Jour de grève

L’occasion tant attendue lui tomba dessus par hasard. Les ouvrières de la célèbre maison de couture Meyer s’étaient mises en grève, bientôt rejointes par leurs collègues des maisons concurrentes. Bien qu’il n’y connaisse rien, Axel se proposa d’aller voir sur place. Mme de Malaterre approuva l’initiative.

La maison avait son siège dans une artère très commerçante. Les ouvrières étaient impossibles à rater. Elles avaient installé leurs tables dehors et vendaient des colifichets pour soutenir la caisse de grève. Certaines, armées de panneaux, faisaient entendre leurs revendications. De meilleurs salaires ! Des cadences moins élevées ! Nous habillons les élégantes et ne mangeons pas à notre faim !

Il fit le tour de la manifestation. Les agentes de police stationnaient à côté, s’efforçant de disperser les curieuses. Régulièrement, les vendeuses les accusaient de faire fuir la clientèle. Elles n’avaient pas tort.

Il s’approcha de la table des vendeuses.

– Mesdames ? Vous avez tout fabriqué vous-mêmes ?

– Bien sûr ! Ce sont les restes de tissus issus de la découpe. Personne ne les utilise.

– J’écris un article sur vos conditions de travail, déclara-t-il.

Certains visages se fermèrent. Il continua bravement :

– Pour une robe chez vous, combien faut-il d’heures de travail ?

– Des centaines !

Il s’étrangla à moitié.

– Vous imaginez quoi ? Vous voyez ces toutes petites broderies qui étaient à la dernière mode la saison dernière ? Rien que ça, ça peut prendre des semaines en fonction du motif. Les bustiers sont ajustés sur la cliente, ils peuvent être composés d’une dizaine de pièces. Et les dentelles !

Toutes ses camarades approuvèrent.

– Heureusement on fait les coutures à la machine, sauf lorsque le tissu est trop fragile.

– Et vous êtes payées combien pour ça ?

– 70 centimes à l’heure ! Sans les heures supplémentaires !

– Sauf lorsque la maîtresse d’atelier trouve que le travail n’est pas bien fait et qu’elle nous fait tout recommencer !

– Et on n’est pas payées lorsqu’on reste jusqu’à minuit pour terminer une commande !

Il sortit un carnet de sa poche et nota tout. Les volumes horaires illégaux, les salaires misérables, les mètres et les mètres de tissus engloutis dans une seule robe, les doigts tordus par les points minuscules, les dos douloureux et les yeux fatigués. Il discutait de la manière dont elles avaient récupéré les chutes pour fabriquer leurs robes de poupée et les peluches lorsqu’ils furent interrompus.

– Qu’est-ce que vous fichez là, vous ?

– Mon travail. À moins que vous n’y voyiez un inconvénient ?

Il lui montra les pages couvertes de notes.

– Madame me racontait dans quels états sont les plus vieilles ouvrières et les dispositions prises par la direction pour leur offrir une retraite.

Francanella lut quelques mots.

– Quoi ? C’est honteux ! Et personne ne s’est plaint ? Ça ne se passera pas comme ça !

– Votre justicière est arrivée ! Fit Axel.

Il reçut un regard noir de la journaliste.

– Et vous, qu’est-ce que vous allez raconter ? Qu’il est normal que ces femmes se tuent à la tâche ?

– Bien sûr que non ! Pour qui me prenez-vous ? Vous croyez vraiment que je trouverais acceptable qu’une robe vendue des milliers de livres rapporte aussi peu à celles qui ont passé des heures dessus ?

Elle l’observa, songeuse.

– Je vous souhaite bien du courage, finit-elle par lâcher.

Il ne releva pas.

– Voulez-vous faire un tour ? Nous partagerons nos notes si vous le souhaitez. Cela fait bien une demi-heure que l’on me dit tout de leurs conditions insupportables.

– Pourquoi pas ?

Ils s’éloignèrent des vendeuses ensemble.

– Vous me devez toujours un dîner, lui glissa-t-il.

– Vous êtes du style à courir plusieurs lièvres à la fois ?

– Pardon ?

– À moins que ce n’ait été qu’une aventure ?

Elle s’efforçait de garder un ton léger.

– Vous parlez de Louise Bretonne ? On a fait connaissance lorsqu’elle m’a aidé avec la machine à écrire, et c’est devenu une amie, mais il n’a jamais été question d’autre chose.

– Je parle de la fille accrochée à votre bras à plus de onze heures du soir.

– C’est elle. Je la raccompagnais, elle avait bu. Si vous voulez tout savoir, elle se laisse séduire par un fonctionnaire du cabinet impérial. J’imagine qu’elle va bientôt le demander en mariage.

– Elle ne perd pas le nord !

La journaliste secoua la tête. Il risqua un regard dans sa direction.

– Mais vous, vous n’avez rien contre les journalistes débutants ?

– Ce sont mes préférés. Ce soir, pour le dîner ?

– Volontiers !

Ils échangèrent un sourire.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez