Little Louis, Paris
1976
* * * 25 * * *
Notre père qui êtes si vieux
As-tu vraiment fait de ton mieux
Car sur la terre et dans les cieux
Tes anges n’aiment pas devenir vieux
Téléphone
* * *
Comme il l’avait promis, Jesse allait trouver de l’argent. Il était à deux doigts de réaliser son rêve vers Tulsa. Il s’était associé avec quelques lascars de son quartier pour aller braquer une boîte de strip-tease à Pigalle, à deux pas du Moulin Rouge. Alors, la veille quand Louis rêvassait sur les trottoirs de Paname, Jesse avait quitté les deux Coupoles en laissant Cy seule. Il avait rejoint ses complices qui étaient chargés d’amener le matériel. Quelques sacs pour y mettre de l’argent, trois cagoules pour masquer leur visage et trois revolvers pour marquer leur autorité. Pour cette nuit, Jesse avait troqué ses vêtements de rockeur pour un vieux jean et un bombers noir. C’était la première fois que Jesse portait une arme et il savait que ce soir il allait prendre un risque. Mais il fallait que quelque chose bouge. Il fallait qu’il fasse un pas vers Tulsa. Il fallait qu’il quitte cette vie qui ne lui apportait rien et il ne voulait pas finir comme son père, désabusé et perdu. Si sa vie ne devait durer que le temps d’un rêve, alors il fallait que ce rêve soit beau et intense. Et les rêves ont un prix que Jesse était prêt à payer.
Vers quatre heures du matin, quand les clients avaient quitté les boîtes de strip-tease et que les caisses sont remplies, les trois apprentis gangsters approchèrent nerveusement de la boîte. A cette heure-ci ils ne croisaient que quelques clochards et des paumés à la recherche d’un peu de chaleur dans ce quartier qui pouvait en offrir pour quelques biftons généreusement lâchés.
Quand Jesse et ses complices pénétrèrent dans la boîte en pointant leurs armes vers la salle et vers le bar, ils furent rassurés de voir les fauteuils quasiment vides. Un gros type, dont le bide pouvait largement accueillir les deux filles qui se trémoussaient dessus était vautré dans un coin. Il était trop ivre pour réagir à l’intrusion des trois garçons. Les filles quant à elles prirent peur et se calèrent au fond du canapé. Du côté du bar, les choses étaient plus sérieuses. Deux types étaient accoudés au bar et discutaient avec la serveuse qui était assez vieille pour avoir déjà vu passer quelques braquages. Quand les deux types se tournèrent vers Jesse et ses amis, sans aucune inquiétude, sûrs d’eux, Jesse comprit que les problèmes arrivaient. Les deux hommes étaient visiblement chez eux dans cette boîte. Ils avaient des carrures de catcheurs, les visages burinés et balafrés. Leurs bras étaient bardés de tatouages yenishes déclarant leur appartenance à la branche la plus dure des clans gitans. La femme derrière le bar était couverte des mêmes tatouages. On ne pouvait pas dire que ces tatouages étaient dessinés, mais plutôt taillés dans la peau, au cutter ou au couteau de cuisine avec pour encre, un mélange de cendre de bois, de salive et de schnaps. On racontait que ces tatouages étaient posés par les prêtresses d’un culte oublié, quand les enfants yenishes étaient encore bébés, juste après leur baptême dans la rivière Moder. Ces tatouages grandissaient avec les enfants, pour raconter l’histoire de leurs ancêtres.
Sara la Noire, tirait calmement sur sa clope et fixait Jesse d’un regard sombre. Elle était considérée par la communauté comme une reine, une idole ou un chef de guerre quand il le fallait. Elle avait elle-même baptisé quelques générations d’enfants yenishes dont Mario et Loune, qui étaient en train de dévisager Jesse, derrière son flingue. Mario était l’aîné, bien placé dans la hiérarchie du clan. Loune, son cadet, était un soldat. Un des plus violent.
Jesse et ses compères ignoraient que la plupart des boîtes de cette rue étaient tenues par les clans gitans. Et tout le monde connaissait leurs méthodes pour s’approprier ce genre de lieux et surtout pour les garder. Devant les regards menaçants des deux gitans et de la tenancière, le groupe de braqueurs perdit subitement son aplomb. Leur seul objectif devint la fuite. Tous comprirent que les trois ados, taillés comme des allumettes ne feraient pas le poids devant ces récipiendaires de générations de truands.
Jesse, malgré la peur qui lui bouffait les entrailles, s’avança en pointant son arme.
– Écoutez !
Il jeta un sac sur le bar.
– On veut juste vous alléger d’un peu d’oseille. Jesse se rendait bien compte que sa voix était trop fluette pour ce job mais il y mettait toute l’assurance qu’il pouvait.
Le plus gros des gitans, Mario, s’avança vers Jesse.
– Écoute petit con. Si tu veux le pognon, il va falloir me buter. T’es prêt à ça ?
Alors que les trois garçons firent un pas en arrière, la serveuse attrapa un fusil de chasse de dessous le bar et le donna à Loune resté accoudé.
Quand Jesse vit ce fusil qui sortait de nulle part, il ne réfléchit plus. Il resserra la crosse de son arme et, alors que ses complices commencèrent à fuir, il appuya sur la détente sans viser. Les trois gitans furent surpris que ce jeune garçon ose tirer et se protégèrent d’un geste machinal. La balle alla se perdre dans un mur matelassé et personne ne fut touché. Ce moment d’hésitation permit aux braqueurs de sortir de la boîte en courant. Rapidement ressaisis, Mario et Loune se ruèrent à leur poursuite. La rue était sombre. Simplement éclairée de vieux lampadaires crasseux. Le Moulin Rouge brillait encore de toutes ses ampoules et illuminait la rue d’une couleur de sang.
Quand Loune armé du fusil de chasse arriva dans la rue, il épaula, il visa et cria « Hé ». Sa voix, forte, fut amplifiée par les murs des immeubles. Dans un reflex de défense, Jesse se retourna pour menacer ses poursuivants de son arme et protéger la fuite de ses amis. A peine retourné, il vit qu’il était en joue. Son regard croisa celui de l’homme qui tenait le fusil. Alors que le coup n’était pas encore tiré, il avait compris.
Quelques secondes plus tard, Jesse gisait sur le trottoir, à deux pas du Moulin Rouge. Son sang coulait dans le caniveau et les ampoules étincelantes du cabaret se reflétaient dans le liquide vermeil qui s’échappait de sa poitrine. Loune s’approcha du corps de Jesse. Il récupéra le revolver qu’il fixa à sa ceinture et retira la cagoule du cadavre pour voir la tête du puceau qui avait osé les braquer. Lui n’était qu’un soldat et fut rejoint rapidement par Mario qui avait pris le temps de récupérer le sac vide. Il le jeta sur le corps et lui assena un coup de pied d’une extrême violence.
– Mange tes morts, gadjo ! Lui cracha-t-il au visage.
Au travers du bombers ouvert et du tee-shirt déchiré par l’impact du coup de feu, les deux gitans aperçurent le tatouage du serpent noir. Le serpent semblait vivant. Il semblait être la dernière part de Jesse encore vivante. Mario et Loune se regardèrent et pour la première fois depuis le début du braquage, ils furent inquiets.
Tous les témoins avaient disparu. Seul un jeune homme, noir, dans un costume d’un autre temps, observait la scène en tirant sur son mégot. Cette fois il ne souriait pas.