alors que Lyron s’appuyait, las et éreinté, sur l’épaule de Violetto, il reconnut la silhouette d’Estelon. Il se focalisa sur son fantôme, le suivit des yeux tandis qu’il pénétrait dans un bâtiment. L’homme au comptoir ouvrit une bouche béante en voyant entrer un Protecteur dans son auberge. Lyron le dépassa sans s’arrêter, gagnant l’escalier à la suite de l’ombre évanescente du soigneur de Silë. Violetto lança un sourire désolé au réceptionniste stupéfait.

Lyron poursuivit le spectre jusqu’à une chambre, entra sans prendre la peine de frapper. Il se trouva nez à nez avec deux hommes dénudés, qu’il dépassa sans prononcer un mot, sans même les distinguer vraiment au milieu de tous ces autres qui s’étaient enlacés ici. Le couple poussa des jurons de protestation, mais se vit clouer le bec par Violetto qui entra à sa suite et les renvoya sans plus attendre. Ils ramassèrent leurs vêtements en toute hâte et disparurent dans les couloirs.

Lyron dut faire un effort de concentration pour maintenir l’image évanescente, mais Estelon était bien là. Avait été là. Il le voyait penché sur le bureau, un carnet dans les mains. Le soigneur dessinait le visage de Windane au fusain. Lyron serra les dents, le cœur battant de rage. Puis Estelon planta son regard dans le sien. Lyron se retourna, comprenant qu’il regardait au-delà, vers la silhouette qui venait d’entrer. Un homme en cape émeraude ouvrit la bouche pour prononcer quelques mots silencieux. La magie agissait sur les yeux de Lyron bien plus que sur le reste de ses sens. Cependant, il devait comprendre ce qui se jouait à cet instant. Alors il s’efforça d’appliquer l’énergie à ses oreilles, il puisa dans ses dernières réserves pour nourrir les sons. Les voix lui parvinrent finalement, brouillées par le temps.

— Que dois-je faire ? demanda Estelon.

L’autre lui tendit un vêtement bleu, un chaperon que Lyron reconnut immédiatement.

— Veille à ce qu’elle porte ça, nous la repérerons plus facilement.

— Sais-tu ce qu’il a l’intention de lui faire ? demanda le soigneur en s’emparant du tissu.

L’homme secoua la tête.

— Contente-toi d’obéir aux ordres. Nous la capturons, et nous l’emmenons au Fort.

La réponse d’Estelon se transforma en sifflement tandis que son image s’effaçait. La douleur battait aux tempes de Lyron, le sang imprégnait de nouveau ses bandages. Violetto le rattrapa au moment où il vacillait.

— Cela suffit, maintenant. La magie commence à te manquer. Ton corps n’en supportera pas davantage !

Lyron se contenta de hocher la tête, incapable de protester. Violetto passa le bras sous son épaule pour le ramener vers la Bibliothèque. La lueur de la Rochelune l’arrosa d’une énergie bienvenue. Il laissa son corps absorber ce regain de pouvoir et, seulement après, il eut la force de raconter ce qu’il avait entendu.

— Un fort ? commenta Violetto. Alors elle n’est plus à Solastène.

Lyron acquiesça. Cela expliquait pourquoi il ne ressentait plus sa présence. Violetto l’aida à monter les escaliers jusqu’à sa chambre et l’installa sur le lit.

— J’irais consulter les Érudits dès l’aube. En attendant, tu dois te reposer.

Lyron laissa retomber sa tête sur l’oreiller sans discuter. Il sombra aussitôt.

 

La lueur nacrée irradiant sur ses joues. Encore une fois, il se découvrait debout au cœur de la capitale. La place de Solastène baignait dans la magie. Des milliers de Protecteurs s’étaient rassemblés au pied de la tour de Rochelune et son sommet de pierres scintillantes. Le dôme brillait en plein jour, comme un astre au milieu des hommes. Un astre qui, très vite, venait à pâlir. Un crépuscule inéluctable tombait sur le royaume alors que la pierre s’éteignait et que le vent se levait pour emporter avec lui son éclat. Des milliers de copeaux de lumière se détachaient peu à peu de la tour et se laissaient charrier par le courant. Quand Lyron se tourna vers le Nord pour les suivre des yeux, il s’aperçut que les Protecteurs s’effaçaient eux aussi, les uns après les autres. De milliers, ils n’étaient plus que des centaines, et le néant poursuivait son œuvre. Le froid remplaçait la chaleur, le vide remplaçait la magie. Puis le chaos avala le silence.

C’était une clameur, d’abord, qui montait du port. Les cris enragés d’une armée ennemie envahissaient Solastène pour la mettre à feu et à sang. Il savait, pour l’avoir déjà vu, ce qui se produisait. Il s’attendait à voir surgir les logasars d’un moment à l’autre, Sowr à leur tête. Dans un instant, il se verrait mourir sous le coup de sa propre épée. Dans un instant, il entendrait la voix de Felyen, qui l’appellerait vers le Nord pour lui montrer la silhouette de Windane sur le rivage.

Felyen ne parla pas.

La scène s’était figée, les Protecteurs n’étaient plus que statues au milieu de la place. Lyron s’avança parmi eux, contournant leurs corps figés dans le temps, observant leurs traits paralysés. Puis il ressentit sa présence. La magie de Windane irradiait par-delà les capes violines. Il se hâta à travers la foule pétrifiée, l’aura s’éloignant à chaque pas qui aurait dû le rapprocher d’elle.

— Windane !

Il courut à perdre haleine pour ne pas la laisser s’échapper. Il ne la perdrait pas, elle aussi. Peu à peu, les pavés laissèrent place aux broussailles, les Protecteurs à la brume, la Rochelune à une falaise. Windane était enfin là, à quelques pas. Elle regardait vers le ciel, cherchant un signe dans les nuages. Elle se tourna vers lui, un sourire triste sur le visage.

— Je suis restée pour toi, disait-elle.

Puis elle fixa un point derrière lui et poussa un cri. Lyron fit volte face juste à temps pour apercevoir, au loin, les remparts d’un Fort. Au premier plan, une lumière écarlate fonçait sur lui. Un éclair rouge le transperça en plein cœur. Il cracha une gerbe de sang et s’écroula sous le regard horrifié de celle qu’il avait voulu sauver.

Lyron s’éveilla en suffoquant et porta instinctivement la main à son buste. Les Dieux avaient voulu le prévenir. Appuyant sur sa blessure au ventre, il se redressa pour porter son regard vers la Baie des Lumières. Le détroit qui la séparait de la mer avait été renforcé par deux châteaux après la guerre des Renégats. Deux forts, laissés pour l’un aux Protecteurs de l’Académie, pour l’autre à la Garde Royale des Chevaliers… Jusqu’à sa dissolution, du moins. Désormais, il savait qui en avait pris possession.

Les Fondateurs pouvaient bien envoyer tous les avertissements du monde, rien ne l’empêcherait de retrouver Windane.

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