Le bal de la victoire

Les de Manze habitaient un hôtel particulier en plein cœur du quartier le plus chic de la capitale. Apprenant l’invitation de sa belle-sœur, Mme de Malaterre s’était empressée de louer des tenues convenables à ses deux journalistes. La raideur de son col et l’étroitesse de son costume bleu gênaient beaucoup Axel. À ses côtés, Louise paraissait pleinement à son aise dans sa longue robe vaporeuse rose pâle, retenue à la taille par une ceinture et qui dévoilait largement ses épaules simplement recouvertes d’un châle. Des gants couvraient ses mains jusqu’aux coudes et ses cheveux étaient rassemblés dans le genre de chignon compliqué à la dernière mode. Ils eurent droit de partager la voiture des de Malaterre. Sortie de son secrétariat, Aurélie resplendissait. Axel se demandait en l’observant comment il n’avait pas deviné tout de suite la nature exacte de leurs relations. Ce n’était un secret pour personne que Sophie de Malaterre s’était vouée dès sa jeunesse à Diane.

Ce soir-là, elles portaient des tenues plus sombres que celle de Louise, aux décolletés moins prononcés. Sophie était en parme et Aurélie portait une jupe noire et un bustier rouge, recouvert d’une gaze noire. Les miroitements du tissu rendaient l’ensemble saisissant.

Ils descendirent de voiture dans la cour. Sophie tendit leurs invitations à la portière, qui les laissa rentrer. On les débarrassa de leurs affaires, puis les deux couples rejoignirent la salle de réception.

La vive lumière faisait briller les parquets, les miroirs, les meubles et les bijoux. La pièce était plus longue que large et donnait sur de grandes baies vitrées ouvertes faisant entrer l’air frais de ce début de soirée. Un pan de mur était occupé par un imposant buffet proposant une myriade de plats divers, du pâté en gelée à la salade de fruit. Les serveurs, en noir et blanc, louvoyaient entre les groupes proposer des rafraîchissements. L’orchestre, dans une niche en hauteur, jouait en sourdine.

Leur hôtesse, flanquée de son mari, vint les accueillir en personne. Elle décerna un compliment à sa belle-sœur et sa compagne, puis se tournant vers Axel et Louise, ajouta :

– Je suis contente de voir que vous êtes venus ! J’avais peur que vous ne fûtes trop timides pour cela.

– Nous sommes ravis de votre invitation, madame, répondit Axel.

– Nous vous adressons nos plus sincères félicitations pour votre élection, ajouta Louise.

– Merci. Passez une bonne soirée !

Elle se tourna vers de nouveaux arrivants. Ils s’éloignèrent sans se faire prier, ravis de s’en être tirés sans commettre d’impairs.

– Merci encore de m’avoir proposé de venir, fit Louise.

Ils firent le tour de la salle, reconnaissant dans la foule plusieurs personnalités politiques de premier plan dans le camp conservateur. Ils échangeaient des remarques à mi-voix, ce qui leur valut plusieurs regards intrigués. Louise surtout faisait tourner les têtes. Axel devait bien reconnaître qu’elle était sensationnelle.
L’orchestre entama une nouvelle danse, avec plus d’entrain qu’ils ne l’avaient fait jusque-là. Les derniers invités étaient arrivés. Mme et M. de Manze ouvrirent le bal, bientôt rejoints par plusieurs couples d’excellents danseurs. Les voir virevolter donnait presque le tournis.

Le maître à danser annonça un quadrige aux figures compliquées. Axel se retrouva tiré sur la piste par une Louise surexcitée

Il mit toute son application à suivre les pas de sa cavalière, qui s’y connaissait mieux. Il n’avait pas pratiqué qu’aux mariages et aux fêtes populaires, que les derniers airs n’avaient pas encore atteints. Il possédait cependant assez de souffle pour tenir le rythme.

Au moment de changer de partenaire, il se retrouva face à des yeux verts qu’il aurait voulu oublier. Madeleine fit mine de s’éloigner, mais tous les danseurs étaient pris.

– Madame, lui glissa Axel. Mes félicitations pour votre mariage. Je n’aurais pas cru que vous trouviez si vite chaussure à votre pied.

– Ne vous moquez pas de moi ! Je connais Jules depuis notre enfance. C’est un garçon charmant.

– Qui doit cependant manquer d’exotisme, non ? (Il glissa un regard vers l’homme dansant à présent avec Louise.) Rien de très affriolant…

– La passion ne vaut rien. Un couple a besoin de stabilité.

– C’est bien vrai. Les habitudes, il n’y a que ça de durable. Comme passer ses matinées dans une chambre à coucher et partir en empochant le travail de son amant, par exemple.

Elle était très pâle sous son maquillage.

– Vous savez, je ne vous attendais pas du tout à vous voir ici, poursuivit Axel, exécutant sans y réfléchir un ensemble de pas particulièrement complexes, alors que j’ai croisé votre mère chez cette chère Mme Hert !

– Maman est une idéaliste. Elle croit que refuser les honneurs de la cour et les traditions la fera paraître plus intelligente.

– Oh, et vous pensez, naturellement, que l’esprit ne se trouve que dans l’entourage de Sa Majesté Impériale ?

– Il y en aura toujours plus là que chez ces andouilles qui se proclament progressistes !

Le maître de danse annonça un nouveau changement de partenaire.

– Excusez-moi, dit-elle dans un effort visible pour se maîtriser.

Elle se recula, interrompant la danse.

– Je suis un peu fatiguée, prétexta-t-elle.

Elle s’enfuit. Axel en profita pour s’éloigner discrètement de la piste. Louise l’avait oublié ; elle dansait avec vigueur. La musique changea pour quelque chose de plus doux. La journaliste l’aperçut et lui sourit, mais elle fut distraite par l’arrivée d’un jeune homme aux cheveux noirs.

Il fit un tour au buffet, où il ne trouva que des mères de famille, commentant allégrement les chances de mariage de leur progéniture.

– Ne serait-ce pas Mme Langlois ? Murmura l’une à sa voisine.

– Mais si, vous avez raison ! Elle ne devrait pas se donner tant de peine, dans son état…

Devant les protestations de ses compagnes, elle se ravisa :

– C’est ce que j’ai entendu dire, mais ne trouvez-vous pas que son tour de taille a forci depuis quelque temps ?

Les commères s’abîmèrent dans la réflexion, avant d’admettre qu’effectivement, Mme Langlois montrait des signes d’épaississement. Les potins reprirent.

– Cette histoire l’a ridiculisée. Imaginez-vous, elle a été refusée d’accès aux Nouvelles lidennoises, alors qu’elle était devenue inséparable de Mme de Malaterre ! On prétend qu’elle a volé le travail de son amant, mais je n’y crois guère. Cette fille n’a pas le moindre talent pour l’écriture, c’est tout. L’argent ne nous rend pas autrice. En tout cas, elle a épousé le demoiseau Delange, que l’on considérait comme un cas désespéré. On se demande bien ce qu’elle lui trouve ! Et je n’aimerais pas être à la place du mari…

Là, sentant que le sujet devenait glissant, l’une des matrones lança à la cantonade :

– En tout cas, ma Clara, ça ne risque pas de lui arriver ! Elle est fiancée depuis six mois à un garçon très convenable de Phocée.

Elles s’engouffrèrent toutes dans la brèche et Axel s’éloigna.

Il avait mal aux pieds et la tête lui tournait. La présence de Francanella, toujours là pour ironiser, lui manquait. Il se laissa tomber sur un fauteuil à l’écart.

– Vous ne semblez pas beaucoup vous amuser, remarqua l’homme assis à sa gauche.

Il se retourna. C’était de Manze. Il ne sut expliquer son élan de sincérité.

– C’est que tout cela manque tellement de naturel ! Chez moi, on danse au violon sous les arbres, mais l’assemblée est bien plus joyeuse.

– Vous n’êtes pas fait pour ça. Je le savais dès que je vous ai vu dans ce train. Vous n’appartenez pas à ce monde.

Il se sentit piqué au vif.

– Ma famille dispose de l’une des plus grandes fermes de la région depuis des générations. J’ai grandi au grand air, dans un climat dans lequel vous ne pouvez vous aventurer que sous d’épaisses couvertures, dans un traîneau tiré par des rennes. Mes ancêtres ont ravagé toutes vos côtes sans que vous n’y puissiez rien. Nos dieux sont rusés et pieux, au lieu d’être paillards et grossiers. Et votre impératrice ne nous effraie pas !

Il s’était levé et avait presque crié ses derniers mots. Quelques têtes se tournèrent dans leur direction. M. de Manze sourit.

– Vous voilà enfin, fit-il simplement. On aurait pu vous croire perdu sous une couche de vernis.

Il ne prit même pas la peine de répondre à tant de grossièreté. Il traversa toute la pièce au pas de charge. Madeleine, très pâle, une main sur son ventre, s’était réfugiée sur un fauteuil. Son nouvel époux se tenait à ses côtés, l’air soucieux. Encore une fois, Viviana lui manquait.

Il passa les portes-fenêtres et se retrouva dans le jardin. Une silhouette faisait les cents pas, un livre à la main. En se rapprochant, il reconnut Aurélie.

– Vous ne dansez plus ? Lui demanda-t-elle.

Il secoua la tête.

– J’en ai eu assez.

– Je vous comprends. Je viens pour faire plaisir à Sophie. Elle me laisse tranquille après une danse ou deux.

Louise se précipita à sa suite.

– Je vous cherchais. Le maître d’hôtel a dit qu’il vous avait vu sortir. Vous danseriez bien avec moi pour la prochaine ?

– Je crois que je vais rentrer à la maison.

– Oh.

Elle eut l’air déçue.

– Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, lui dit Aurélie d’un ton conciliant. J’ai vu comment ce jeune homme vous regardait. Vous devriez lui proposer.

Elle rougit.

– Vous croyez ? Cela ne vous dérange pas ?

– Amusez-vous, Louise. Je n’ai pas de droits sur vous.

Elle lui sourit, murmura un au-revoir et s’en fut à l’intérieur. Aurélie affichait un air satisfait. Elle échangea un regard entendu avec Axel.

– Voilà une histoire qui promet d’être intéressante, remarqua-t-elle.

Il acquiesça et lui fit ses adieux à son tour. Il rentra dans la salle. Louise se tenait aux côtés de son homme aux cheveux noirs. Il avait l’air émerveillé. M. de Manze lui sourit en le voyant passer ; il l’ignora. Il longea le mur du buffet, attrapant des petits fours au passage. Un serviteur lui remit son manteau.

Une fois de retour dans la rue, il prit le chemin du retour. L’air frais de la nuit lui remit les idées en ordre. Le passage intermittent des fiacres lui semblait la seule chose réelle de la soirée. Sans cesse, le regard méprisant de Madeleine lui revenait en mémoire. Sa main posée en protection sur son ventre. Les commentaires des matrones. L’inquiétude sincère de son mari. Les commentaires de M. de Manze. La tranquillité d’Aurélie, seule dans son jardin. La joie qui se peignait sur les traits de Louise tandis qu’un joli garçon lui faisait la cour. L’impression de fausseté et de servilité qui se dégageait de l’ensemble.

Qu’en aurait dit Viviana ? La question était revenue plusieurs fois au cours de la soirée dans son esprit. Qu’aurait-elle pensé des diamants de Madeleine ? Elle se serait sans doute moquée de ces femmes colportant des ragots sur une autre dans le seul but de mettre en avant leur progéniture. Son coup d’éclat face à de Manze lui aurait valu des applaudissements. Et elle aurait vu que Louise n’était qu’une amie, au lieu de croire les dieux savaient quoi. Elle l’avait vue trente secondes, et elle en avait tiré des conclusions à la va-vite !

Il fallait qu’il lui parle. Mais voudra-t-elle le revoir ? Il fallait qu’il se trouve une occasion…

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