Jour 5 : jumelles

Par N-ir
Notes de l’auteur : La longue-vue, pas les sœurs !

Seuls les rares battements d’ailes de Vacarme qui cherchait sa position sur la perche rompait le silence. Le radeau glissait sur l’eau peu profonde sans un bruit. Aucun souffle de vent ne venait contrarier le repos des arbres. De temps à autre, les nappes de brouillard se clairsemaient, mouvantes et fragiles, se déchirant au passage des voyageurs pour se reformer continuellement derrière eux. Le nuage avalait le souffle de leur respiration. Dhai regardait autour de nuit en plissant les yeux, progressant lentement afin d’assurer la sécurité du radeau : cogner trop fort contre les racines haut-perchées des arbres aurait pu le faire basculer, et la secousse était dans tous les cas désagréable.

Vacarme et Silence se taisaient, et il n’avait pas pris la peine de réclamer au premier une nouvelle histoire, sachant que l’oiseau-pêcheur en déclamerait une selon son bon vouloir. Quant au second, il n’avait jamais aimé étaler son savoir.

Le pêcheur cherchait des motifs sur les contreforts couverts d’écorce, dans les rares et sombres feuillages qui apparaissaient parfois, dans les racines enchevêtrées dans l’eau, sans jamais être capable de les utiliser pour se retrouver son chemin. Il en vint à repenser au poisson d’or, mais refusait d’abandonner si facilement. Néanmoins, la lumière avait décrue, sans qu’il soit possible à Dhai de déterminer s’il s’agissait de la descente du soleil pour la nuit ou de nuages épais au-dessus de la nappe de brume. Si le marais le piégeait pour la nuit, il serait vraiment en danger, ainsi que ses oiseaux. Eux, au moins, pouvaient voler. Le village s’inquiéterait sans doute de ne pas le voir revenir.

Les paroles du poisson d’or lui revenaient régulièrement en mémoire. Vous êtes les étrangers, avait-il dit, mais Vacarme prétendait que ce poisson n’existait nulle part ailleurs que dans ces marais, et la mangrove appartenait au village.

Un bruit se fit entendre, froissement feutré d’un fruit échappé à sa tige et rebondissant au loin sur les feuilles de son arbre avant de se couler dans l’eau pour s’allonger sur la vase épaisse et soyeuse. Dhai tendit l’oreille, mais rien d’autre ne se produisit. D’un coup de perche, il fit filer l’embarcation entre deux troncs malingres mais droits. Alerte, il regardait autour de lui. Les arbres n’étaient que des ombres pesantes flottant sur le nuage. La lanterne à l’avant faiblissait sans que Dhai sut très bien si elle avait brûlé trop longtemps, ou si quelque chose d’autre empêchait sa lumière de fleurir.

Tantôt debout tantôt accroupi sur le radeau, le pêcheur cherchait à s’orienter.

Soudain, quelque chose se mit à briller, là, entre les pattes lâches de racines faussement figées, vivantes, toujours. Avec prudence, il fit accélérer l’embarcation. À plat-ventre sur le solide radeau, la lanterne à la main pour s’éclairer du mieux possible, Dhai plongea sans main libre dans l’eau étrangement tiède de la mangrove. Ses doigts se refermèrent sur un objet long et étroit, assez léger. Il le ramena sur le radeau et, la lampe tenue au-dessus, les cormorans tendant le cou depuis leur perche, observa le bâton télescopique doré, du verre à chacune de ses extrémités.

Dhai regarda tour à tour Silence et Vacarme.

— C’est une lunette d’approche, pour voir de loin, lui expliqua Vacarme.

— Ce n’est pas juste « une » lunette, réfuta posément Silence.

Vacarme sautilla sur la perche pour s’approcher. Et en effet. C’était l’une des lunettes des frères Tamura. Atterrie ici eux seuls savaient comment – et encore.

— Il y en a une seconde, quelque part. Il vaudrait mieux laisser celle-là où tu l’as trouvée, Dhai : on ne sait jamais. (Vacarme recula un peu. Il ne craignait pas la magie, non : il se montrait prudent, voilà tout.) Personne ne sait où est l’autre, enfin personne ne savait non plus que celle-ci était ici.

Dhai fixait Vacarme les sourcils froncés sans comprendre. Vacarme soupira.

— Va pour raconter l’histoire…

— Tu ferais mieux de nous aider à trouver le chemin du retour.

Vacarme décocha un regard noir à Silence.

— Nous ne sommes pas près de retrouver le village, j’ai bien le temps de raconter l’histoire des frères Tamura ! Toi qui n’arrête pas de dire que tu as de meilleurs yeux que moi, tu n’as qu’à chercher le chemin du retour !

Silence se tut.

— Bon, se lança Vacarme.

 

Dans un petit village de montagne, vivaient deux frères. Eiji, le plus âgé, et Jin, le plus jeune. Ils étaient les fils du forgeron. Leur père travaillait de l’aube au crépuscule, leur mère aussi, mais dans les champs, si bien que la plupart du temps ni Eiji ni Jin n’avaient qui que ce soit pour s’occuper d’eux. Les deux garçons vadrouillaient dans la montagne, dans la forêt, chassaient, pêchaient, exploraient. Plusieurs fois, ils s’étaient retrouvés perdus, et le village avait dû chercher l’un ou l’autre. Apprenant cette histoire, une sorcière de passage…

 

— Une exploratrice, corrigea Silence.

— Ses lunettes d’approche sont magiques, donc je maintiens que c’était une sorcière ! C’est moi qui raconte l’histoire, je la raconte comme je veux ! Donc. Une sorcière…

 

…de passage décida de leur offrir à chacun une longue-vue. S’ils se concentraient assez, où qu’ils soient dans le monde, ils pouvaient voir leur frère, savoir où il se trouvait, et ainsi venir l’aider au besoin. Les deux frères remercièrent la sorcière, leurs parents aussi, car ainsi il serait plus facile de les retrouver quand l’un d’eux s’égarerait. Le temps passa. Le plus jeune des frères, Jin, se fit marin et vogua sur les sept mers. Le plus âgé des frères, Eiji, avait un talent pour le jeu, surtout les jeux de hasard. Il devait être un peu sorcier, lui aussi. C’est ainsi qu’il accumula une fortune à la capitale et s’y fit rapidement des amis. Comme ils vivaient loin l’un de l’autre, les deux frères utilisaient souvent leur longue-vue pour prendre des nouvelles, et parfois, quand ils se regardaient en même temps, ils pouvaient même communiquer par signes.

Deux des camarades d’université d’Eiji lui dirent un soir qu’il avait gagné une grosse somme d’argent d’un coup :

— Garder tout cet argent dans ta chambre est risqué, tu devrais le cacher.

— Je connais un bon endroit, sur une île pas loin d’ici, il faut prendre le bateau.

Eiji accepta de les suivre, et ses deux amis le conduisirent sur un îlot au large des côtes, jusqu’à un trou circulaire creusé dans la roche. Si profond, que l’on en voyait pas le fond.

— C’est assez grand pour protéger ton trésor. Tiens, voilà une échelle de corde. Tu devrais descendre pour jeter un coup d’œil, et quand tu veux qu’on t’aide à descendre tes gains, tu tires trois fois sur la corde.

Eiji descendit donc le long de l’échelle. Envoyer tout son argent à ses parents lui faisait un peu peur, et le garder dans sa chambre, c’était vrai, était un problème aussi. Avoir une cachette pour apporter l’argent à ses parents la prochaine fois qu’il se rendrait dans le village était une bonne idée.

À force de réfléchir au lieu de regarder où il mettait les pieds, Eiji finit par trébucher et tomba au fond du puits. C’était un endroit vraiment humide et sombre, et il se dit que ce n’était pas le meilleur endroit, finalement, pour cacher son argent. Alors, il voulut remonter, mais l’échelle céda sous lui, il tomba et se cassa la cheville. Plusieurs fois, Eiji appela ses amis pour recevoir de l’aide, mais ne vit ni n’entendit personne, et la nuit finit par tomber, le jour par se lever. Eiji avait faim, et soif. Il essaya de grimper le long du mur, mais les pierres étaient trop serrées, et les parois trop lisses. Il aurait voulu demander de l’aide à son frère, mais il avait laissé la longue-vue dans son appartement.

À des centaines de lieues de là, Jin était matelot sur un navire de commerce. Régulièrement, il prenait des nouvelles de son frère, et commença à s’inquiéter quand il le vit crapahuter dans la forêt d’une île perdue. Alors, il abandonna son équipage et partit à sa recherche. Il avait économisé ses salaires et put s’acheter un petit bateau à voile non ponté. Plusieurs fois par jour, il regardait dans la lunette et, plusieurs fois par jour, constata que son frère était coincé. Il essaya de l’appeler, sans résultat : les lunettes ne transmettaient que les images, non les sons.

Il était loin de l’île, encore, et dut s’arrêter souvent pour constituer des vivres et acheter du matériel. Dans le dernier port, une vieillarde l’accosta pour lui demander le prix de la traversée.

— Je ne me rends pas tout de suite dans une ville, grand-mère. Je dois d’abord aller au large, tu devrais demander à un autre marin.

Mais la vieille femme balaya le conseil d’un geste de la main.

— Ça ne fait rien, j’attendrai que tu ais fini tes affaires ! Ça me rappellera les voyage de ma jeunesse !

Sur ces mots, elle monta dans la barque.

La première nuit, Jin et la vieille femme essuyèrent une tempête et durent s’amarrer à une proéminence rocheuse, et se protéger tout au fond de la profonde embarcation sous une toile cirée. Jin avait l’habitude des tempêtes, mais il n’en avait jamais vécu une sur un bateau aussi fragile, aussi tremblait-il de tous ses membres.

— Je connais des histoires pour te soulager l’esprit, dit soudain la vieille femme qui pelait une pomme avec son couteau. Puisque nous sommes bloqués ici, veux-tu les entendre ?

— Je t’écoute, grand-mère.

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