Johnny Blacksnake

Par Bruns

L’homme en noir, Tulsa, au bar du Blacksnake 

31 mai 1921 

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Chanter le blues, c’est une lutte. Tu as quelque chose dans ton âme et ça doit sortir, et la musique est la façon la plus créatrice de le faire, depuis l’époque des orchestres de tambours et de fifres jusqu’à celle des guitares et des pianos. Le blues parle de sentiments, de ton âme. Quand tu peux faire sortir ce sentiment, alors tu chantes le blues. Tout le monde peut faire du jump, du shuffle, les gens vont être heureux et danser, mais quand tu ralentis le rythme, que tu chantes la vraie passion, le chagrin véritable, la mort, que tu ne trouves plus les mots, et que tu peux faire partager ça à un public de 20 000 personnes, alors tu joues le blues. 

Sugaray Rayford 

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Johnny écoute les confidences de son seul client. Il voit accoudé à son bar un homme perdu, que la noirceur d’une simple tasse de café suffit à plonger dans ses sombres souvenirs, douloureux souvenirs qui ont marqué une vie de débauche et de don de soi. Le démon et le génie se retrouvent souvent à cohabiter dans un seul corps, voire dans un seul cœur. Parmi tous les hommes qu’il a rencontré et écouté sur la scène du Blacksnake, Johnny a souvent vu les pires hommes, violents, alcooliques, tourmentés, créer les plus belles mélodies, de celles qui vous arrachent le cœur et qui vous permettent de libérer les esprits et d’arrêter le temps. Ces mélodies qui réveillent les sentiments les plus enfuis et qui vous font oublier la réalité. Ces mélodies, faites de trois notes, quatre accords et douze temps, tellement simples, mais tellement humaines qu’elles vous serrent les entrailles et vous donnent envie d’aimer. Johnny a souvent pensé que ces quelques notes au rythme du cœur, ne pouvaient être rêvées que par les hommes qui avaient besoin de les exprimer et de les mêler aux sentiments qu’ils ne pouvaient s’avouer. Il a vu des hommes torturés par leurs émotions, dire des paroles justes, quelques mots simples, bien balancés et qui ont montré la voie à beaucoup d’autres. Quelques mots simples qui, mis bout à bout, réveillaient les âmes endormies. Pour ces hommes blessés, c’était la seule façon d’aimer. 

L’homme assis en face de Johnny est usé, à l’image de son costume. Un costume noir, fatigué par les heures passées assis au fond d’un bus, à parcourir le pays. Usé par des soirées de concert, frotté par une guitare, rincé par la sueur, la chaleur de la scène. Usé par les débordements alcoolisés des nuits à picoler, à veiller tard. Usé, lavé, rincé, repassé, tassé et entassé par les mille lavages et repassages dans les laveries, au bord des routes pendant que son propriétaire vidait des bouteilles de bourbon et des paquets de clopes en ressassant ses souvenirs ou en écrivant de nouvelles chansons. Le costume est rincé, l’homme est fatigué, mais ensemble, ils ont de la prestance.  

« Avec sa gueule carrée de jeune premier qui a pris un peu d’âge, son regard qui ne ment pas, l’homme en noir devait être quelqu’un à son époque. » se dit Johnny. « Et s’il est dans mon bar ce soir, il aura le choix entre l’oubli ou devenir quelqu’un de bien plus grand ! ». 

 

Johnny a passé toute sa vie d’adulte dans ce bar, hors du temps, à servir à boire, à permettre aux musiciens de s’exprimer sur sa scène. Il a passé sa vie à écouter et observer les chanteurs, les artistes, les anonymes, les hommes riches, les pauvres, les perdus, ceux qui venaient pour s’amuser, pour boire, oublier, rencontrer, ou juste pour exister.  

«Oui, pour exister ! Pensa Johnny. Savoir écouter un homme qui a besoin de parler, c’est lui permettre d’exister. Simplement être là pour lui, et lui permettre de le laisser partager sa peine, c’est déjà l’accompagner sur le chemin de son propre pardon. Le laisser cracher sa douleur, sa rage ou sa colère lui permet de s’en libérer, au moins un petit peu. Pour cet homme en noir, je vais avoir besoin d’aide.». 

  

 Johnny avait un don. Il avait reçu, quand il était enfant, le don d’appeler à lui ceux qui avaient besoin d’expier. Il avait reçu, avec son tatouage, le don de savoir écouter et d’apporter la rédemption. Et l’homme, installé en face de lui cherchait un pardon. 

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