Je ne t'abandonnerai pas

Windane entendit la porte se refermer derrière Estelon et suivit le bruit de ses bottes. Vingt-cinq pas à gauche, puis l’escalier vers la surface. Elle inspira profondément, concentrée sur son souffle comme elle s’y était appliquée au cours des dernières heures. La visite du soigneur avait presque anéanti ses efforts. Il fallait oublier le monde extérieur et se tourner vers le flux qui tourbillonnait dans son ventre. Lyron lui avait appris à maîtriser son énergie. Elle n’avait plus qu’à se concentrer. Imaginer le tourbillon bouillant dans son cœur. Imaginer la chaleur de cette lave parcourant ses veines. Il lui avait fallu plus d’une nuit de méditation pour retrouver cette source dans son buste. Après cela, il avait fallu encore plusieurs longues heures pour empêcher la Rochelave de lui voler son énergie. Elle avait fini par comprendre qu’il était vain de lutter, car son avidité était trop grande. Il lui suffisait de sacrifier une partie de sa magie pour apaiser sa faim, tout en maintenant le reste de son pouvoir dans sa poitrine. Plus le temps passait, plus elle sentait grandir ses réserves. Elle avait fini par retrouver la chaleur familière dans son ventre, effaçant les tiraillements de ses muscles. Enfin prête. Elle leva le visage vers le plafond, vers cette présence qu’elle ressentait jusque dans son cœur. Pourrait-il l’entendre ? Elle ferma les yeux et tenta de l’imaginer, prisonnier de ses chaînes.

— Jael zhela anokon, murmura-t-elle.

Elle chanta l’incantation, concentrée sur son feu et celui qu’elle ressentait en miroir. Une fois encore, elle fut happée dans un gouffre noir qui emporta son esprit au-delà des murs.

La douleur lui coupa instantanément le souffle. Son ventre n’était plus que lave. Son cou entaillé par trois fois déversait un sang incandescent sur la dalle blanche.

Danakan !

Windane hurla pour ressentir la présence du dragon dans son esprit. La brûlure prenait le pas sur sa conscience.

Tu dois partir.

Elle fut soulagée d’entendre à nouveau la voix du dragon, si douce et si puissante à la fois.

Nous devons partir, corrigea-t-elle simplement, car elle était incapable de formuler des pensées plus longues dans un tel chaos.

Je ne suis qu’un parmi d’autres. Mais tu es unique pour nous tous.

Dans chaque parole qu’il lui transmettait, elle lisait une émotion si grande qu’elle ne pouvait la saisir. Il la chérissait comme son enfant, il la respectait comme sa mère, il la vénérait comme sa reine. Seul un dieu aurait dû mériter pareille dévotion.

Je ne t’abandonnerai pas, jura-t-elle.

Pouvait-il seulement imaginer ce qu’elle ressentait ? Dès l’instant où elle avait perçu sa présence, elle avait compris qu’ils étaient faits de la même magie. L’âme de Danakan résonnait dans son corps comme une partie d’elle-même. C’était ce que Nayhidan avait voulu lui montrer dans la jungle. Le même feu, le même sang. Les dragons faisaient partie d’elle tout autant qu’elle leur appartenait.

— Seigneur Hosgen !

La brûlure dans ses entrailles se dissipa quand Hosgen se retourna.

— Osmund, tu arrives à un moment propice. Je commençais à me lasser, fit-il en s’approchant du Protecteur.

Ce dernier jeta un regard en direction de Danakan. Il ne montra aucun signe de surprise, mais s’arrêta une seconde sur les yeux du dragon. Avait-il remarqué l’éclat noir qui cerclait désormais les pupilles d’or ? La haine de Windane transperçait dans les yeux du dragon. Dès l’instant où la cape violine était apparue dans son champ de vision, elle avait involontairement rompu le contact avec son hôte pour se focaliser sur l’horreur de ce qui se jouait sous ses yeux. Un Protecteur d’Ayjaell, au service des Séides ?

— Distrais-moi donc, Osmund, reprit Hosgen en se servant à une carafe de vin, quelles nouvelles m’apportes-tu ?

Le Protecteur détacha enfin son regard du dragon pour se tourner vers le Gardien Suprême. Il courba le dos avant de répondre.

— Tout est prêt pour demain soir, les conseillers du Roi seront présents au Temple. Vous serez bientôt invités en personne au palais, j’en suis certain.

— Je l’espère pour toi, remarqua Hosgen. Ou nous devrons faire selon ma première idée, et forcer un peu les choses. J’ai attendu trop longtemps dans l’ombre. Thylmor est un imbécile en plus d’un infirme ! Il fait honte à ses ancêtres !

— La santé du Roi a décliné, mais il reste maître de ses actes, Seigneur Hosgen. Il est encore trop tôt pour évoquer l’idée d’un régent. Une fois votre existence révélée au monde, en revanche…

Un geste du Fondateur l’interrompit. Osmund attendit en silence tandis que son maître buvait une gorgée de vin, pensif.

— Seule la Princesse pourrait encore poser problème, reprit Hosgen. Néanmoins, il lui faudra le soutien des Maîtres de la Pléiade pour accéder au trône. Cela pourrait jouer en notre faveur. Arrange-toi pour qu’elle te pense de son côté, Osmund. Nous la garderons à l’oeil.

— Ce sera fait, mon Seigneur.

— Et qu’en est-il de notre ami de l’Est ?

Le Protecteur courba le dos, crispé.

— Je reçois peu de nouvelles de Logas, s’excusa-t-il, Valonar est un Roi méfiant. On dit qu’il envisage l’achat d’une flotte de navires, mais je crains qu’il n’ait détourné son attention d’Ayjaell. Des logasars portant son emblème ont été aperçus au cours de la dernière expédition en… Terres du Nord.

La mâchoire d’Hosgen se contracta tandis que sa main se resserrait sur la coupe. Elle se brisa entre ses doigts et le vin gicla sur la cape du Protecteur, qui regretta aussitôt ses paroles. Il fit un pas en arrière, craignant que la fureur d’Hosgen ne s’abatte sur lui.

— La magie ne cessera donc jamais de les attirer ? Que doit-on faire pour rendre raison aux hommes, Osmund ? Tu vois comme ils sont faibles d’esprit sans mon aide !

Il fit volte face, le regard braqué sur Danakan, et cracha ses paroles comme une menace.

— Je ne laisserai pas votre pouvoir les détruire ! Tu m’entends, dragon ? J’effacerai votre magie de ce monde !

La haine qui émanait de lui glaça Windane jusque dans ses entrailles. Elle répondit d’un même regard plein de rage. Hosgen ne sembla pas le remarquer. Il s’était retourné vers le Protecteur. La voix encore teintée de colère, il lui rappela ses ordres.

— Cet échec est le tien, Osmund. À toi de ramener Sowr à la raison. Ayjaell doit rester son seul objectif.

Le Protecteur acquiesça, tête baissée.

— Le roi de Logas n’est pas facile à convaincre, s’excusa-t-il, mais j’ai un homme de confiance dans ses rangs. Nous trouverons un moyen.

— Je l’espère, reprit Hosgen. Je n’aimerais pas devoir regretter ma décision te concernant.

Le Protecteur essaya, en vain, de cacher un tressaillement.

— Lorsque j’aurais effacé la magie et regagné ma place, je saurai récompenser mes fidèles, Osmund. Sowr est le dernier rouage avant l’avènement d’une nouvelle ère.

Le Protecteur hocha gravement la tête et accepta la mission qui lui incombait.

Windane restait figée devant la scène qui se déroulait sous ses yeux, le cœur battant. Les paroles d’Hosgen se glissaient dans son esprit sans faire sens. Les révélations étaient trop grandes, trop aberrantes. Accéder au trône ? Convaincre Sowr de se tourner vers Ayjaell ? Il ne s’agissait plus seulement de fabriquer des talismans pour détruire la magie. Il s’agissait de déclencher une guerre comme celle qui avait ravagé le pays et transformé les collines en désert.

La douleur et la haine ont brisé son esprit, le vide est le seul espoir qui lui reste.

Danakan ! Elle fut soulagée de retrouver leur lien mais atterrée par ce qu’il ressentait. Ni peur, ni colère. Hosgen parlait d’utiliser les siens pour détruire le monde, et cependant le dragon n’éprouvait que tristesse et pitié. Elle s’apprêtait à l’interroger lorsque son attention fut à nouveau attirée par les deux hommes.

— Avez-vous pu tirer des informations de la fille ? demanda humblement Osmund.

Hosgen se détourna et garda le silence plusieurs secondes, une éternité pour Windane.

— La sang de dragon est un mystère, avoua-t-il, pensif. Je croyais connaître sa nature, je pensais trouver en elle la clé vers les dragons… Sa seule présence à Ayjaell prouve que nous sommes en échec. La magie a pénétré le royaume à notre insu, il nous faut agir plus vite pour y mettre un terme.

Osmund hocha la tête, hésita à reprendre la parole. Finalement, au bout d’un moment, il se décida à annoncer ce qui avait été la cause de sa venue.

— Seigneur Hosgen, je crains que nous n’ayons un nouvel obstacle, ici-même, à Solastène…

Il se crispa, prêt à recevoir la colère de son Seigneur. Cependant, Hosgen parvint à maîtriser sa rage. Il inspira furieusement entre ses dents serrées.

— Explique-toi, ordonna-t-il.

— C’est le Protecteur, Seigneur Hosgen. Il a survécu, je sens à nouveau sa marque. Il s’est mis à la recherche de la jeune femme et pourrait remonter jusqu’à nous…

Le souffle de Windane se figea dans ses immenses poumons de dragon.

— En quoi ce mortel devrait-il m’inquiéter ? fit Hosgen avec mépris.

— Il est devin, Sire. Maître Lyron a le don de double-vue le plus puissant d’Ayjaell.

Le cœur de Windane s’emballa. Elle ne put empêcher un cri remonter le long de sa gorge, qui se transforma en un grognement étouffé dans la gueule muselée de Danakan. Hosgen se retourna, surpris, et scruta le dragon d’un air à la fois curieux et agacé. Sans lâcher des yeux son prisonnier, il s’adressa à nouveau à Osmund.

— Tu dois l’arrêter avant qu’il ne parvienne jusqu’ici, déclara-t-il.

— Mais… Seigneur Hosgen, c’est un Maître de la Pléiade !

Hosgen se retourna et son regard, seul, suffit à faire tomber Osmund à genoux.

— Il s’est laissé corrompre ! s’exclama le Fondateur. Il n’est plus digne d’Ayjaell !

Le Protecteur trembla sous le ton de sa voix et baissa la tête.

— Vous avez raison, Seigneur Hosgen. Je vous demande pardon pour mon insolence.

Il attendit que le souffle d’Hosgen retrouve un rythme moins agité avant de reprendre :

— M’autorisez-vous à confier cette mission à mes disciples, Seigneur Hosgen ? Je ne peux faire usage de la marque sans risquer d’être mis en cause… Je ne cherche qu’à nous protéger…

Hosgen chassa cette idée d’un signe de la main.

— Je me moque de la manière dont tu t’en occuperas, Osmund.

La salle tournoyait autour de Windane. Son cœur battait la chamade tandis que des sentiments contradictoires l’envahissaient. Lyron, vivant ! La joie de le savoir en vie surpassait toutes les souffrances qu’elle avait pu subir, mais se mêlait à la terrible menace qui planait désormais sur lui. En cherchant à la retrouver, il mettait sa vie en danger.

Hosgen va revenir. Tu dois partir.

Alertée par Danakan, Windane releva les yeux et vit Osmund quitter la pièce.

Il va sentir ta présence. Il a déjà des soupçons.

Elle voulut protester.

Je ne peux pas t’abandonner, Danakan.

Hosgen s’en retournait déjà vers la fiole au produit noir, celui qui, mêlé au sang de dragon, créait les talismans.

Demain soir, reprit Danakan. Tu reviendras me libérer.

Comment le sais-tu ? Et s’il te blesse encore avant cela ? Je dois l’arrêter ! rugit-elle si fort qu’un grognement s’échappa de la gorge du dragon.

Hosgen se retourna brusquement.

Tu ne le peux pas. Seul Nayhidan le peut.

Soudain, elle sentit Danakan faire appel à sa magie pour remplir entièrement son corps. La chaleur emplit chaque veine, chaque muscle, repoussant le feu de Windane. N’ayant plus aucune prise sur le dragon, elle replongea dans le tourbillon noir qui la ramena dans sa cellule.