Dhai recula, faisant osciller l’embarcation qui, portée par les remous provoquée par son propre mouvement, dériva jusqu’à percuter avec un son rauque le vaste contrefort d’un fromager. Dhai se retint d’une main au bord pour ne pas tomber, tandis que Vacarme quittait son perchoir pour ne pas finir écrasé, sous l’œil bleu perçant de Silence demeuré immobile. Le pêcheur stabilisa l’embarcation puis planta une grande perche dans le sol de la mangrove pour s’immobiliser. À quelques brasses de là le brochet d’or allait et venait, semblant chercher son chemin. Dhai remonta le radeau jusqu’au bout. Les oiseaux demeuraient chacun à leur extrémité de la perche pour maintenir l’équilibre de l’embarcation. Debout, avec l’eau trouble et la brume pour lui cacher la vue, Dhai ne discernait plus qu’une vague lueur. Il songea à approcher sa perche, mais craignit de faire fuir l’animal. Éteindre la lanterne alors que la lumière l’avait peut-être attiré ne lui semblait pas une meilleure idée. Il se retourna sur les cormorans.
Les ailes écartées pour les faire sécher, Silence riva son œil sur le vieux pêcheur. Lui révéler qu’aucun humain n’en avait jamais vu lui semblait bien mal avisé. Dhai prendrait peur, alors. Effrayer les humains se révélait souvent être une mauvaise idée, comme la fois où Brume s’amusait à laisser ses traces de pattes autour des troupeaux. Chaque matin, les bergers se rassemblaient, fouillaient les environs, auscultaient les bêtes, et partaient trouver des pâturages plus sûrs. Brume était un jeune loup, alors, et manquait de modération comme tous ceux de son âge. Il continua à effrayer les humains, laissant même apercevoir ses yeux brillant dans la nuit. Un jour, un jeune pasteur plus courageux – ou inconscient – que les autres décida de veiller avec un arc et des flèches pour compagnie. Il repéra Brune et les autres louveteaux qui l’accompagnaient cette nuit-là. Il voulut leur tirer dessus, mais les loups se cachaient derrière les brebis et plusieurs bêtes moururent avant les loups. Les loups eux-mêmes furent massacrés le lendemain, parce que le jeune homme avait mutilé les brebis mortes pour faire croire à une attaque des loups.
— Ce poisson n’existe nulle part ailleurs, Dhai. (Vacarme tourna subitement la tête vers Silence.) Quoi ? Je sais à quoi tu penses. Et alors ? Nous sommes perdus au milieu de nulle part, nous pouvons bien faire une exception. Qu’est-ce que ça changera s’il sait que ce poisson n’existe que dans les eaux de la mangrove ?
— Nous sommes perdus parce que tu as dissuadé Dhai de suivre mes conseils.
— Oh, ça va !... « tourner à droite », pardon, mais ce n’est pas très précis, dans une telle purée de pois ! Dhai. Je disais donc que ce poisson n’existe qu’ici, en tout cas je n’en ai jamais vu ailleurs. Certains disent qu’il possède des pouvoirs, mais bon, Dabei aussi prétendait que sa lampe avait des pouvoirs, et ça ne l’a pas empêché de croupir dans un cachot sous les montagnes pendant un demi-siècle. Il faudrait le pêcher, pour en avoir le cœur net.
Dhai réfléchissait. Le poisson ne se mangeait peut-être pas, et ne possédait peut-être pas la moindre once de magie en lui, mais il était rare et ses écailles étaient d’or. Une seule écaille pourrait sans doute rapporter au vieux pêcheur beaucoup d’argent, de quoi obtenir au marché plusieurs autres cormorans pour pêcher encore davantage de poissons. De quoi marier sa fille, aussi, à n’en pas douter. Opinant pour lui-même, il demanda aux cormorans d’aller chercher le poisson.
— J’aurais trop peur de l’abimer avec mon bec, prétendit Vacarme. Silence est plus minutieux que moi.
Silence leva les yeux au ciel et plongea. Dhai vit l’oiseau disparaître dans la brume avant de l’avoir entendu toucher l’eau. Le cœur battant, le vieux pêcheur attendit penché au-dessus du radeau, appuyé à la perche toujours plantée dans la vase. La lumière du poisson d’or devint plus rapide et saccadées comme le vol d’une luciole. Dhai avait du mal, avec ses yeux fatigués, à en suivre les mouvements et souvent devait se redresser pour chercher. Au bout d’un moment, Silence reparut, battant l’air de ses ailes trempées, et vint se percher sur la longue tige de bambou qui était la sienne. Pris au piège dans la pince de son bec, le brochet d’or luisait comme un soleil malgré la brume épaisse, et s’agitait, se tortillait, cherchant à échapper frénétiquement à la poigne puissante de l’oiseau-pêcheur.
— Oh, ça va, ne fait pas ton fier, lui lança Vacarme.
Dhai lui jeta un regard réprobateur. Il flatta Silence d’une caresse sur la tête et saisit fermement le poisson d’or par la queue. Le brochet continua de sauter dans l’air, de se tortiller, de se tourner en tous sens pour attraper enfin le regard du vieux pêcheur qui finit par lever l’animal visqueux à hauteur de son visage.
— Attends, humain, attends ! Ma chair est amère, mes écailles ternissent quand je meure. Épargne ma vie, et je t’accorderai un vœu quand tu en auras besoin. Un seul, alors choisi-le bien. Il suffira de dire « petit poisson d’or, j’ai besoin de toi » et je viendrai, je t’entendrai où que tu sois par les mers et les fleuves, je te le jure.
Dhai fronça les sourcils. Jamais il n’avait entendu de poisson lui adresser la parole. Seulement, au cours de sa vie il avait rencontré de nombreux flatteurs, des humains prompts aux promesses jamais tenues. Pourquoi un poisson sur le point de mourir serait-il différent ? N’était-ce pas le sens même de la vie que de vouloir la garder ? De sa main libre, il attrapa le petit couteau à sa ceinture.
— Prends garde, Dhai, nous ignorons de quoi est capable ce poisson.
— De parler, pour commencer ! railla Vacarme. Si nous le ramenons au village, nous serons acclamés par tout le monde pour leur avoir montré ce poisson étranger.
Le grand brochet cessa ses suppliques pour regarder Vacarme droit dans les yeux.
— De mon point de vue, le piaf, vous êtes les étrangers ici.
— Qui est-ce que tu traites de piaf, la poiscaille ?
Dhai rit, et Vacarme se rembrunit. Silence regretta que la brume ne fut pas plus épaisse pour dissimuler son amusement – la moquerie de l’autre amenait rarement quelque part, il le savait bien, mais Vacarme parvenait toujours à bout de sa patience. Silence regarda Dhai remettre son couteau au fourreau. Après une ultime réflexion, le pêcheur s’accroupit et laissa le poisson d’or aller à l’eau. Le brochet sortit la tête.
— Je te dois un vœu, si tu as besoin de moi un jour, appelle-moi.
Et il déguerpit, si vite que la brume l’avala immédiatement. Dhai demeura un moment à fixer le brouillard au-delà de la lanterne toujours suspendue au bout du radeau. Il aurait pu demander au poisson de le ramener chez lui, mais peut-être le poisson étranger ne savait-il pas le chemin du retour, et puis il semblait à Dhai que la demande aurait été bien futile. Il pouvait encore retrouver son chemin par lui-même, si les cormorans cessaient de se disputer et l’aidait à repérer la forme des arbres et l’implantation des mousses afin de choisir enfin une destination, plutôt que de se laisser dériver.
— Nous aurions du lui demander de nous ramener chez nous, lança Vacarme en écho à ses pensées, et comme toujours ce fut Silence qui lui répondit :
— La magie ne se gaspille pas pour quelque chose que l’individu peut faire par lui-même, argua-t-il d’un ton docte. Si tu passais moins de temps à raconter des histoires, tu aurais remarqué que nous sommes déjà passé devant ce fromager tout à l’heure.
— N’importe quoi !
Accroupi sur sa petite estrade, Dhai leur jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Les cormorans se turent.