Le soleil à son zénith rendait le sentier éblouissant. La sueur coulait dans le dos d’Estelon tandis qu’il avançait sur le chemin du fort. Il avait beaucoup trop chaud sous sa cape. Le tissu semblait cuire sa peau et chaque frottement résonner d’une complainte familière : les gémissements de Calen au dernier jour de son calvaire, le souffle rauque de Lyron transpercé par l’épée, les cris de Windane aux griffes d’Hosgen. Ce n’était plus un vêtement qui pesait sur ses épaules, c’était les mains du Fondateur qui appuyaient sur sa volonté et l’obligeaient à courber le dos. Estelon aurait voulu arracher la cape émeraude et se terrer à jamais au fond d’un trou. Il ne désirait rien de plus que de quitter ce chemin, s’enfuir loin de Solastène pour ne jamais se retourner… Mais Hosgen le tenait, corps et âme. Il suffisait qu’Estelon touche le bord de sa capuche pour entendre Sa voix s’imprimer dans ses pensées.
Le premier pas vers ta rédemption…
Que ferait-il de lui s’il connaissait la vérité ? Estelon avait cessé de croire au pardon. La seule chose qui le retenait encore, c’était elle. Un démon. Un monstre de colère et de flammes. Il avait vu ce dont elle était capable, et pourtant la culpabilité le rongeait de l’intérieur. Chaque fois qu’on l’appelait pour soigner Windane, il accourrait la peur au ventre. Peu importait les regards assassins qu’elle lui lançait, du moment qu’elle respirait encore. Car il avait vu au-delà des flammes. Il avait vu son courage, sa fougue, sa beauté… Et cette peur d’elle-même qu’elle voulait tant cacher. Il n’arrivait plus à voir en elle le monstre qu’elle était censée être. Alors, quand il parvint au donjon et que Gabael lui annonça qu’on l’avait ramenée dans les cachots, Estelon ne put s’empêcher de pousser un soupir de soulagement.
— Tu dois te maîtriser ! le réprimanda le Prêcheur. Tu dois lutter contre l’emprise qu’elle a sur toi ! As-tu oublié ce qu’elle a fait à Osin ?
— Je ne fais que répondre aux ordres de notre Seigneur, se défendit Estelon. Il m’a demandé de veiller à sa survie… Mais je n’oublie pas ce qu’elle est vraiment.
— Un démon, compléta Gabael à sa place. Un monstre du même acabit que celui qui gronde désormais dans la salle de l’autel. Sans doute pire si j’en crois l’influence qu’elle a sur toi !
Le Prêcheur se tut pour relever les yeux vers la porte. Tous les gardes présents s’étaient redressés à l’entrée d’une cape violine, qui s’avançait à la rencontre de Gabael. Le Protecteur avait baissé sa capuche de manière à laisser voir le tatouage noir qui remontait en courbes et en symboles étranges de son dos jusqu’à son crâne rasé. Le teint olivâtre, il avait la carrure et la prestance d’un soldat. Estelon s’empressa de baisser les yeux.
— Maître Osmund, le salua Gabael en inclinant la tête, je ne vous attendais pas…
— Je viens voir le Seigneur Hosgen, répondit le Protecteur d’une voix sévère.
— Il a demandé à ne pas être dérangé jusqu’à l’Assemblée de demain soir à…
Gabael s’interrompit face à l’expression du Protecteur et s’inclina.
— Bien sûr, Maître. Je vous accompagne immédiatement !
Osmund s’avança dans le tunnel sans attendre, obligeant Gabael à se précipiter derrière lui pour le rattraper. Estelon resta planté là, le cœur battant. Il ne s’était pas attendu à croiser un Protecteur, encore moins celui-là. On disait d’Osmund qu’il était le bras droit d’Hosgen. Sa place auprès du Roi et son poste à l’Académie faisaient de lui le plus puissant des Gardiens, même Gabael était intimidé en sa présence. Heureusement, le Protecteur ne lui avait prêté aucune attention. Il souffla, libéré, avant de filer vers les souterrains. Il descendit les deux séries d’escalier jusqu’au dernier sous-sol et n’eut pas besoin de demander où elle était : les rayons écarlates qui filtraient tout autour de la porte suffisaient à se repérer. Estelon attendit, fébrile, que le garde déverrouille la cellule pour le laisser entrer. Il appréhendait toujours cet instant avant de la revoir. Dans quel état allait-il la trouver ? Au bord de l’asphyxie, le visage marqué de brûlures ?
La porte grinça sur ses gonds et déversa un flot de lumière qui lui fit plisser les yeux. Estelon n’eut pas le temps de s’habituer que le garde le poussait à l’intérieur pour refermer aussitôt à double tour. Il s’éloigna de quelques pas, trop heureux qu’un autre se charge de la prisonnière à sa place.
— Windane ? murmura Estelon.
Une fois ses yeux accommodés de la clarté soudaine, il la repéra assise en tailleur sur la paillasse. Sa respiration était étrangement apaisée, son corps immobile. S’était-elle endormie ? Il n’y avait que le sommeil pour faire cesser ses tremblements… Aussi, il sursauta quand elle ouvrit les yeux pour le toiser.
— Tu sens l’air de l’océan.
Il ouvrit la bouche, puis la referma. Elle avait parlé d’un ton neutre mais guettait sa réaction. Cherchait-elle à savoir où elle se trouvait, ou simplement lui reprocher son emprisonnement ? Il baissa les yeux vers les chaînes à ses poignets et changea de sujet.
— Vous devriez vous allonger, vous allez vous fatiguer à rester comme ça, dit-il avant de sortir un flacon de sa sacoche. C’est pour votre fièvre, j’ai essayé un mélange à base d’achillée…
— Tu peux la garder, je ne prendrai plus aucune drogue.
— Mais… Vos blessures…
Elle se contenta de secouer la tête, à son grand désarroi.
— Il faut vous soigner ! protesta-t-il. Il faut reprendre des forces avant qu’il…
Estelon n’osa pas prononcer les mots qui lui faisaient si peur. Peu importait : elle avait deviné à son expression l’émotion qui le torturait. Il avait laissé entrevoir, au-delà de la culpabilité, cette fascination qu’il éprouvait pour elle et cette crainte terrible qu’il avait de la perdre. Windane rejeta son affection avec une grimace de dégoût.
— Je ne veux rien qui vienne de toi, cracha-t-elle.
Il accepta sa colère et serra le poing. La haine de Windane valait mieux que les mensonges d’Hosgen. Elle n’était pas une illusion, elle était la preuve de sa prise de conscience. Oui, il n’était qu’un traître et un meurtrier.
— Rien ne pourra pardonner ce que j’ai fait, je le sais. Mais je ne veux que vous aider…
— M’aider ? Alors que tu regardes ton maître m’empoisonner chaque jour et que tu continues d’accourir à sa demande ?
— Mais que puis-je faire d’autre ? implora-t-il. Je n’ai pas de magie pour briser vos chaînes, ni d’épée pour lutter contre les gardes ! Si Hosgen apprenait seulement les pensées qui me hantent… J’ai vu ce dont il est capable. Que puis-je faire face à un Dieu ?
— Tu peux cesser de croire en lui. Tu peux le renier et partir.
— Et qui vous protégera ? Si je m’en vais, qui empêchera Hosgen de vous tuer ?
Elle ferma les yeux et inspira lentement.
— Je n’ai plus peur.
Estelon laissa retomber ses bras le long de son corps, abattu. Il ne pouvait le croire. Avait-elle accepté son sort sans plus se battre ?
— Et votre famille ? Et votre sœur ? insista-t-il.
— C’est toi, Estelon, qui leur dira la vérité. Lorsque je serai partie, d’une manière ou d’une autre, tu quitteras cet endroit et tu iras leur demander pardon pour ce que tu as fait.
— Lorsque vous… répéta-t-il avant d’écarquiller les yeux. Vous comptez vous enfuir ?
— Jure-le-moi !
Il acquiesça aussitôt, le cœur battant. Elle lui offrait une chance, une échappatoire. Mais à quel prix ? Il serait le témoin de sa fin. Il ne pouvait pas la quitter ainsi, sans avoir rien fait pour elle. Hosgen la tuerait, c’était une certitude. Le Fondateur percevait sa présence, elle n’aurait aucune chance de lui échapper, sauf si… Estelon écarquilla les yeux. Il avait entendu Gabael parler d’une Assemblée. C’était un pari fou. Un si maigre espoir pour elle, une traîtrise immense pour lui.
— Demain soir, souffla-t-il avant que le courage l’abandonne. Si vous devez vous enfuir, attendez demain soir. Hosgen sera parti.
Elle rouvrit les yeux l’espace d’une seconde, juste assez pour le toiser avec méfiance. Avait-elle cru à ses paroles ? Il attendit, espérant un signe de sa part. Elle se contenta d’un mot, prononcé comme un adieu, ou peut-être comme un espoir.
— Wamaden.
Il se mordit la joue pour s’empêcher de protester encore et resta agenouillé devant elle, scrutant une dernière fois son visage. Il dessina ses traits dans sa mémoire pour la garder intacte, pour capturer sa force et s’imprégner de son courage. Était-il fou de vouloir croire en elle ? C’était peut-être un signe de lâcheté, un regret qu’il conserverait jusqu’à la fin de ses jours… et pourtant il s’accrocha à cet espoir. S’il fallait renier ses dieux, alors il aurait foi en elle.