Un roi âgé ayant demandé à son fils de porter à sa place son offrande rituelle sur la montagne sacrée, le prince réunit des dresseurs d’éléphants, des soldats et des serviteurs pour le voyage. Lui-même chevauchait un puissant étalon noir, robuste comme une mule et capable de galoper à la vitesse de l’éclair comme de grimper les sentiers escarpés des sommets de rocaille. L’offrande destinée aux dieux seuls afin de les remercier de la longue vie du roi et de leur demander de nombreuses années de règne paisible encore, ne devait être vues que des seuls dieux. Aussi le roi avait-il interdit à son fils d’ouvrir la boîte en or et en diamant qui la contenait. Le fils était curieux, mais il respectait également l’ordre établi : il promit à son père de ne jamais ouvrir la boîte et de ne laisser personne l’ouvrir également. Après de longues et joyeuses festivités, l’expédition prit à l’aube le chemin des montagnes.
Les dix éléphants portaient le matériel des soldats, les domestiques allaient à pied, et les troupes à cheval. Le prince, jeune et fougueux, chevauchait loin devant ses compagnons, ne pouvant supporter d’attendre le pas lent des pachydermes. Chaque soir, il décidait seul de l’endroit où installer le campement, et y attendait les autres autour de plusieurs feux de camps. À l’issue du dîner, le prince prenait le premier tour de garde, et alors il sortait du fond de ses sacs de selle la boîte en or montée sur de petits pieds et la tournait dans tous les sens, la secouait collée à son oreille, et tentait de deviner ce que le roi son père avait bien pu dissimuler à l’intérieur – sans jamais oser l’ouvrir, cependant. Au matin, reposé et concentré sur la longue route qui les attendait encore, il ne pensait déjà plus à sa curiosité.
Si le roi n’entreprenait pas lui-même ce voyage, ce n’était pas seulement en raison de son âge. Il était vieux, certes, mais encore capable de marcher et de monter à cheval. En revanche, il était plus lent dans ses déplacements, et ne maniait plus l’épée avec la dextérité de sa jeunesse. Or, l’escalade des montagnes à cette saison présentait de nombreux dangers : les hommes des villages alentours, poussés par la faim quand les granges n’étaient pas assez remplies, tendaient des embuscades aux voyageurs. Plusieurs fois, le prince et ses soldats durent faire face à de telles attaques et protéger bêtes de somme, porteurs, et serviteurs. Quand il le pouvait, le prince offrait une charge de guide à un villageois, parce qu’il ne connaissait pas la montagne et souhaitait arriver en haut au plus vite. Il s’agissait de la première mission officielle commandée par son père, et il souhaitait lui faire honneur. Bien sûr, les brigands heureux de trouver un travail honnête, acceptaient. Ainsi la troupe gagna-t-elle en guides un quart de ses effectifs. Les villageois connaissaient les pics et les vallées par cœur, et faisaient toujours installer les campements à l’abri de la neige et du vent.
Un soir que le prince avait pris le premier tour de garde comme à son habitude, un guide qui ne trouvait pas le sommeil à cause du bruit des éléphants, se leva et vint s’asseoir à côté du prince. Le jeune noble n’eut pas le temps de dissimuler la boîte en or.
— C’est une bien étrange idée de monter la montagne avec un tel objet dans tes proches, mon prince, déclara le guide qui s’appelait Vron.
— Il s’agit de l’offrande de longévité de mon père, expliqua le prince. Je n’ai pas le droit de l’ouvrir, sans quoi il pourrait arriver un grand malheur.
Sur ces mots, il rangea l’objet au fond de son paquetage, parce qu’il se méfiait de Vron et ne voulait pas laisser l’offrande dans les sacs de selle de son étalon. Le villageois ne s’en formalisa pas. Il se pencha davantage vers le feu pour y présenter ses mains.
— J’ai entendu un jour de la bouche d’un sourcier l’histoire d’un homme dont la curiosité avait sauvé la vie. Son maître lui avait demandé de porter un colis à son beau-père, et l’homme s’était bien sûr exécuté, car porter des messages était son métier, et qu’il n’avait rien à reprocher à son maître. Cependant, le maître lui avait désigné pour escorte deux soldats féroces, et le messager ne comprenait pas pourquoi car il s’était toujours acquitté de sa tâche avec honnêteté, discrétion et rigueur. Intrigué, il endormit les soldats à l’aide de plantes sauvages trouvées dans la forêt, et ouvrit la boîte. Elle contenait la tête de sa maîtresse, l’épouse de son maître. Ainsi, le messager compris que, s’il livrait le colis à son destinataire, il serait tué.
» Alors, comme il n’était pas très loin de son point de départ, il prétendit avoir oublié la carte et obligea les soldats à le suivre. Il les laissa dans une taverne où des filles de joie s’occupèrent de faire diversion parce que la maîtresse du messager, qui aimaient se mêler au peuple, était leur amie et les avait aidées. Pendant ce temps, le messager alla trouver une sorcière de sa connaissance, et lui exposa son problème. « Voilà ce que tu vas faire, lui dit la sorcière : Le reste du corps doit être au cimetière, trouve-le, sur le cou coupé, tu étaleras cette préparation de ma composition en récitant la formule que je vais t’apprendre, ensuite seulement, tu colleras la tête sur le cou, et ta maîtresse reprendra vie. Mais prends garde, ajouta la sorcière, car la tête est trop bien conservée pour un état naturel, il doit y avoir un sort qui permettra à son maître de savoir que son épouse a ouvert les yeux. Il te faudra quitter la ville très rapidement. » Le messager remercia la sorcière et se rendit au cimetière.
» Trouver la tombe de sa maîtresse fut facile, car c’était l’une des seules dont la terre avait été retournée récemment, et un bouquet d’iris, ses fleurs préférées, se trouvait posé sur le monticule. Avec ses mains, le messager creusa jusqu’à dégager le corps. Il étala la préparation de la sorcière, prononça la formule, et la tête se resouda d’elle-même quand il l’eut approchée. Le visage de la maîtresse reprit des couleurs, elle respira et ouvrit les yeux. Il l’aida à se dégager entièrement puis à se lever. La maîtresse lui sauta au cou, mais ils n’avaient pas le temps pour des effusions, alors le messager, qui se souvenait des recommandations de la sorcière, chercha un moyen de quitter discrètement la ville. Avisant la charrette d’un fossoyeur, il dissimula sa maîtresse dedans, emporta quelques outils pour faire vrai, et s’en fut trouver le père de sa maîtresse. Au lieu de le tuer comme il l’aurait fait s’il n’avait reçu que la tête, l’homme le couvrit d’or et le prit à son service.
Le prince laissa le feu qui crépitait s’emparer du silence.
— Mais moi, c’est aux dieux que je livre mon message, et ils peuvent déjà me tuer quand ils le souhaitent, finit-il par dire. Je te le demande, ne parle de cette boîte que tu as vue à personne. Tout le monde sait que je pars donner l’offrande de longévité, mais personne ne sait à quoi elle ressemble.
— Ni toi non plus, remarqua Vron avant de promettre.
Le villageois n’était pas le seul éveillé dans le camp à ce moment. Il y avait un servant, aussi. Un des écuyers en charge de s’occuper des soins aux chevaux des soldats. Celui-là avait une épouse très malade, raison pour laquelle il avait accepté le voyage dangereux en échange d’une solde importante. Le campement était très grand, et les feux de camp pas si lumineux. L’écuyer n’eut aucun mal à se glisser jusqu’au prince pendant son sommeil et trouver la boîte en or. Une belle boîte, lourde, et longue comme sa main. L’offrande se trouvait à l’intérieur, et c’était elle, l’important. Une fois l’offrande donnée, il pourrait récupérer la boîte vide, désormais qu’il savait à quoi elle ressemblait.
— Mon prince, dit Vron un jour que la troupe progressait sur un raidillon étroit. J’ai réfléchi à ce que tu as dit. Il est vrai que les dieux peuvent déjà te tuer, mais pour quelle raison le feraient-ils ? Peut-être l’offrande est-elle la raison, et m’est avis que tu devrais t’en assurer.
Le prince grimaça et rabroua vivement le soldat. Néanmoins, le conseil se mêlait à la curiosité dans son esprit. La marche était de plus en plus difficile. Le prince dut prendre la décision de partir avec un petit groupe d’hommes et de laisser éléphants et serviteurs à l’arrière avec ordre de redescendre si cela s’avérait possible à la levée de la tempête. Il avait froid, faim, mal aux pieds et aux mains. Le voyage était trop difficile, et il ne savait même pas pour quoi, exactement, il l’avait entreprit ! Le sommeil ne cessait de le fuir jour après jour tandis qu’il grelottait autour de braises mourantes, serré contre ses compagnons. Alors une nuit, de frustration et de colère, il ouvrit la boîte en or.
Et fut déçu.
À l’intérieur, se trouvait seulement un œuf d’oie.
Le prince referma et rangea la boîte dans son paquetage. Il avait promis d’amener l’offrande en haut de la montagne et savait combien cela était important pour les dieux et pour le roi son père, mais il ne comprenait pas bien le choix du souverain d’offrir aux dieux un œuf. Un simple œuf. Il commença aussi à se demander si tout cela n’était pas qu’une épreuve qui lui était destinée, car après avoir ouvert la boîte rien ne s’était passé. Les dieux n’avaient pas déversé leur colère sur lui ou la montagne. Le vent ne soufflait pas plus fort, et la pluie ne tombait pas plus drue.
Les jours suivants, ses compagnons et lui progressèrent lentement. Le prince ne voyait plus l’intérêt de se dépêcher. Vron, leur guide, et les soldats étaient fatigués et auraient eu du mal à presser le pas de toute manière. Ils avaient quitté le palais depuis plus d’un mois quand, enfin, ils parvinrent au sommet de la plus haute montagne. Une vasque naturelle creusée dans la roche attendait l’offrande rituelle. Le prince fit allumer de l’encens, récita les formules, ouvrit la boîte dos à lui et la posa ouverte, sans avoir vu l’intérieur, dans le trou sombre et humide – il n'était pas assez fou pour enfreindre la règle devant les dieux.
Jamais il n’avait réalisé un tel voyage, tout comme ses compagnons, et ne savait pas trop ce qu’il était censé de passer désormais. En tout cas, le coup de tonnerre menaçant qui résonna alors qu’aucun nuage d’orage n’apparaissait à l’horizon lui secoua le cœur d’une certaine appréhension. Le prince reculait quand une détonation lumineuse l’aveugla. Le sol rugit sous ses pieds et il tomba à la renverse. Il eut tout juste le temps d’apercevoir les vallées minuscules sous lui avant de sentir une pierre lui percuter le crâne.
Quand le prince rouvrit les yeux, il se trouvait allongé sur une couchette étroite, dans une petite hutte au toit de chaume qui sentait la résine de conifère. Des couvertures de laine l’enveloppaient.
— Ah, je constate que tu es réveillé, jeune homme. Tu as fait une sacrée chute. Si tu veux mon avis, tu as de la chance d’être encore en vie. Oh ! Non ! Ne soulève pas tes draps pour l’instant, tu n’es pas en état de te lever, et je préfèrerais aussi que tu ne regardes pas tes jambes pour le moment. Tu as plusieurs fractures, si tu veux tout savoir.
— Pardon, mais qui êtes-vous ? bafouilla le prince, la bouche sèche.
— Azélénie Vhâ Löom, mais tu peux m’appeler Az, comme tout le monde, ici. Si tu veux mon avis, ce serait plutôt à moi de te demander qui tu es.
— Kei Nham. Le prince de ce royaume.
La vieille femme aux cheveux en camaïeux de gris lui toucha le front, les yeux levés vers le plafond sous l’effet de la concentration. Puis elle passa également le dos de sa main glacée sur chacune de ses joues.
— Eh bien, mon garçon, si tu dis la vérité, il va te falloir des bottes de sept lieues pour arriver à temps chez toi et empêcher le « prince Vron » d’épouser ta sœur.
Le prince écarquilla les yeux. Le prince Vron ? Qu’est-ce que la vieille femme racontait là ? Épouser Sash ? Et puis quoi, encore ? Az le prenait-elle pour un fou et lui racontait-elle des histoires pour se moquer de lui ? Il scruta son visage, mais bien sûr la vieillarde ne mentait pas.
— Des bottes de sept lieues ? répéta-t-il.