Windane percevait les muscles du dragon sous ses cuisses. Danakan vibrait d’une force contenue, retenue par la galerie. À chaque bond, son museau expirait une brume ardente qui soulevait ses cheveux. De ses pieds nus, appuyés sur la base de ses ailes, elle percevait la tension de son corps compacté, brûlant du désir de voler.
— Plus qu’un petit effort, nous approchons de la surface, l’encouragea-t-elle.
Ils avaient remonté la galerie principale et approchaient du but, elle le sentait à ces effluves salées qui flottaient dans l’air. Mais Danakan ralentit brusquement. Windane dut contracter tous ses muscles pour ne pas être projetée au-dessus de sa tête.
Nous ne passerons pas. Ils bloquent les portes avec leurs talismans.
— Tu n’as qu’à te servir des flammes, ils seront forcés de s’écarter !
Je n’ai pas encore la magie du feu. Et je ne pourrais rien face à leurs lances.
— Mais je t’ai vu utiliser le feu pour te libérer des chaînes !
Ce n’était pas mon feu, mais le tien.
Chacun de ses mots résonnait en images dans son esprit. Elle comprit sans avoir besoin de l’interroger davantage : En posant sa main sur son cou, Windane n’avait pas seulement guéri ses plaies, elle lui avait aussi transmis une part de sa magie. C’était ce dont il s’était servi pour briser les chaînes.
— Dans ce cas, c’est à moi de les affronter !
Il sembla réfléchir à la proposition, puis secoua doucement le museau.
Leur lance me transpercera le cou avant que tu les aies vaincus.
— Comment peux-tu en être certain ? Tu dois me laisser essayer !
Les dragons voient au-delà du présent. Il est vain de lutter contre le temps déjà établi.
Elle secoua la tête à son tour, désemparée. Les gardiens remontaient vers eux, on entendait le bruit de leurs bottes résonner dans le tunnel. Windane poussa un grognement de rage. La liberté était pourtant si proche !
Il existe peut-être un moyen, hésita Danakan.
Elle se pencha vers son oreille, le cœur battant.
— Dis-moi !
Tu peux peut-être partager ta magie comme le font les dragons. Si tu as pu le faire pour me guérir, tu peux sans doute le faire pour me donner ta force. Alors, je pourrais les combattre en ton nom sans craindre le Sang Pourpre.
— Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? Faisons cela !
Le dragon secoua la tête, indécis.
Jamais les humains n’ont pu faire don de la magie. Lorsqu’un dragon le fait, elle met des années à grandir de nouveau dans son corps… Le temps ne me dit pas ce qui se produira pour toi.
— Parce que je ne suis pas Sang de Dragon, c’est cela ?
Tu es jael na win : Sang de Feu, confirma Danakan. Ta magie est différente. Tu pourrais la perdre à jamais.
Windane ferma les yeux.
— Rester et affronter Hosgen, ou offrir ma force et partir ?
Toi seule peux décider.
Elle esquissa un sourire ironique. Perdre sa magie, n’était-ce pas ce dont elle rêvait depuis toujours ? Et voilà qu’elle hésitait. La pensée d’Hosgen acheva de la convaincre. S’ils ne parvenaient pas à s’échapper avant son retour, il les tuerait tous les deux. Il finirait par céder à ses pulsions meurtrières, cette furie qu’elle voyait se dessiner chaque jour davantage dans ses yeux.
Le dragon lut la réponse dans son cœur, mais attendit de l’entendre prononcer les mots.
— Je te fais confiance, Danakan, comme jamais je ne m’en serais crue capable. Nous sortirons d’ici ensemble, quoi qu’il arrive. Ma magie est à toi, dis-moi simplement comment faire.
Il fit un mouvement de tête pour accepter sa décision.
Tu dois prononcer le Pacte.
Un dragon au pied d’une tour lumineuse, des centaines de personnes autour de lui, des dizaines d’ailes sombres dans le ciel. Danakan la laissait entrevoir une partie de sa mémoire, cherchant les mots rituels à prononcer. Windane laissa les paroles couler hors de ses lèvres, comprenant leur sens au travers de son esprit.
— Khalei wa oon ohma ohl suan…
« Pour que mon destin soit le tien… »
— Khalei wa oon luena anokon…
« Pour qu’un nouveau destin nous unisse… »
— Le ohl ma ohma desten !
« Je te confie la magie qui est mienne ! »
Le temps s’arrêta brusquement. Les muscles de Windane se figèrent, sa respiration se bloqua, l’air s’immobilisa dans ses poumons. Elle n’entendit plus les bruits de pas qui approchaient, ni la respiration puissante du dragon qui résonnait dans le tunnel. L’univers s’était pétrifié tandis que la magie flottait, hésitante, entre leurs corps. Puis le flux s’inversa brusquement. Toute la magie de Windane fut aspirée vers le point d’origine qui l’avait vue jaillir. Elle pénétra sa peau comme un millier d’aiguilles brûlantes. Le feu remonta en rongeant les muscles de ses bras et écrasa ses côtes en gagnant son cœur. Tétanisée par la douleur, Windane était incapable de crier. Le feu s’enfonça dans ses doigts sans s’éteindre pour remonter jusqu’aux épaules. Il brûla chaque veine, chaque muscle sur son passage, déchirant la moindre cellule de son corps. Toute cette magie se concentra dans son cœur en un point compact, une boule qui comprimait son buste. La pression était trop forte, trop puissante. Windane avait l’impression que son corps allait se rompre sous cette masse, se déchirer à cause d’elle. Un filet de sang s’échappa de ses lèvres tandis qu’elle implorait la mort de venir enfin.
Assez !
Ce moment, qui lui parut une éternité, ne dura pourtant d’une fraction de seconde. Un battement de cœur plus tard, tout s’inversait, comme une vague après le reflux de la mer. L’air s’échappa de sa gorge. La pression accumulée se propulsa dans ses bras. Elle se déversa en un torrent chaud dans ses artères, explosa hors de ses mains pour rejoindre Danakan. Le dragon plia les pattes sous le poids de ce qui déferlait en lui. Windane poussa un cri de douleur en sentant la magie brûler ses paumes. Elle voulait rompre ce lien qui la soudait à lui, mais le pouvoir d’attraction était trop puissant. Rien ne pouvait plus inverser le sort, rien ne pouvait plus retenir l’énergie. Elle jaillissait avec une telle violence que Windane fût certaine de mourir. On lui arrachait le cœur. On lacérait ses mains. On aspirait sa vie.
Lorsqu’elle n’eut plus un souffle d’air dans les poumons, lorsqu’il n’y eut plus la moindre étincelle dans ses paumes, elle tomba en avant, incapable de se retenir. Danakan se dressa pour rattraper son corps chancelant tandis qu’elle s’écroulait tête la première contre sa nuque. Windane ne percevait plus ses jambes, ses bras, ses sens. Aucun muscle ne daignait lui obéir. Si ses poumons n’avaient pas repris d’eux-mêmes leur rythme régulier, elle n’aurait pas eu la force de le faire. Elle était inerte sur Danakan, les yeux mi-clos, ne voyant plus que des ombres troublées.
Sa magie envahissait le corps du jeune dragon, remplaçant la moindre trace de sa propre énergie. Le feu s’engouffra dans sa gorge, dans son ventre, jusqu’à tourbillonner dans ses entrailles. Une fois lovée dans son poitrail, la magie s’apaisa, et le corps de Danakan se mit à irradier de cette aura rougeoyante qui avait appartenu à Windane quelques instants plus tôt. Même hors de son corps, la magie ne la quittait pas. Elle se déployait dans le dos du dragon pour la réchauffer.
Je prendrai soin de ta puissance, Sang de Feu.
Il sentait le corps de Windane sur ses écailles. Un poids si faible, à peine une caresse.
Je te protégerai.
D’un doigt seulement, Windane effleura son cou.
Libère-nous, pensa-t-elle.
Danakan releva un peu ses ailes pour lui créer un cocon protecteur, puis jeta un regard en arrière. La voûte se paraît déjà de l’éclat de la Rochelave de leurs poursuivants. Le feu hurla de colère, arrachant un grognement furieux à la gorge du dragon. Danakan n’était qu’un corps au service de sa volonté, et le feu ne demandait qu’une chose. Il ne demandait pas le sang, il ne demandait pas la vengeance. Il lui ordonnait seulement de la protéger, elle.
Le dragon se retourna tant bien que mal dans le tunnel étroit, resserra son aile sur Windane pour la retenir. Il planta ses griffes dans le sol jusqu’à provoquer des fissures dans la pierre et inspira profondément, remplissant le moindre espace de son abdomen. La magie se diffusa dans ses poumons gonflés et chargea l’air de leur pouvoir destructeur. Son ventre était un volcan sur le point de céder. Le poitrail gonflé, Danakan bloqua son souffle une fraction de seconde. À l’instant où il ouvrit la gueule, l’énergie s’embrasa dans sa gorge. Danakan poussa un rugissement assourdissant et expulsa le feu en une vague de lave dans la galerie. Il lécha les murs voûtés et dévala le tunnel en direction de leurs poursuivants.
Danakan vida ses poumons jusqu’à la dernière flammèche. Le brasier surpassa tous les bruits, y compris les explosions de la roche, si bien qu’il n’entendît aucun cri, aucun bruit de pas. Mais il n’avait pas besoin de les entendre. Il savait que leurs poursuivants avaient rebroussé chemin. Peut-être certains n’en avaient-ils pas eu l’occasion. Peut-être avaient-ils été pris de cours par le feu. Lorsqu’il ne resta plus qu’une vapeur sombre qui s’élevait des pierres, Danakan scruta le tunnel du regard, sans apercevoir la moindre lueur écarlate. Un grognement s’échappa de sa gorge fumante.
Il reprenait son souffle et sentait son cœur ralentir enfin. La chaleur dans ses veines se dissipait à mesure que la magie s’apaisait. Il espérait que les hommes avaient eu le temps de fuir, que les flammes n’avaient pas servi à donner la mort. La magie n’était pas faite pour tuer. Pourtant, elle était prête à tout pour Windane, y compris à le détourner de ses convictions.
Il songea au corps inerte sur son dos. Elle était si jeune, si faible. Comment avait-elle pu résister à ce pouvoir aussi longtemps ? Une fois encore, il sentit la vague de chaleur s’embraser dans son poitrail. Il bloqua sa respiration et parvint à contrôler la pulsion de rage qui montait en lui. Il devait agir, ou le feu aurait raison de lui.
Danakan fit volte face et s’élança en direction de la sortie. L’énergie qui circulait dans son corps lui donnait une nouvelle puissance, si bien que lorsque ses pattes le propulsèrent en avant, il sentit Windane glisser dans son dos. Il resserra l’étreinte de ses ailes avant de tourner la tête dans sa direction, inquiet. Tout à coup, il vit ses mains agripper à nouveau ses omoplates tandis qu’elle redressait la tête, pantelante.
— Je peux… tenir…fit-elle d’une voix essoufflée avant d’esquisser un sourire.
Déjà tes muscles te répondent ! Tu es plus forte qu’un dragon, Sang de Feu.
Elle souleva la main et laissa retomber son poing sans force contre ses écailles.
— Mon nom est Windane ! gronda-t-elle.
Il inclina la tête avec respect, alors même qu’il écorchait son nom.
Accroche-toi à moi, Winahane. Nous allons retrouver la liberté.
Elle répéta son nom encore pour le corriger, son murmure se perdit dans le souffle qu’il souleva en s’élançant. Avait-il déjà connu pareille vitesse ? Ses muscles étaient dotés d’une énergie presque trop rapide. Le flux du temps filait sous ses yeux, le monde s’élargissait au-delà des frontières. Il concentra son attention sur les gardiens qui attendaient aux portes des tunnels. Sept étaient déjà en poste, d’autres n’allaient pas tarder à les rejoindre, leurs silhouettes se glissaient dans l’avenir. Il devait agir vite et avec prudence. Le feu n’avait que faire des morts, mais Danakan rechignait à verser le sang. Ces hommes n’étaient que les victimes de la folie d’Hosgen.
Il freina instinctivement en percevant l’éclat des talismans. Ses membres s’étaient raidis par réflexe, son corps attendait la douleur. Elle ne vint pas. Le feu de Windane glissait en volutes rebelles sur ses écailles, refusant de se laisser corrompre. Danakan poussa un grognement de satisfaction.
Plus qu’un obstacle ! Reste à l’abri de mes ailes, elles masqueront ta présence.
Il devina l’opposition de Windane dans la crispation de ses doigts. Malgré sa fatigue, elle voulait combattre à ses côtés. Il l’empêcha de protester.
Tu n’es pas en état de te battre et je serai incapable de te protéger de mes coups dans ces tunnels.
— Je ne crains pas tes coups, dragon ! lança-t-elle d’un air de défi en le cognant d’un poing maladroit.
Un sourire se dessinait sur ses lèvres, il pouvait le visualiser dans ses pensées. Il soupira de soulagement. Elle se laissait glisser plus bas dans son dos, à l’abri des regards.
Tu auras maintes occasions de me défier lorsque nous aurons regagné notre royaume.
Elle ouvrit de grands yeux, ébahie par la promesse de ce monde qu’il dessinait dans ses pensées. La jungle et la lumière, voilà où était sa place.
À présent, c’est à mon tour de te venir en aide.
Sans lui laisser le temps de protester, il traversa la dernière galerie, pour se retrouver face à la double-porte, bardée de métal planté dans le sol. Trois maigres épées étaient venues compléter le rang des derniers lanciers qui la gardaient. Danakan lorgna leurs pointes écarlates et poussa un rugissement.
— Nous n’avons rien à craindre de lui, s’exclama leur chef, la Rochelave nous protège !
Poussé par le feu qui brûlait dans son ventre, Danakan voulut bondir pour lui prouver le contraire. Il refusa de céder aux pulsions de la magie et se contenta d’avancer d’un pas en dévoilant ses canines : cette image suffisait à mettre en déroute la plupart des créatures vivantes. Les Séides se raccrochèrent à leurs armes, bien décidés à maîtriser leur peur. Les pieds ancrés dans le sol, ils brandirent les lances devant eux. Aussitôt les lames rouges s’illuminèrent, nourries par la magie qui irradiait. Le grognement de Danakan se perdit en gémissement dans sa gorge lorsqu’il inclina la tête, tel un vaincu. Il plissa les yeux de douleur, plia ses pattes avant et laissa échapper un cri plaintif, provoquant les éclats de joie de ses adversaires.
— Je ne sais par quel hasard tu as pu parvenir jusqu’ici, démon, mais c’est la fin de ta course !
Le lancier osa avancer vers lui, pointant sa lame en avant. Il fit signe aux trois autres de le suivre.
— Vous croyez qu’il vous comprend, capitaine ?
Le meneur jeta un regard de défi à Danakan, qui dut faire un effort de concentration pour résister à l’envie de lui asséner un coup de mâchoire.
— S’il ne comprend pas mes mots, il comprend au moins ça ! répondit-il tout en posant la pointe de sa lame sur son cou.
Lorsque la lance frôla ses écailles, Danakan baissa la tête, sans pour autant perdre de vue son adversaire. L’homme ne devait pas percevoir sa ruse. Il poussa une nouvelle plainte à faire trembler les murs, afin de prouver aux autres gardiens leur victoire. Il ne ressentait pourtant aucune brûlure dans ses entrailles, mis à part celle, chaude et impatiente, de la magie de Windane. L’énergie se déployait vers la Rochelave, cherchant à les charger de puissance jusqu’à les faire imploser.
— On l’encercle ! ordonna le capitaine, les autres vont arriver avec les chaînes !
Les lanciers approchèrent d’un pas moins assuré que leur chef.
— Et si c’était un piège ?
— Ne sois pas sot, que veux-tu qu’il fasse à présent ?
Le gardien observa son camarade tandis qu’il contournait le dragon pour se poster dans son dos. Il avança à son tour, fronçant le regard en rejoignant sa place. Le chef, le seul qui avait osé s’adresser à Danakan, continuait à lui chatouiller les écailles de sa pointe en Rochelave, croyant le torturer. Il glissa la pointe de la lance jusqu’à la base de sa nuque.
— Voyez donc ce que nous avons là ! fit-il d’une voix enjouée, il ne s’est donc pas échappé tout seul…
Windane se crispa quand le lancier avança son arme dans sa direction. Elle n’avait pas même la force de se saisir de la lame pour la repousser.
— La démone ! lança-t-il. Ainsi, tu as fait alliance avec lui !
Il se tourna vers les trois hommes restés aux portes.
— Emparez-vous d’elle ! Je suis certain que le Seigneur Hosgen voudra lui donner une…
Danakan ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Avant même que les trois épées n’aient réagi, il attaqua, poussé par le besoin de protéger Windane. Sa queue fut la première à frapper. Elle fendit l’air pour attaquer les gardiens dans son dos et décapita leurs lances. Les deux pointes n’étaient pas encore tombées au sol qu’il relevait sa queue pour projeter les hommes contre les parois du tunnel. Au même moment, il mordait dans la lance du gardien sur sa gauche pour le faire lâcher prise. Le lancier déstabilisé tomba au sol ; Danakan le chassa d’un coup de patte contre le mur opposé avant de briser son arme d’un coup de mâchoire.
— Plus un geste, dragon, ou elle est morte ! cria le capitaine.
Il maintenait sa lame rouge sous la gorge de Windane, condamnée à dresser la tête pour éviter un coup fatal. Il risquait à tout instant de l’égorger, car sa peur et sa surprise lui faisait perdre l’habileté de ses mouvements, mais Danakan fut plus rapide. Il utilisa le plat de sa lame de queue pour le projeter violemment contre le mur. Poussé par la colère du feu, Danakan fut incapable de retenir sa force et sentit plusieurs côtes se briser sous le choc. Le capitaine des lanciers convulsa, les poumons vidés par l’impact. Le dragon retroussa les babines à quelques centimètres de son visage. L’homme écarquilla les yeux de terreur, la peur dégoulinant en sueur sur son front. Il aurait suffi d’un coup de crocs pour le décapiter.
La magie implorait Danakan de pousser un rugissement de feu, de brûler jusqu’aux os cet insolent qui avait menacé Windane. Ses poumons s’emplirent presque malgré lui, savourant l’air qui condamnait le gardien imprudent. Pressentant le sort qui l’attendait, l’homme laissa échapper un gémissement plaintif tandis que l’urine humidifiait ses jambes.
— Par les Fondateurs…
Ce nom ! C’était un véritable appel aux flammes. Danakan dut user de toute sa volonté pour retenir sa magie. L’énergie bouillonnait dans son poitrail. Son pouls battait si vite qu’il n’était plus qu’un torrent de lave sous des écailles rougies de pouvoir. Il s’obligea à refermer la gueule, contractant les muscles de sa mâchoire pour empêcher le feu de s’échapper malgré lui, mais ne put empêcher ses naseaux d’expulser une bouffée d’air brûlant. Le capitaine des gardiens poussa un hurlement atroce. Quand Danakan le libéra, il roula au sol en gémissant, levant des mains tremblantes vers son visage meurtri. Ces cris n’étaient pas suffisants pour apaiser les flammes. Danakan releva la tête et planta son regard d’or sur les trois gardes restants.
— Gardez vos positions ! ordonna celui du milieu.
— Le capitaine… gémit un autre, tu as vu ce qu’il a fait au capitaine ?
— Tu préfères affronter le dragon, ou affronter la colère du Seigneur Hosgen ?
Danakan entendit clairement le gardien déglutir.
— Le dragon… souffla-t-il à regret.
Danakan se propulsa vers eux en grondant. Deux assaillants se ruèrent vers lui, épée en avant, tandis que leur supérieur restait immobile devant la porte. Une poussée sur ses pattes arrière, et le dragon se souleva suffisamment du sol pour atterrir sur eux. Leurs épées rencontrèrent les griffes de ses pattes antérieures, dérapèrent sur la peau d’écailles. Les pattes de Danakan se refermèrent sur leurs torses plaqués au sol. Presque à regret, il bascula son poids vers l’arrière pour ne pas les écraser. Ses dents n’étaient plus qu’à un mètre de leur chef planté devant la porte. Windane se redressa sur sa nuque.
— La clé !
— Je… Je ne l’ai pas… Aucun de nous… bégaya-t-il. Seigneur Hosgen…
Elle baissa les yeux sur Danakan. Ils se comprirent sans prononcer un mot.
— Alors écarte-toi, ordonna Windane.
— Seigneur Hosgen… Seigneur Hosgen me tuera…
Il suffit à Danakan de révéler ses crocs pour anéantir ce qui lui restait de courage. L’homme s’écarta en rampant contre le mur, terrifié. Danakan se décida à libérer les deux prisonniers sous ses pattes. Windane les chassa d’un signe de tête.
— Partez avant qu’il ne change d’avis : il n’a pas encore eu son déjeuner.
Elle semblait s’amuser de leurs regards atterrés. Danakan ajouta un claquement de dent à sa menace pour les obliger à accélérer. Les plus solides donnèrent les bras aux blessés et déguerpirent vers l’escalier le plus proche.
— Nous y sommes presque…
Encore quelque temps, et tu retrouveras les nôtres.
— Même si nous n’y parvenons pas, Danakan… Merci.
Je te ramènerai chez nous, Sang de Feu…Windane.
Elle hocha la tête, et agrippa fermement les épaules du dragon.
— Allons-y.
D’un coup de patte, Danakan envoya les pointes de Sang Pourpre contre la porte. Puis, les griffes plantées dans le sol, il inspira pour remplir ses poumons. De l’air, encore et encore, de l’air qu’il sentait chauffer en lui. La magie vibrait d’impatience sur son corps, s’agitait sur ses écailles. Quand son buste sembla prêt à éclater, il ouvrit la gueule pour relâcher sa puissance en un terrible rugissement. Le feu était si intense que Danakan sentit la chaleur craqueler les parois de pierre, avant de se jeter en gerbes rougeoyantes sur la porte. Le poison de la Rochelave siffla en vapeur noirâtre tandis que les flammes léchaient le bois et le métal. Une nuée de cendres et de fumée emplissait le tunnel. Le dragon n’attendit pas plus longtemps.
Le brasier était encore vif lorsqu’il se propulsa en avant, tête baissée. Il pénétra dans le tourbillon de flammes. Il ne pivota qu’au dernier moment pour lancer sa lame de queue sur les barreaux et briser ainsi les renforts de la porte. Les débris se répandirent sur son dos, explosèrent en un millier d’éclats emportés dans les vagues de flammes. Danakan traversa la chaleur pour se retrouver à l’air libre. La fureur de l’incendie laissa place à l’éblouissement du soleil ; l’aube naissante venait les accueillir.
— Maintenant ! entendit-il hurler au-dessus d’eux.
De la masse imposante du grand donjon qui les surplombait, Danakan n’eut le temps d’apercevoir qu’une dizaine d’archers, puis les pointes rouges foncèrent vers eux. Des dizaines et des dizaines de flèches de Rochelave en lames si fines qu’elles pourraient se glisser entre ses écailles. Il voulut s’envoler pour les éviter, la magie lui refusa : ses ailes étaient la seule protection de Windane. Danakan poussa un grognement enragé et s’élança en courant pour fuir sur le chemin.
— Tirez ! entendit-il hurler dans son dos. Ne vous arrêtez pas !
Les flèches volaient autour de lui, griffaient son dos, son ventre, sifflaient à ses oreilles. La plupart dérapaient sur ses écailles, ne faisant qu’érafler sa peau ou ses ailes. Il voyait les rochers, droit devant lui, cette falaise qui surplombait l’océan. Les ailes repliées, il courut à perdre haleine, bondit sur les pierres, offrant une cible parfaite aux archers le temps d’une seconde, puis disparut dans le vide.
L’air salé était si doux, l’océan si vaste sous eux. Il plongeait à sa rencontre, droit vers l’écume blanche qui s’écrasait sur les rochers. Il repéra les silhouettes de navires à l’horizon, il devina le détroit de Solastène sur le côté. Mais, ce qu’il regardait avant tout, c’était l’aube qui pointait son nez au-dessus des flots et ce ciel, ce ciel immense au-dessus d’eux. Danakan déploya brusquement ses ailes pour ralentir sa chute. Son corps fut soulevé juste avant de frôler la surface de la mer. À peine troubla-t-il la surface de l’eau, avant de s’élancer droit vers le soleil. Enfin libre, il battait des ailes vers l’immensité des cieux.
Il l’entendait rire dans son dos. Un rire si doux qu’il réchauffait son cœur. Elle avait lâché ses épaules ; il devinait sa silhouette, bras écartés dans le vent pour sentir la liberté la soulever, tandis qu’ils survolaient les flots à une vitesse folle. Ils sentaient les embruns sur leur visage, l’air de l’océan qui fouettait leur peau avec délice. Toutes ses sensations merveilleuses que Windane n’avait connues qu’en rêve.
Ils s’éloignaient rapidement du donjon. Le fort n’était déjà plus qu’une silhouette grise derrière eux. Alors, Danakan bifurqua, et, à regret, se détourna du soleil pour se rapprocher de la côte. Il longea la mer sans dépasser la hauteur de la falaise pour se masquer aux regards. Il vola aussi longtemps qu’il put… Ce qui ne dura hélas que trop peu de temps.
Il s’éleva au-dessus du sol, chercha des yeux une forêt suffisamment épaisse pour le dissimuler. Il battit encore des ailes, une fois, deux fois, mais ne pouvait maintenir sa hauteur dans le ciel. La douleur lancinante qu’il avait jusqu’alors choisi d’ignorer se rappelait cruellement à lui. Il se laissa planer vers le sol avant de se poser à faire trembler la terre. Ses membres s’étant dérobés sous son poids, il termina sa course en une chute chaotique au milieu des arbres.
— Danakan, qu’y a-t-il ?
Windane avait bondi de son dos et Danakan ne put que s’étonner de la vigueur de ses jambes. Déjà, elle pouvait marcher ! Elle se planta devant lui, paniquée.
— Les flèches !
Ses écailles en avaient arrêté la plupart, mais une demi-douzaine avait trouvé le chemin de sa chair. Quatre dans ses ailes, deux dans la partie tendre de son flanc.
Je ne regrette rien.
Elle lui lança un regard lourd de reproches tandis qu’il relevait ses iris d’or vers elle. Seuls ses muscles subissaient la blessure, le feu veillait à ce que leur pouvoir ne l’affecte pas.
— Tu aurais dû te protéger, s’indigna Windane.
J’aurais dû toutes les laisser pénétrer ma peau, rétorqua Danakan. Onze d’entre elles sont restées entre les mains d’Hosgen.
Elle acquiesça en serrant le poing, avant de pousser un soupir. Sa main avait saisi l’empennage d’une flèche insérée dans son aile.
— Attention, ça risque de faire mal…
Il poussa un gémissement plaintif lorsqu’elle tira d’un coup sec sur le projectile pour l’arracher. Elle passa une main compatissante sur la blessure.
— C’est tout ce que je peux faire sans magie… Courage !
Il retint ses gémissements pour les suivantes et serra la mâchoire pour s’empêcher de crier tandis qu’elle retirait chacune des pointes rouges. Elle les déposa devant lui, une à une, jusqu’à les avoir toutes arrachées à son corps meurtri.
Ton feu prendra le relais pour me soigner.
Le bouillonnement avait déjà commencé à se répandre dans son corps. La magie se mettait à l’œuvre pour cicatriser les plaies. Danakan posa les yeux sur le tas de flèches, dégoulinantes de son sang, qui scintillaient dans la pénombre de la forêt. Il sentait l’odeur de son propre sang, mélange de fer et de cendres, ainsi que le parfum âcre du Sang Pourpre. C’était une odeur de mort et de souffrance qui irritait ses naseaux, qui s’enfonçait dans ses poumons et réveillait le souvenir du néant. Il fit appel à la magie de Windane pour le faire taire. Une gerbe de flammes s’échappa de sa gorge, embrasant les pointes scintillantes. Windane s’approcha, posa une main sur son cou. Puis, côte à côte, ils regardèrent la Rochelave se consumer dans une fumée noirâtre qui libérait l’esprit de leurs frères.
C’est terminé, déclara Danakan lorsque la dernière volute de fumée s’éleva dans le ciel.
Il tourna la tête dans la direction de Windane, dont les pupilles sombres luisaient de larmes qu’elle refusait de laisser couler. Il ressentait la peine de son cœur.
— Ce n’est pas vraiment fini, n’est-ce pas ?
Danakan baissa la tête vers les cendres à leurs pieds.
Hosgen continuera à nous pourchasser. Il n’aura de cesse de nous traquer tant que nous resterons.
Il sentit sa main tressaillir sur les écailles de son cou, sans un mot de réponse.
Nayhidan t’attend.
Elle resta silencieuse, encore. Et puis, finalement, elle tourna la tête vers lui et il vit dans ses yeux la réponse qu’elle n’osait prononcer.
En restant à Ayjaell, tu permets à Hosgen de te retrouver. Il ne te laissera pas t’échapper une nouvelle fois.
Elle hocha la tête, mais leva sa main devant elle et serra le poing.
— Il n’aura aucun moyen de me retrouver. Il ne pourra plus sentir ma présence.
Alors, ce fut à Danakan d’acquiescer en silence. Windane se rendait compte, comme lui, que la magie avait délaissé son corps. Elle lui avait transmis toute sa force.
— Je suis désormais invisible aux Protecteurs… fit-elle d’une voix troublée.
N’était-ce pas ce qu’elle avait toujours souhaité ? La magie-flamme, disparue de ses veines. Ni bouillonnement, ni flamme dans son cœur. Pourtant la colère était toujours présente.
Alors, je t’attendrai.
Elle secoua la tête.
— Tu sais que c’est impossible. Hosgen doit déjà s’être mis à ta recherche. Si jamais il te retrouve…
Il ne me trouvera pas au Nord. Il ne pourra pas m’y suivre.
Le regard du dragon s’était porté vers les arbres, vers un monde qui se dessinait uniquement dans ses pensées.
— Qu’y a-t-il par-delà l’océan, Danakan ?
Notre terre. La terre des dragons et des Magens.
Elle se tourna vers lui, surprise par la familiarité de ce mot étranger.
— Ce sont d’autres Sangs de Feu, comme moi ?
Danakan eut un regard qui ressemblait à un sourire.
Il n’y a qu’une Sang de Feu au monde. Une seule Windane.
— Mais…
Elle n’y comprenait plus rien.
— Et Nayhidan ? Et ces voix qui m’appellent en rêves, qui sont-ils, alors ? Des… Dieux ?
Il secoua la tête.
Les Magens sont les hommes des dragons. Ce sont nos sœurs, nos frères, nos enfants. Nous sommes liés par la magie, comme tu l’es avec nous. Comme Nayhidan.
Windane ferma les yeux. Nayhidan… Rien qu’à l’évocation de ce nom, son cœur s’emballait. Elle ne connaissait de lui que ses yeux, que la chaleur de ses paumes, et pourtant… Quelque chose en elle brûlait de le rejoindre. C’était plus qu’une envie, un besoin. Un long soupir s’échappa d’elle. Un soupir triste et déchiré. Danakan percevait sa colère et sa frustration. Elle voulait le suivre, elle voulait les voir. Mais l’heure n’était pas encore venue.
Je transmettrai ton nom au peuple des Magens. Nous attendrons ton retour. Quand ton cœur sera en paix, tu nous retrouveras.
Ses pupilles étaient brisées de devoir la quitter. Elle était tout. Sa reine, sa fille, sa sœur. Elle était lui, elle était tous les dragons, tous les Magens, toute la lumière. Elle était la magie même. En avait-elle seulement conscience ? Elle était tout, mais elle n’était pas encore entière. Il voyait en elle cette ombre cachée, cette autre dont Windane n’avait pas le souvenir. Danakan la devinait, effleurant la surface de sa mémoire. Elle ne s’était pas encore révélée, mais le moment viendrait. Bientôt.
Un autre a besoin de toi aujourd’hui.
Windane hocha la tête, les yeux emplis de gratitude.
— Lyron, souffla-t-elle du bout des lèvres.
Danakan appela la magie à lui répondre. S’il ne pouvait l’emmener, il pourrait au moins la guider. Le pouvoir qu’elle lui avait transmis était si puissant que la vision lui survint en un instant. Il happa le regard de Windane pour lui faire partager le flux du temps.
Les rues de Solastène étaient encore désertes. On n’entendait que l’écho d’un combat qui résonnait dans la ruelle sombre. Des épées qui s’entrechoquaient, des cris. Et puis, soudain, le silence.
Lyron était à genoux et son arme gisait trop loin de lui pour l’atteindre. Il cherchait en vain une faille dans la garde de son adversaire, un homme en vert qui dressait une épée rutilante au-dessus de lui. Il proféra quelques menaces, mais le Protecteur ne l’écoutait plus, ne le voyait plus. Son visage impassible ne trahissait aucune peur. Lorsqu’il rouvrit les yeux pour affronter son assaillant, son regard était teinté de tristesse et de résignation.
— Ainsi donc, tu n’as pas peur de mourir ? lança son adversaire.
L’image disparut brusquement pour laisser place aux pupilles d’or du dragon. Windane tituba, troublée par l’intensité des images qu’elle venait de voir.
Va vite.
Elle passa la main sur le cou de Danakan, peinant à quitter son contact.
— Merci, Danakan. Merci pour tout.
Puis elle referma le poing et s’arracha à lui. Elle lui jeta un dernier regard, plein d’amour et de tristesse, avant de s’élancer à travers les arbres, ses pieds nus martelant le sol humide en silence.
Il observa jusqu’à la voir disparaître dans l’ombre. Un grondement plaintif monta alors de ses entrailles, enfla jusqu’à un rugissement de colère qui fit s’envoler le moindre oiseau à des lieues alentour. Lorsque le cri se perdit en échos, Danakan déploya ses ailes.