Les yeux clos, Windane inspirait et expirait l’air vicié des cachots. Elle ne sentait plus le poids des chaînes sur ses membres, ni la brûlure des talismans dans ses chairs. Elle était toute entière à l’écoute du brasier qui gonflait dans sa poitrine. Le feu grondait, furieux d’être retenu dans sa cage. Son corps n’avait pas bougé depuis des heures. Elle avait ignoré les bruits des gardes, ignoré le repas infâme qu’on lui avait glissé au sol. Elle avait même chassé Lyron de ses pensées pour rester concentrée sur l’avenir. Le moment approchait. Elle se répétait son plan, encore et encore. Lorsque Hosgen serait parti, Danakan lui ferait signe. Alors, elle se libérerait de la Rochelave. Elle ne savait pas encore comment, mais elle le ferait. Après cela, il lui faudrait arracher ses chaînes, enfoncer des portes, affronter les gardes. Aurait-elle assez de magie pour faire appel aux flammes ?
Pour la troisième fois en moins d’une heure, les voix résonnèrent dans le couloir. Ils avaient doublé les rondes, ce soir. Le pouls de Windane s’emballa. Elle souffla pour le calmer et retenir le flux qui s’agitait dans sa poitrine. Il fallait attendre le signal. Hosgen ne devait pas revenir sur ses pas et sentir sa magie. Car si elle se sentait capable de vaincre les talismans, elle n’était pas certaine de survivre face à leur créateur. Il s’écoula encore une heure, peut-être deux. Puis un élancement ébranla son souffle et un grondement fit vibrer les tunnels.
— C’était le dragon ? s’étonna un garde. Je pensais pas qu’il avait encore la force de hurler comme ça…
Windane esquissa un sourire.
— J’arrive, Danakan.
Une dernière inspiration lui servit d’étincelle pour embraser le pouvoir accumulé dans son buste. Le brasier explosa contre ses côtes, poussa pour se libérer. Windane avait toujours su qu’il était trop grand pour son corps. Toute son existence, elle avait lutté contre lui. Elle l’avait chassé, elle l’avait bridé, sans jamais oser imaginer ce qui se produirait si elle laissait libre cours à sa puissance. Ce fut avec un frisson de peur et de réticence qu’elle décida que le moment était venu.
Elle relâcha l’air contenu dans ses poumons au même moment qu’elle relâchait l’étreinte autour de sa magie. Alors, elle eut la sensation d’un barrage qui cédait sous la pression de l’eau. Le souffle coupé, le corps arqué par la déferlante de lave qui jaillissait dans ses veines, elle vit la Rochelave s’illuminer comme un soleil écarlate. Le feu imbibait ses muscles, enveloppait ses os, raidissait ses membres au point qu’elle ne pouvait plus plier le bras. Au fond de sa poitrine, quelque chose s’était brisé. Une barrière dont elle n’avait pas conscience, une barrière qui lui avait permis de tenir toutes ces années. Qu’avait-elle fait ? Le feu chantait dans son sang, flottait sur sa peau, enfin libre. Rien ne pouvait plus l’arrêter. Ni les pierres, ni même Windane.
— T’as vu ça ? fit l’un des gardes. Pourquoi ça brille comme ça, tout à coup ?
Sa chemise flottait sur son buste, ses cheveux glissaient dans le vent qui surgissait de son corps, et la Rochelave brillait, encore et encore. Le rougeoiement s’intensifiait davantage à chaque seconde, obligeant Windane à plisser les yeux. La magie souleva son collier, porta la perle devant son regard pour s’y engouffrer dans un tourbillon de chaleur. Chaque vague nourrissait davantage la lumière écarlate. Windane écarquilla les yeux.
Ce vent.
Cette aura.
C’était exactement comme dans la vision de Lyron. Elle pouvait imaginer son propre regard, cette fillette apeurée qui l’observait depuis le chalet de Belledanne. Windane tourna la tête pour lui sourire, de ce même sourire victorieux qui l’avait effrayée si longtemps. Oui, le feu avait fini par l’emporter. Et par les flammes, elle s’en réjouissait !
Elle n’eut qu’à serrer le poing pour que la magie réponde à son appel. Les flammes rugirent sur ses doigts, si ardentes qu’elles firent rougir les menottes. Leur danse se plia aussitôt vers ses poignets meurtris, plongea dans les talismans qui avaient fait craqueler sa peau. La Rochelave avait déjà trop absorbé. La surface scintillante se fractura, laissant entrevoir des fêlures noires où le feu s’engouffrait. Windane plaqua son autre main pour lui donner plus de pouvoir. Il traversa la pierre de sang, il grésilla jusqu’à en arracher une fumée âcre. Le poison noir se consuma, ne laissant derrière lui qu’un rubis sans lumière. L’âme prisonnière émit un dernier soupir en s’éteignant. Windane arracha le bijou pour le broyer dans son poing. Elle pouvait y arriver.
Un à un, les talismans s’éteignirent sous la brûlure du feu. Ses poignets, ses chevilles. Le collier de Lyron. Elle ne marqua qu’une seconde d’hésitation avant d’arracher la chaîne de son cou. Elle alla rejoindre les menottes brisées tombées à ses pieds. Le métal rougi n’avait émis qu’une maigre résistance. Il fallut un peu plus de temps pour se libérer des chaînes qui retenaient ses jambes, mais une fois qu’elle eut brisé la serrure, elle se retrouva libre de ses mouvements.
Dans le couloir, les gardes s’étaient figés pour écouter les bruits. Ils écarquillèrent les yeux quand la lumière rouge qui filtrait autour de la porte s’éteignit brusquement.
— La Rochelave ! Ce n’est pas possible…
Un choc contre la porte les fit tous deux sursauter. Ils échangèrent un regard inquiet, serrant les doigts sur leurs armes. Le coup retentit de nouveau, et la porte céda en arrachant des pierres au mur. La silhouette enflammée de Windane bondit dans le nuage de poussière.
— Plus un geste, démone !
Campés sur leurs pieds, ils la menaçaient de leurs lances. Windane se jeta en avant, propulsa ses pieds contre leur hanche tout en saisissant les lames rouges à mains nues. Les gardes retombèrent en fracas tandis que la fumée noircissait le tunnel. Il n’y avait plus que les flammes pour éclairer leurs visages tétanisés.
— Par pitié…
Ils levèrent les bras pour se protéger quand elle s’élança. Une seconde plus tard, elle retombait derrière eux pour poursuivre sa course. Pourquoi aurait-elle perdu du temps à les affronter ? Hosgen pouvait revenir à tout moment.
Elle courut plus vite qu’elle ne l’avait jamais fait. Ce n’était pas seulement un brasier sur ses mains, c’était tout un courant sur sa peau qui enveloppait ses membres et les poussait plus haut, plus loin. Portée par son élan, elle bouscula deux gardes qu’elle n’avait vu qu’au dernier moment. Ses mains leur arrachèrent les pendentifs de sang pour les brûler avant de repartir.
Une grille la séparait de la salle des gardes, où trois hommes en armure l’attendaient. Windane inspira et projeta son poing dans la serrure. Le feu accompagna son geste d’un rugissement. Le métal vola en éclat, libérant le passage. Les trois hommes faisaient bloc devant la porte opposée. Elle se rua vers le premier et projeta son poing vers son visage. Elle regretta son geste quand elle sentit les os se briser. L’homme s’effondra, le crâne ensanglanté.
— Non, je ne voulais pas…
Les gardes n’attendirent pas la fin de sa phrase pour se jeter sur elle. La carapace sombre se forma pour la protéger d’une épée. Windane lança sa main ouverte dans le ventre du plus proche. Le garde vola en arrière, s’assomma contre la table. Elle balaya d’un coup de pied le troisième. Il ne lui avait fallu que quelques secondes. La magie exultait, avide de liberté. Trop tard pour regretter. Elle enfonça la porte et grimpa l’escalier vers les étages supérieurs. Elle laissa sur son chemin une demi-douzaine d’hommes inconscients et autant de talismans brisés avant de parvenir à sa destination. La magie savait d’instinct où trouver Danakan. Elle sentait sa présence.
Windane accéléra en devinant la lueur rouge qui inondait la grotte au bout du tunnel. Le dragon était cerné de cinq lanciers, tous tournés vers elle, leurs armes pointées dans sa direction. Elle ne leur accorda pas un regard. Danakan ne sortait ni d’un rêve, ni d’une vision. Pourtant, il était exactement comme les créatures qui hantaient ses nuits depuis toujours.
Un corps puissant, surmonté d’un cou épais, la surplombait d’au moins deux têtes. Il avait un museau large dont dépassaient quelques crocs, et une mâchoire bien marquée sous les écailles sombres. Derrière ses joues, des jabots de taille réduite masquaient ses canaux auditifs, et plusieurs pointes noires suivaient la ligne de sa mâchoire, jusqu’à rejoindre deux petites cornes sombres au sommet de son front. Ses pattes antérieures aux muscles saillants se terminaient par quatre doigts pourvus de griffes acérées, leur donnant la forme de bras, presque aussi épais que ses pattes arrière. Il soutenait également son corps grâce à une queue puissante terminée par une flèche aussi noire que les piquants sur sa tête… et sans nul doute aussi tranchante qu’un sabre. Windane resta fascinée face au spectacle des écailles noires et luisantes aux reflets violets qui recouvraient l’ensemble de son corps. Lisses et dures comme des diamants noirs, exactement comme les siennes. Enfin, elle plongea son regard dans les pupilles du dragon, deux iris d’or fendus de noir, et perçut la souffrance qui en émanait. À son cou pendait la première Rochelave fabriquée de son sang. Windane serra le poing et poussa un cri de rage.
— Arrêtez-la !
Malgré le cri de leur camarade, les soldats eurent un moment d’hésitation. Finalement, ce fut Windane qui se jeta sur eux la première. Elle arracha sa lance au plus proche avant de propulser sa main. Les poumons vidés par le choc, l’homme fut projeté contre un autre garde, qui tituba. Windane s’empara de la lame rouge et laissa les flammes réduire à néant son pouvoir dans une fumée âcre, avant de se tourner vers le suivant. Elle ne remarqua pas celui qui survenait par-derrière et qui tenta de la transpercer. La lance dérapa, dessina une éraflure sur les écailles. Windane fit volte face en grognant. Elle profita que l’homme avait été déséquilibré par l’attaque pour le repousser du pied, vola son arme au passage pour en assommer un autre.
Il ne restait plus que deux Séides pour lui faire face. Le premier laissa tomber son arme et détala sans se retourner. Elle ramassa la lance, fit grésiller la Rochelave sous les flammes, puis jeta un regard de défi vers le dernier gardien. Elle changea d’expression en reconnaissant son visage.
— Len !
La lame rouge s’éteignit en fumant dans son poing mais Windane oublia de la lâcher. Le garçon de Watz, tétanisé, ne pouvait en détacher son regard. Sous cette armure, elle avait failli ne pas le reconnaître. Il avait gagné quelques centimètres, mais il arborait les mêmes taches de son, le même teint brun clair que Mezoa.
— Mais pourquoi… souffla-t-elle, incrédule, avant de comprendre. C’est à cause de moi. C’est ma faute, si tu es là.
Les mains tremblantes, il dressa son arme devant lui et cria pour masquer sa peur.
— Ne t’approche pas, démone !
Elle secoua la tête.
— Les démons se nourrissent de magie. Pas moi. Pas lui.
— Je ne veux pas écouter tes mensonges, monstre ! Éloigne-toi de moi !
Au lieu de ça, Windane s’avança vers lui. Elle marcha lentement, pour ne pas l’effrayer davantage. Elle saisit doucement le bout de sa lance et laissa la magie faire son œuvre. Len fut incapable de détacher ses yeux de la fumée noirâtre qui s’échappait de la Rochelave.
— Je regrette ce que je t’ai dit, reprit Windane. J’avais peur, moi aussi. Je n’ai jamais eu l’intention de te tuer, Len.
Elle marqua une pause, jeta un regard au dragon affaibli.
— Je ne cherche qu’à protéger les miens.
Le garçon de Watz lâcha la lance et recula contre le mur tandis qu’elle rejoignait le centre de la salle. Dans le regard de Danakan, Windane reconnut le signe de cet amour immense, de cette dévotion qu’il lui vouait. Elle lui sourit et caressa sa mâchoire d’une main de feu.
— Je t’avais dit que je ne t’abandonnerais pas.
Ses doigts trouvèrent le pendentif de Rochelave. Les flammes se refermèrent sur son éclat pour le consumer de l’intérieur. Elle sentait le souffle du dragon sur son visage, si ardent qu’il aurait dû lui brûler la peau. Seul un frisson de plaisir la parcourut.
La pierre céda d’un sifflement plaintif et Windane sentit la magie du dragon lui revenir enfin. Elle caressa les écailles de sa gorge à la recherche des entailles faites par Hosgen. Le sang ne s’écoulait plus mais le corps de Danakan ne parvenait à cicatriser de ces blessures infligées par une lame pourpre. Windane posa instinctivement la paume sur les plaies et ferma les yeux. Les mots trouvèrent d’eux même le chemin de ses lèvres. Des mots si familiers qu’elle se demandait comment elle avait pu les oublier.
— Wa win denda vye restelo. Que le feu t’apporte le souffle de la vie.
Des flammes teintées d’or s’échappèrent de ses mains, s’engouffrèrent dans les plaies. Danakan poussa un soupir cuisant qui souleva les cheveux de Windane. Elle sourit. Son feu ne brûlait pas le dragon, il le guérissait. Il réchauffait son cœur glacé, il gonflait ses poumons affaiblis, il nettoyait ses veines rongées par le poison. Sous les doigts de Windane, la peau se reformait, durcissait. En quelques secondes, le cou retrouva sa parure originelle, à peine marquée de cicatrices. Elle ouvrit les yeux et Danakan la caressa à nouveau de son souffle.
— Il est trop tôt pour me remercier, lança-t-elle. Nous ne sommes pas encore sortis d’affaire.
Il eut un mouvement de la tête et poussa un grognement. Il sembla à Windane qu’il désignait la muselière sur sa gueule. Elle fronça les sourcils.
— Les chaînes, d’abord.
Il grogna à nouveau pour la contredire. Alors Windane hocha la tête et obéit. Elle appela le feu à brûler comme jamais et la magie répondit. Le feu redoubla de puissance lorsqu’elle attrapa la muselière et fit rougir le métal. Elle n’eut qu’à tirer violemment pour la briser. Aussitôt libéré, Danakan s’agita pour l’avertir. Elle écarquilla les yeux et recula de plusieurs pas.
Il inspira longuement pour remplir entièrement son abdomen. Puis il pencha la tête vers le sol et, dans un râle, relâcha la puissance hors de sa gueule. Le brasier se déversa dans un rugissement assourdissant, recouvrant le dragon d’un torrent de flammes. Il brûla ainsi dans une aura de feu pendant de longues secondes avant que les flammes ne perdent en puissance et disparaissent peu à peu.
Une fumée s’élevait tout autour de lui et Windane sourit en réalisant que Danakan avait fait rougir l’ensemble de ses chaînes. Elle le vit bander ses muscles, soulever son corps et pousser, lutter contre ses entraves, tandis que sa queue se levait pour fendre les maillons de sa lame noire. Enfin, dans un gigantesque craquement, les chaînes volèrent en éclat autour de lui. Windane leva le bras pour se protéger des éclats incandescents. Lorsque la pluie de métal cessa, elle croisa le regard du dragon qui observait son bras couvert d’écailles, pareilles aux siennes. Il planta ses yeux d’or dans les siens. Respect, confiance, amour. Elle ne s’était jamais tant sentie à sa place.
Danakan dressa le cou et fouetta l’air de sa queue enfin libre. Son corps doubla de volume quand il déploya les ailes. Au même instant, Len poussa un cri terrifié. Il était resté contre le mur, incapable de faire un geste ou de détacher ses yeux du dragon. Danakan pivota vers lui avec une rapidité que son poids ne laissait pas présager.
— Seigneur Hosgen vous arrêtera, gémit le garçon, il vous détruira !
Danakan ignora ses menaces, tourna la tête vers la galerie par laquelle Windane était arrivée. Sa voix porta sans qu’il eût besoin d’ouvrir la gueule.
D’autres arrivent.
Windane hocha la tête.
— Quittons cet endroit.
Danakan se propulsa vers elle en une seconde, poussé par les muscles puissants de ses pattes. Il pencha le cou en avant et replia une aile pour l’inviter à prendre place sur son dos. Elle poussa sur ses jambes sans attendre. Ses écailles étaient dures et si effilées qu’elles auraient pu lui entailler la peau, mais leur contact donna à Windane un sentiment de déjà-vu. Elle trouva instinctivement sa place au niveau des épaules pour agripper ses clavicules. Tout lui paraissait si naturel.
Une petite dizaine d’hommes déboula dans la grande salle par l’entrée basse au même moment. Ils eurent la vision furtive d’une jeune femme, les mains en feu, qui chevauchait un dragon. Leurs silhouettes disparurent au son d’un rugissement.