Le pasteur Terry, Saint Louis
1944
* * * 26 * * *
Quand Dieu m'a pardonné,
je me suis dit que je ferais mieux de lui pardonner aussi.
Johnny Cash
* * *
– Buck.
A entendre ce prénom par lequel on ne l’avait pas nommé depuis bien longtemps, le Pasteur fut pris de vertiges.
– Buck.
Ce prénom lui rappelait ce qu’il avait été. Ce prénom lui rappelait ce qu’il fuyait.
– Buck
C’est le prénom par lequel l’appelait sa mère, que Dieu ait son âme et qu’elle repose en paix après toutes les peines que son fils lui a apportées. Ce prénom le ramena à Kansas City, une quarantaine d’années en arrière, quand il était petit garçon.
Il était heureux ! Son père était ouvrier et diacre dans une petite église baptiste et sa mère institutrice. Sa famille était aimante et aisée. Il vivait la vie confortable de tout enfant américain, avec ses parties de base-ball, ses copains et les quelques bêtises de leur âge. Il découvrit la musique à l’église et il y chantait l’amour de Dieu. Il préférait les gospels et surtout les disques de blues qu’il écoutait en cachette avec ses frères plus âgés que lui. Cette musique le rendait fou, d’une folie douce qui l’amenait parfois à se rouler par terre, ce qui rendait ses frères hilares. Sa mère jaillissait alors dans la chambre en criant après les aînés et les accusait de rendre leur petit frère dément avec cette musique du diable. Arrivé au lycée, il intégra dans un groupe de glee et explora les possibilités de sa voix. Il y apprit également la guitare. Le lycée, pour les jeunes de son âge, est une période de recherche de soi et de rencontres. Malheureusement, Buck ne fit pas les rencontres rêvées par ses parents et les bêtises innocentes des petits garçons grandirent en même temps que Buck et ses copains.
Un soir de sortie avec son cousin Marvin et deux de ses potes, d’autres musiciens avec qui il jouait du rock’n’roll, ils eurent l’idée de voler une voiture pour faire une virée. Ils tombèrent sur une magnifique Cadillac Deville, blanche avec les flammes peintes sur les ailerons arrière. La voiture semblait les attendre, au fond d’une ruelle, à l’arrière d’une boîte de nuit. Les sièges étaient en cuir rouge et l’autoradio crachait un son d’enfer.
– Hey Buck, tu entends le bruit de ce moulin, lui lança Marvin, tu saurais faire autant de vacarme avec ta guitare ?
– Ouais sûr mec ! Un jour je saurai tout faire avec ma guitare.
– Et tu seras une star et tu tomberas toutes les minettes, hein Buck ?!
– Exactement les mecs, je ne resterai pas dans cette ville. Je vais voyager et le monde m’appartiendra !
Ses amis rirent des ambitions de Buck.
– En attendant, dit Marvin qui conduisait la Cadillac, il est temps de boire un coup !
Marvin arrêta la voiture sur le parking d’une station-service. Il regarda ses compagnons de virée. En souriant, il sortit un flingue de sa poche. Soudain, la Cadillac accueillit un nouveau passager : la peur. Le pacificateur calibre 45 était impressionnant. Beaucoup trop imposant pour tenir dans la main d’un jeune garçon. Le bois de sa crosse était moulu et des points de rouille apparaissaient sur le canon. Cet invité, surgit du passé, amenée dans cette soirée par la main droite du diable. Cette nuit serait plus sombre que prévue.
Marvin tenta de les rassurer.
– Bande de froussards, vous croyez que nous avons assez de pognon pour payer de l’alcool ?! Ce soir on rince à l’œil et avec ça pas de problème de monnaie. Tout est gratuit !
Marvin sortit de la Cadillac, suivi de ses trois amis et de son cousin, Buck. Il voulait montrer son aplomb, mais ils sentaient qu’il était nerveux. Ils étaient tous nerveux. Buck était le plus jeune de la bande. Il n’avait que dix-sept ans et cette virée ne lui plaisait pas. Il aurait préféré être dans sa piaule à écouter des disques, à travailler sa guitare ou passer la soirée avec une fille et lui chanter des mots doux sur des accords sirupeux plutôt que d’aller braquer une station-service pour quelques bouteilles de bière. Maintenant ils étaient là, tous ensemble devant la porte de cette station Texaco et il n’était plus question de se dégonfler. Il ne serait pas dit que Marvin est un lâche. Il ne serait pas dit que Buck est un lâche.
Son courage dans une main et dans l’autre son flingue, Marvin poussa la porte de la station et se dirigea rapidement vers le comptoir. Il pointa son arme sous le nez du pauvre gars en poste de nuit.
– Yeh vieux chnock, il va falloir que tu nous remplisses un sac de tes meilleurs bouteilles si tu ne veux pas que la nuit se termine mal pour toi !
– Doucement les gars, dit l’employé, je ne veux pas de problème moi !
– Alors fait ce que je te dis !
Buck et ses deux amis furent surpris par l’assurance de Marvin. Depuis qu’ils étaient entrés dans cette station, ils voyaient tous Marvin comme un étranger. Ils ne le reconnaissaient plus. Buck était terrifié. Il comprenait à peine ce qu’il se passait. Tout cela était allé si vite. Il vivait la scène comme s’il la voyait de l’extérieur, au ralenti. Il se voyait, regardant ce braquage, y participant, les bras ballants, le regard abruti, comme celui d’un garçon perdu dans un lieu où il ne devrait pas être. L’instant d’après il entendit son prénom, de très loin, comme dans un songe.
Buck !!
Il l’entendait de plus en plus fort.
Buck !!!!
Buck sortit de sa torpeur. La première chose qu’il vit fut le regard de l’employé qui l’observait, autant ébahi par ce braquage que par la vision de ce jeune garçon, perdu dans ses songes et qui ne cherchait pas à prendre la fuite.
Buck !!!!!
Ce dernier appel, encore plus fort que les autres, venait de l’entrée de la station. Il tourna la tête et vit Marvin, tenant la porte ouverte et qui faisait des grands signes lui intimant de prendre ses jambes à son cou et de les suivre. Les mouvements de son cousin étaient saccadés et ses cris n’étaient pas accordés aux mouvements de son visage. Buck se demandait pourquoi son cousin s’excitait de la sorte, pourquoi il était en train de rêver. Et soudainement Buck réagit. Il se souvint de l’endroit où ils se trouvaient et surtout, ce qu’ils étaient en train de faire. Cette étincelle de lucidité fit l’effet d’un électrochoc et Buck, démarra en trombe pour rejoindre ses amis dans la Cadillac qui démarra immédiatement en laissant sur le macadam de la station-service de belles traces de gomme, parallèles sinueuses et rock’n’rollesques !
Quelques kilomètres plus loin, les trois baby-malfrats étaient soulagés. Dans la voiture flottait un air de fierté qui disait « Putain ! On l’a fait ! ». Les cigarettes fumaient et les bouteilles se vidaient. Tous avaient oublié l’arme.
La Cadillac filait dans les avenues vides de Kansas City. Elle roulait trop vite et ne s’arrêtait pas aux feux ou aux stops qu’elle croisait. Après tout, à quoi bon ? Ce soir elle emmenait avec elle les rois du monde. Les bouteilles de bière étaient ouvertes et les capsules roulaient sur sa moquette. Les passagers s’amusaient, ils buvaient et riaient de leur gentil larcin. Et puis, merde ! C’était une Cadillac Deville. Pourquoi devrait elle s’arrêter et laisser d’autres voitures lui passer devant. C’est une Deville avec des flammes sur les ailerons arrière et ce soir, la ville et ses avenues lui appartenaient, ce soir elle était libre. Ce soir, les pistons de ses 325 bourrins allaient pouvoir claquer aussi fort que possible et rugir autant qu’ils le méritaient. Ce soir, la gomme des pneus allait laisser des traces sur les bitumes de cette ville d’endormis.
Aussi tard dans la nuit, effectivement Kansas City était peuplée de bonnes gens, sagement enfermés chez eux et probablement endormis. Les seules personnes qui veillaient et erraient dans les rues étaient … les flics !
Soudain, sans qu’aucun des quatre garçons ne les ai vus arriver, la Deville se trouva entourée de trois voitures de police. Ils s’en aperçurent seulement quand la sirène de la voiture qui se colla à la leur, sonna avec un raffut du tonnerre, couvrant le son de l’autoradio.
La panique n’avait pas été invitée à la soirée, mais elle s’installa avec les quatre garçons dans la Cadillac. Marvin, au volant, hésitait à freiner et à s’arrêter. Après tout, ils avaient pris un carrefour ce soir. Ils avaient choisi une direction, alors pourquoi ne pas aller au bout, juste pour voir jusqu’où pouvait les mener ce chemin. Il avait une arme posée entre ses jambes. Cette arme, s’il l’utilisait encore ce soir, pourrait l’emmener encore plus loin sur ce chemin, un carrefour plus loin.
Mais les autres n’étaient pas de cet avis. Ils supplièrent Marvin d’arrêter la voiture. Ils ne donnaient pas cher de leur peau si Marvin persistait. Ils étaient quatre jeunes noirs, ivres, armés et dans une voiture « empruntée ». L’usage de la force, de celle de l’ordre, serait sans doute comprise et excusée. Ils avaient perdu d’avance.
Marvin accepta d’arrêter la Deville. Il le regretta dès qu’il entendit le ronflement bodybuildé des 325 chevaux s’éteindre et être remplacé par les cris stridents des sirènes de police.
Finalement, le choix fait à ce carrefour allait leur coûter cher. Nous sommes en 1944, Buck n’a pas encore dix-huit ans et il allait passer les trois prochaines années dans une maison de correction.
A sa sortie de Dozier, un centre pénitentiaire pour adolescents, Buck vivait de petits boulots et arrondissait ses fins de mois en jouant dans les clubs. Il s’était perfectionné à la guitare pendant son séjour en maison de correction. Quand il s’était bien comporté, il était autorisé à passer des soirées complètes avec cet instrument qui était devenu son confident. Régulièrement cette institution recevait la visite d’un vieux bluesman qui venait jouer pour les gamins et pour leur apprendre les bases du blues. Buck ne le connaissait pas avant de vivre dans cet endroit, mais ce vieux musicien lui apprit l’art de pincer les cordes, de les caresser, les frotter, celui de créer un rythme, un riff. Il lui apprit surtout la foi dans le douze barres blues. Buck se souviendrait toujours de ce musicien qui arrivait dans une Cadillac Deville 1959 noire, avec ses deux blacks mastards. Décidément cette Deville allait accompagner son destin pendant quelque temps. Buck se mit même à penser qu’elle lui apparaissait comme un rappel à l’ordre, pour le garder en alerte et qu’il se souvienne pourquoi il était enfermé.
Les après-midis passés avec le bluesman étaient des bouffées d’oxygène pour Buck. Il progressait rapidement et le vieil homme au Homburg en feutre comprit que Buck avait un don pour le rythme. Un lien se créa rapidement entre le vieil homme et le jeune garçon. Leur relation musicale était fusionnelle et le bluesman prenait autant de plaisir à transférer son savoir que Buck à apprendre. Ils arrivèrent même parfois à se taper des bœufs qui, s’ils avaient été enregistrés auraient pu déchaîner les foules et bien se placer au billboard de l’époque. Mais il était encore tôt pour cela et leur gloire se limitait à Dozier. Le bluesman forçait Buck à trouver son style. Ces moments passés à créer de la musique permirent à Buck quelques rêves de gloire et de succès. Il s’imaginait sortir de cette vie d’enfermement, il voulait battre le destin et devenir quelqu’un de connu pour sa musique et non pas pour ses larcins. Il voulait l’argent, la gloire et les paillettes !
Il était devenu bon musicien et à sa sortie de la Reformatory for Young Men, il se fit rapidement connaître grâce à ses riffs agressifs et accrocheurs. Il avait trouvé son style. En retrouvant sa liberté, Buck avait essayé de se racheter une conduite. Il fréquentait l’église et y avait rencontré une jolie fille. Elle devint sa femme, mais personne ne l’avait encore compris, ce mariage était une façon pour Buck de montrer qu’il était revenu dans le droit chemin. Buck aurait déjà dû comprendre que sa route n’était pas une ligne droite. Son épouse, était une femme sérieuse et bigote. Elle ne fréquentait pas les clubs et ne voulait pas aller voir son mari jouer dans ses endroits où il était plus heureux qu’à la maison.
Alors que Buck connaissait de plus en plus de succès dans les salles de concerts, mais aussi dans les lits des groupies, son épouse s’enfonçait dans la religion et priait chaque soir pour sauver l’âme de son mari. La situation se compliqua encore, quand Buck se fit arrêter en possession de drogues diverses et en compagnies de filles mineures. Ce fut pour lui un retour en prison et pour son épouse, une descente aux enfers.
Quand il sortit de prison, Buck lui promit que c’était terminé, que sa fidélité lui était acquise et qu’il avait eu le temps, en cellule, de comprendre ses fautes. Dorénavant, seule la musique et son mariage compterait. Il la convainquit également que le Seigneur lui avait pardonné et qu’elle devait en faire autant.
Alors elle pardonna.
Rapidement Buck reprit métier de musicien. Son séjour en prison avait amélioré sa réputation chez les noctambules et dans les clubs. Les petits bourgeois, qu’on appellerait bientôt des bobos, aimaient aller s’encanailler en écoutant la musique de taulard. Ils se sentaient un peu voyous, un peu borderline. Ils pimentaient de cette façon leur vie de bureaucrate, de vendeur ou d’instituteur. Son succès grandit encore avec son talent. Son nom brillait sur les façades des clubs, l’argent facile, et tout ce qu’il autorisait, était de retour. Rares étaient les soirées passées en famille. Il traînait de bar en bar avec sa guitare, promenant avec lui ses riffs, ses rires et ses groupies. Sa vie était à nouveau rythmée par les concerts, les infidélités, l’alcool et la drogue. Souvent, il se réveillait le matin sans savoir où il s’était endormi. C’était sans importance. Il était en général bien accompagné. Il rentrait alors chez lui, ou plutôt chez son épouse vers le milieu de l’après-midi. Il retrouvait une petite fille qu’il oubliait de regarder grandir et une femme qu’il ne regardait plus, tant elle était en train de flétrir, usée par la peine et les veines prières.
Un soir de sa vingt-sixième année, après un concert, alors qu’il sortait d’un club par l’entrée des artistes qui donnait dans une petite ruelle où s’amoncelaient les poubelles et les ordures, une pépée dans chaque bras, Buck entendit un appel.
– Buck !
Il reconnut la voix, mais la tête lui tournait et il crut rêver.
– Buck !!
L’appel était plus fort et cette voix connue le fit sortir de son état comme s’il avait reçu un seau d’eau glacée dans le dos.
Buck se retourna et vit dans l’ombre une femme, sa femme. Elle avait le bras tendu et au bout de son bras pointait la lueur étincelante d’une arme à feu. Buck resta sans voix.
sa femme s’approcha en psalmodiant quelques paroles indicibles.
– Va au diable, avec ta musique démoniaque.
Elle tira. BOUM.
– Va au diable avec tes putes et tes vices.
Elle tira à nouveau. BOUM BOUM.
– Va au diable, toi que mes prières n’ont pas ramené à moi.
Elle tira une avant-dernière balle. BOUM BOUM BOUM.
Buck avait été touché par chacune des malédictions comme par chacune des balles. Il s’était effondré au sol et il sentait son sang chaud couler le long de son torse et de son ventre. Il pensait qu’il allait crever ici, au beau milieu des poubelles, loin des lumières et de la célébrité, dans une ruelle qui puait la pisse et la misère.
Il était allongé sur les pavés crades et froids et ne pouvait plus bouger. Il vit les pieds de son épouse se rapprocher près de lui. Il la vit se mettre à genoux à côté de sa tête. Il pouvait sentir son parfum qu’il aimait tant, malgré tout. Pourquoi ne pas en avoir plus profité ? Il était trop tard pour ça maintenant.
Il pensait qu’elle allait l’achever comme un vieux chien dont on ne peut plus rien tirer. Au lieu de cela, elle colla le canon du revolver sous son menton et récita une dernière litanie.
– Va au diable, et je viens avec toi !
Et elle tira la dernière balle.