L’homme en noir, Tulsa
31 mai 1921
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Le blues, c’est l’âme qui s’égoutte.
Marc Dugain
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Mes bottes en peau de serpent frappent pas après pas le plancher de la gare de Tulsa. Ce matin, je suis le seul à en traverser le hall. Le martèlement des coups de botte forme une musique viscérale et accompagne chaque battement de mon cœur. Cette pulsation résonne dans la salle vide et se répercute sur les murs et sur le plafond. Je traverse cette gare comme j’entrerais en scène, la rythmique et la basse qui annoncent mon arrivée.
Et puis le tempo s’arrête. Je suis sorti de la gare, immobile, sur le trottoir.
Je me suis réveillé ce matin dans ce train. J’étais seul et je ne me souvenais pas comment j’y étais arrivé. Je ne connaissais pas non plus sa destination.
Je sais juste que ma tête me faisait mal. Debout sur ce trottoir, j’ai l’impression d’avoir passé la nuit dans une chope de bière et dans ma tête résonne un bruit de roue de machine à vapeur qui tape contre les traverses d’une voie ferrée. Je porte mon beau costume noir, je suis lavé et peigné mais j’ai encore l’esprit enfumé par l’alcool, les cigarettes et les chansons qui ont accompagné ma nuit et probablement celles d’avant.
Je jette sur la route la cigarette que j’avais allumée en descendant du train. En levant les yeux sur la rue, j’aperçois un gamin de sept ou huit ans, en loques, assis de l’autre côté de la rue. Ce gamin regarde dans ma direction mais il ne semble pas me voir. Je me demande ce que peut faire un gamin si jeune dans la rue à cette heure-ci, d’autant plus qu’il est seul. En fait nous sommes seuls.
Puis, je réalise que je suis agressé par une puanteur qui me submerge. C’est l’odeur du feu et de la poudre. C’est l’odeur du combat et du sang. C’est l’odeur de la peur. C’est une odeur que j’ai souvent connue tout au long de ma route et qui m’a marqué jusqu’au fond de mes tripes. Cette odeur de la peur et du désespoir, je la retrouve sur ce trottoir ce matin.
– Oh Seigneur, faites que je sois défoncé, et que je ne sois pas seul ce matin dans ce lieu où il n’y a plus rien de vivant ou de mort.
Veine prière, ce n’est certainement pas ici que je retrouverai le Seigneur !
Je sors mon paquet de cigarettes. J’en porte une à ma bouche. L’allume. Après un dernier regard au gamin de l’autre côté de la rue, je pose un pied sur la route et me dirige vers mon destin.