Sam Wallace, près de Tulsa
Quelques dizaines d’années
avant le 31 mai 1921
* * * 5 * * *
Mieux vaut brûler franchement
que s'éteindre à petit feu.
Neil Young
* * *
Alors qu’il retournait tranquillement vers le campement des poseurs de rails, le pas lourd, Sam repensa à sa discussion avec son meilleur ami.
– Donner mon âme au diable ! Quelle connerie ! Il faudrait déjà que je crois en Dieu pour croire au diable.
Il essayait de se rassurer. Même s’il n’était pas croyant, il savait, ou plutôt il sentait, qu’il ne fallait pas jouer avec les démons. Ne pas y croire ne veut pas dire qu’ils n’existent pas. Et puis, dans cette partie du Mississipi, le vaudou est largement pratiqué et les gens d’ici ne rigolent pas avec ça. Malheureusement, Sam commençait à perdre espoir. Il était gagné par l’indécision. Il avait écrit à Marie à de nombreuses reprises, sans succès. Il n’avait jamais reçu de réponse. Il commençait à imaginer son futur sur les routes, ou plutôt sur les rails, à travers tout le pays, sans attache, sans amour.
Alors qu’il pensait à cette promesse risquée, il fut stoppé net, abasourdi par un bruit assourdissant de locomotive qui s’arrêta juste à côté de lui dans un nuage de poussière.
Sam était terrifié. Il n’avait jamais entendu ce bruit ailleurs que sur les rails. Il était impossible qu’une locomotive, même petite arrive jusqu’ici. Sam senti une sueur froide lui couler dans le dos. Il ne faisait pas froid, mais il grelottait. La peur s’insinuait dans toutes les parties de son corps. Il se retint de lâcher sa vessie et il dut se contrôler pour éviter la panique qui pointait malicieusement le bout de son nez. Sa respiration était trop rapide pour reprendre son calme. Au bout de quelques secondes, qui lui parurent interminables, le bruit stoppa. Sam vit une masse noire, brillante sous le clair de lune, qui ressemblait à …. Qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait déjà pu voir.
Sam se trouvait face à une Cadillac Sedan Deville modèle 1959.
Cette voiture fantastique, – il faut noter que pour Sam le terme de voiture s’apparente seulement à la définition d’un wagon – ne sera produite qu’à partir des années quarante, un bond dans le temps. Cette voiture, noire, brillante sous la gibbeuse rouge, est habillée d’une immense carrosserie de trois mètres trente et six glaces latérales opaques. Sam a une vue directe sur l’arrière de la Deville et fait face aux immenses ailerons noirs qu’intègrent des feux rouges flamboyants et une calandre chromée qui reflète la lune. La Deville était extrêmement basse grâce à son châssis tubulaire en X et son ventre grondant semblait se frotter au tarmac de la rue.
Ayant retrouvé son sang-froid, Sam trouva que cette « chose » ressemblait à une diligence, plus basse et sans cheval pour la tirer. Ses roues à flancs blancs étaient minuscules et semblaient molles comparées à des roues de chariot, faites ni de bois, ni de métal comme les roue d’un train. A l’avant deux lampes extrêmement brillantes projetaient une lumière qui ne venaient pas de flammes.
Sam ne savait pas s’il devait hurler, attaquer, ou fuir le plus vite possible. La « chose » ne bougeait pas, alors il ne bougea pas non plus.
Et puis, ce qui ressemblait à une porte de diligence, s’ouvrit sur le côté de la « chose ». Sam entendit sortir de ses entrailles une musique qui ressemblait à celle qu’il avait entendu ce soir avec Dude. La musique du démon comme arguait les pasteurs évangélistes qu’il fréquentait peu. Et en ce moment il le regrettait.
Puis un vieil homme sorti, enveloppé de cette musique et suivi de deux blacks mastards. Quand il fut suffisamment approché il se mit à parler.
– Salut Sam. Je suis Hope et je suis venu faire un pacte avec toi.
« Nom de Dieu, jura intérieurement Sam, j’ai appelé le Diable ! »
Sam balbutia
– Vous … vous êtes quoi ?
Hope rit, d’un rire grave et caverneux.
– Non Sam, je ne suis pas le démon, ni même son serviteur. Je suis juste Hope, et je viens pour t’aider.
– Pourquoi voulez-vous m’aider ? Je n’ai besoin de rien.
– En es-tu certain, Sam ? N’y a-t-il pas un cœur à prendre à Tulsa qui attend que tu te décides. Je peux t’aider pour cela.
Sam fut effrayé de cette proposition. Il était évident que ce qu’il avait en face de lui était maléfique et il ne voulait pas lier la jolie Marie à un pacte démoniaque. Avec le peu de courage qu’il lui restait, il se braqua.
– Je ne veux pas de votre aide. Je saurai me débrouiller tout seul. Laissez Marie tranquille !
Hope arrêta de sourire.
Il devint grave sans être menaçant et dit :
– Mais je suis là Sam. Tu n’as plus le choix. Alors écoute, je vais te dire ce que tu vas faire. Tu vas retourner à Tulsa et séduire cette fille. Tu vas t’installer dans cette ville et y fonder une famille. Et puis un jour, c’est moi qui aurai besoin de ton aide. Alors je t’appellerai et tu répondras.
Le vieil homme sourit à nouveau d’un sourire malicieux, fixa Sam d’un regard intense pendant quelques secondes, puis fit demi-tour et remonta dans « la chose ». Le rugissement de locomotive des 325 bourrins du V8 de six litres quatre en aluminium réalésé de la Cadillac fit vibrer l’air autour d’elle. La Deville se mit en branle, lentement, pour disparaître au coin de la rue.
Quelques heures plus tard, Sam fut réveillé par un sifflet de locomotive. Il entendit les bruits de masse et de ferraille frappée. Sans ouvrir les yeux, il sentit les odeurs de métal cramé et de vapeur. Il était de retour au campement.
Sam avait la gueule de bois. Il se souvint d’un rêve oppressant. Il se dit qu’il avait certainement abusé de la bouteille encore une fois et il sentit une forte douleur à la poitrine. Il se leva péniblement en se reprochant ses excès.
– Décidément il faut vraiment que je lève le pied. Je ne me souviens même pas de mon retour au campement.
Il se dirigea vers son miroir accroché à un des piquets de sa tente, ouvrit sa chemise et découvrit sur sa poitrine gauche, un serpent noir tatoué. Le tatouage était encore sanglant. Sam s’approcha du miroir pour mieux observer ce serpent, et subitement il fit un saut en arrière. Le reptile était vivant ! Le serpent noir semblait onduler sur sa poitrine. Le serpent noir le fixait d’un regard perçant.
Il entendit alors le sifflement du serpent noir et tout devint obscur.
– Patron !! Patron !!!
C’était l’aide de camp de Sam qui essayait de le réveiller. Sam était allongé au milieu de sa tente, torse nu. Il se réveilla brusquement avec le regard hébété.
– Patron, ça va ? On vous attend sur le chantier. Les hommes attendent les instructions.
Sam se leva, bien réveillé cette fois, et commença par se rhabiller. Il jeta rapidement un coup d’œil angoissé au miroir et s’aperçu que le serpent noir avait disparu.
« Il faut vraiment que je fasse attention aux alcools frelatés qu’ils peuvent nous servir dans ces honky tonks. » se répéta-t-il. Et il suivit son aide de camp.
Sur le chemin, il demanda à son aide s’il avait vu Dude ce matin.
– Non patron, pas vu, doit encore gratter s’guitare.
Sam acquiesça et se dit que Dude rentrerait d’ici quelques jours où peut-être même dans quelques heures. C’était déjà arrivé.
Ils arrivèrent sur le chantier. Une bonne odeur de café chaud se rependait de la cafetière qui reposait sur le feu. Il salua ses hommes, prit une grande tasse de café qui commençait à brûler, et ils se mirent tous au travail.
Ce soir-là, Sam rentra sous sa tente pour se rafraîchir avant d’aller prendre un repas et un dernier verre de tord-boyaux avec son équipe. Il aperçut tout de suite que le petit Chen, un garçon chinois de treize ans qui gagnait sa traversée en distribuant le courrier, était passé. Ce qui surprir Sam, c’est qu’il y avait une bonne dizaine de lettres sur sa table.
– C’est curieux, pensa-t-il, je ne reçois jamais autant de courrier.
La surprise fut encore plus grande quand Sam comprit que toutes ces lettres venaient d’une seule et même personne. Marie !
Depuis leur première rencontre, Sam avait écrit plusieurs lettres à Marie mais n’avait jamais reçu de réponse. Alors pourquoi toutes ces lettres sont-elles arrivées le même jour ? L’US postal était en général plutôt bien organisée. Sam oublia le rendez-vous avec ses compagnons et se plongea avec un peu de trac dans la lecture de ces lettres. Une fois la lecture terminée, il mis ses quelques affaires dans son sac de voyage et quitta le campement, direction Tulsa.
La suite fut assez classique. Sam retrouva sa belle, la séduit, ils se marièrent et Sam fut embauché facilement à la gare de Tulsa. Ils vécurent heureux pendant quelques années. Marie tomba enceinte de jumeaux et malheureusement, décéda pendant l’accouchement.
Sam fut fou de chagrin. Ses beaux yeux bleus pâles étaient partis. Il alla alors se perdre dans un bouge sans nom, prendre une cuite comme il n’en n’avait pas prise depuis qu’il avait quitté la pose des rails. Et pendant qu’il se noyait dans une bouteille de bourbon à deux sous, la nuit de gibbeuse à Robinsonville lui revint en mémoire. Il crût alors comprendre le sens de ce pacte. Était-ce le prix à payer ? La vie de Marie pour quelques années de bonheur ? C’était ça le prix. Alors il sortit du bar, il courût pendant quelques minutes. Aussi vite et aussi droit que son état lui permettait. Et puis il tomba à genoux, en pleurs, et cria dans la nuit, cria aussi fort qu’il put pour rappeler ce Hoodoo. Hope qu’il avait dit.
Et il cria, cria.
– HOPE !!! HOPE !!!! C’était ça le prix ? C’était ça !!!
Il déchira sa chemise s’attendant à y retrouver le serpent noir. Mais il ne vit aucune trace sur sa poitrine. Et il n’entendit aucune réponse à ses appels. Peut-être avait-il vraiment rêvé cette soirée de Robinsonville. Peut-être que Dieu et les démons n’existent pas. Ce qu’il savait, c’est que maintenant il était seul.
Alors il continua à vivre. S’occuper de ses enfants était une chance pour lui. Ces deux garçons lui donnaient le courage d’affronter chaque nouvelle journée. Et puis la douleur passa et ses années de bonheur avec Marie restaient dans son cœur, comme un bon souvenir. Il y repensait souvent quand la journée se calmait et que le soir tombait. Il se servait un verre de whisky, toujours irlandais, prenait une pincée de tabac et s’installait dans un rocking-chair sous son porche avec un bon livre. Un bon livre et des bons souvenirs.
Ces soirées passées dans ses pensées étaient douces. Il s’y enfonçait pendant que la nuit avançait. Comme un shaman invoquant les esprits, il avait appris à se mettre dans un état second, accompagné de son verre de whisky et de son tabac Golden Virginia. Il buvait toujours son whisky lentement, dans un verre de cinq centilitres. Il prenait le temps, attendant que l’alcool fasse son effet, tout doucement. Il laissait à ce breuvage le temps de s’évaporer, de respirer, il pensait ainsi partager une petite part de sa boisson avec les anges, avec son ange. Il accompagnait ses verres de whisky irlandais d’une cigarette roulée. C’était la seule de sa journée. Une pincée de tabac, qu’il posait avec délicatesse dans son papier sans filtre. Il l’étirait avec attention, presque avec amour et respect. Après avoir déposé comme un baiser mouillé, sur la partie gommée, il la roulait doucement. Ces gestes qu’il avait appris à aimer annonçaient les retrouvailles avec ses yeux bleus pâles qui lui manquaient tant. Une fois la cigarette allumée, il se laissait enivrer par son alcool et la fumée qu’il inspirait profondément y laissant toute son âme. Il recrachait ensuite vers le ciel sombre cette fumée remplie de souvenirs, d’amour, d’histoires. Il la regardait monter dans ce ciel noir emportant tous ses messages vers une lune parfois absente, parfois pleine, parfois brillante mais il ne vit plus jamais de gibbeuse rouge, couleur de sang.
Quand ils eurent l’âge, il envoya ses garçons à l’université où ils étudièrent tous les deux la littérature. Une fois leurs études terminées, les deux frères partirent à Oklahoma City pour y ouvrir une librairie. Sam était heureux que ses garçons aient choisi cette voie, lui qui avait appris l’amour des livres au fond des bois avec un vieux pisteur.
Sam était devenu le chef de gare. Quand il eut obtenu ce poste, Sam su que toute la route qu’il avait parcourue avait été tracée pour arriver à ce point. Il ne comprenait pas pourquoi, mais il savait que dans cette gare, il était là où il devait être.