Elle se réveilla en panique. Les yeux de la femme étaient en train de la transpercer de leurs éclats rouge. Il fallait fuir, loin, vite. Sauver sa vie coûte que coûte. Ambre s’assit d’un coup, le corps trempé de sueur, le souffle court et le cœur battant à s’en décrocher. Tous les petits objets de sa chambre étaient en train de léviter. Son téléphone, les stylos, les culottes oubliées sur le sol, les babioles entreposées sur son bureau. Du moins c’est ce qu’elle crut. Le temps de cligner des yeux, tout avait retrouvé sa place. Ou, plus logiquement, rien n’avait bougé. Elle mit immédiatement cette hallucination visuelle sur le compte de son cauchemar et de son réveil brutal. La seconde suivante, une fois complètement réveillée, ce non-évènement était déjà oublié, comme ces rêves qui disparaissent au réveil. Le cauchemar lui était toujours bien là. Graver derrière ses paupières. La femme en seconde peau grise la fixait, non, la brulait de son regard comme si elle cherchait quelque chose. Quelque chose d’enfouie profondément dans l’âme d’Ambre. Pourquoi ? Pourquoi cette femme l’avait tant marqué ? Pourquoi l’avait-elle fixé ainsi ? Elle était sûre que ce regard perçant lui était adressé, elle en aurait mis sa main à couper. Elle envoya valser les couvertures pour ouvrir la fenêtre. Après quelques secondes d’hésitation elle alla chercher sa chaise de bureau et s’installa devant sa fenêtre grande ouverte. Elle voulait faire sécher toute cette sueur qui collait à sa peau nue. Elle ramena et croisa ses pieds sur la chaise et posa sa tête sur ses genoux. Ambre se mit à observer tous les détails du paysage. Les lampadaires, le toit des immeubles haussmanniens, les deux personnes rentrant en hâte chez eux, le Jardin du Luxembourg un peu plus loin. Elle se perdit sans même s’en rendre compte dans la vue, dans la vie parisienne nocturne. Son corps et son cerveau s’étaient, pour une fois, mis d’accord pour ignorer le plus longtemps possible cet événement traumatisant. Ambre l’avait vécu comme la réalité, une réalité physique douloureuse. Elle ne fit plus qu’un avec la nuit oubliant toute notion de temps et d’espace. Son sommeil contemplatif ne prit fin que quand Amelia vint la chercher. Ambre ne s’était pas rendu compte que son téléphone sonnait ou que sa mère était rentrée dans sa chambre, seule la main qu’elle posa sur son épaule réussie à la ramener à la réalité.
- Ça va ma chérie ?
Elle vit immédiatement la peur dans les yeux de sa mère. Amélia semblait prise au dépourvu, ce qui était assez rare. Ambre était incapable d’articuler le moindre mot. Ses pensées étaient confuses, comme si son esprit refusait toujours de rejoindre son corps. Elle la regarda sans être capable de transmettre la moindre émotion. Elle savait que ce n’était pas normal, mais était incapable de s’en inquiéter. Amélia commençait à paniquer. Elle le vit dans le regard qu’elle posait sur elle, dans sa posture, comme si son mutisme la rendait plus réceptive au monde extérieur. Elle se laissa faire quand Amélia la souleva gentiment par le bras pour la ramener dans son lit. Elle n’opposa aucune résistance quand elle rabattit la couverture sur elle, mais une plainte sortie de sa gorge quand elle tenta de fermer les volets. Ambre ne voulait pas se retrouver dans le noir, tout sauf ça. Le désarroi de sa mère grandissait toujours plus. Elle s’installa à côté d’elle et posa sa main sur son front comme quand elle était enfant. Ambre savait pertinemment qu’elle n’était pas malade, c’était bien au-delà de ça, mais elle se laissa faire. Amélia resta un long moment puis lui murmura.
- Je vais te chercher de l’eau et prévenir le travail que je ne viendrais pas aujourd’hui. Je vais aussi voir si le docteur peut venir te voir.
Elle hésita, espérant une réaction d’Ambre, mais celle-ci se contenta de la fixer le regard toujours aussi vide puis posa sa main sur celle de sa mère en guise de réponse. Elle avait besoin d’être seule. Elle sentait que quelque chose se passait, quelque chose d’important et qu’elle avait besoin de temps pour gérer ce processus. Elle plongea son regard sur le plafond, plus rien n’existait en dehors de cette étendue blanche. Le temps coula sur elle. Elle ne se rendit pas compte que le monde continuait à exister autour d’elle. Les allers-retours de sa mère, la venue du médecin, l’eau et le repas posé sur table de chevet. Elle n’était plus vraiment consciente, coincée dans un entre-deux brumeux. Elle émergea progressivement au rythme de la tombée de la nuit. Son corps se réappropria lentement son esprit. Elle se mit à distinguer le plafond, ses tâches dues aux morceaux de peinture écaillée. Le bruit feutré de la rue à travers la fenêtre désormais fermée. Elle sentit son corps, ankylosé d’être resté immobile pendant des heures. Le souffle de sa mère endormie à ses côtés. La nuit presque entièrement tombée et la lumière des lampadaires. Elle ressentait à nouveau, se ressentait. Et elle se sentait bien, mieux qu’elle ne l’avait jamais été, comme si une énergie nouvelle l’habitait. Elle se leva précautionneusement le corps complètement engourdi. Sa mère s'était endormie à côté d’elle, elle l’avait probablement veillé toute la journée jusqu’à l’épuisement. L’illumination ne l’avait pas privé des joies de la vie terrestre. Elle se précipita aux toilettes avant de se faire à manger. Son énorme plat de pâtes au fromage l’accompagna jusqu’au canapé. Elle regardait, sans le voir, un énième épisode de The Big Bang Theory. Elle finit par entendre sa mère s’approcher.
- Tu es réveillée depuis longtemps ma chérie ?
Ambre n’en avait aucune idée. Elle s’était encore une fois laissé engloutir dans ses pensées.
- Je sais pas trop
Le visage de sa mère s’illumina
- Ho mon dieu, tu parles à nouveau
Amélia s'approcha vivement pour l’embrasser avant de s’arrêter brusquement en riant.
- T’aurais quand même pu mettre des vêtements.
Ambre n’avait pas réalisé qu’elle était toujours nue. Elle ria avec elle et empoigna la couverture en pilou du canapé pour se draper dedans.
- Effectivement, c’est une bonne idée. Je vais mettre mon pyjama.
À peine s'était-elle levée que sa mère la prit dans ses bras et la serra plus fort qu’elle ne l’avait jamais fait. Elle lui murmura.
- Ne me fais plus jamais peur comme ça, promis ?
Ambre l’embrassa sur la joue puis partit dans sa chambre. Elle n’était pas sûre de pouvoir promettre ça à sa mère.