Juillet | Chapitre 16

Par Hinata

À sa plus grande honte, Raphaëlle n'avait pas remis les pieds dans l'enceinte de l'école depuis le début de son congé. Ce n'était pas faute d'en avoir fait la promesse à ses élèves en partant, et ne parlons pas de ses collègues. Bizarrement intimidée, elle se laissa porter par le flot de parents et d'enfants qui franchissaient les grilles, guidé par des guirlandes en papier et des pancartes peintes à la main qui pointaient le chemin de la grande cour. Même avec Jeanne dans les bras, Raphaëlle se sentait clairement comme une imposture. C'était nul de se penser en intruse dans un lieu où elle s'était sentie comme chez elle pendant si longtemps. Elle avait peut-être bien fait de ne pas s'infliger ça plus tôt. Au moins, un jour comme celui-ci, l'ambiance festive lui évitait de trop se laisser aller à la mélancolie.

Une bonne odeur de barbe-à-papa, bizarrement mélangée à celle des hot-dogs, l'accueillit sur les lieux de la fête. Au fond de la cour, on avait installé une immense estrade, protégée du soleil par une bâche jaune et rouge qui donnait à la scène des airs de cirque ambulant. En plus d'une musique tapageuse à la Jean-Jacques Goldman, les enceintes crachaient la voix hachée d'un animateur qui vantait l'existence d'une incroyable tombola. Raphaëlle crut reconnaître le timbre de Benoît, le gérant de la cantine. Entre ça, les hurlements surexcités des enfants et le brouhaha des adultes, ce ne fut pas facile de trouver un recoin à peu près calme où téléphoner. Erwan décrocha dès la première sonnerie.

— Oui ?

— Je suis là.

— Pas trop tôt. Je suis dans ma classe, tu viens ?

— On va me laisser entrer ?

— Mais oui. Si on t'emmerde, rappelle-moi.

Elle ouvrit la bouche pour répondre mais il avait déjà raccroché. La première porte qu'elle trouva était fermée à clef. Elle contourna le bâtiment jusqu'à la suivante, sur laquelle était scotché une feuille montrant un panneau sens interdit. Elle la poussa malgré tout et se glissa à l'intérieur. La section des maternelles se trouvait à l'autre bout de l'école. Tout le temps qu'elle arpentait les couloirs déserts, Raph se sentit sur le qui-vive, le cœur battant comme une enfant qui faisait une bêtise. Jeanne ne l'aidait pas tellement à rester discrète : ses éclats de voix inarticulés résonnaient allègrement, ce qui lui plaisait beaucoup.

La porte de la salle de classe était ouverte, mais Raphaëlle y toqua tout de même pour s'annoncer. Assis sur une chaise bien trop minuscule pour lui, le grand corps d'Erwan était courbé au-dessus d'un livre. Il ne releva pas la tête, ce que Raphaëlle prit comme une invitation à s'approcher.

— Salut, lança-t-elle en déposant Jeanne par terre.

Il referma son livre et lui adressa un sourire affectueux qu'elle connaissait bien. Plutôt que de se casser le dos sur un siège miniature, Raphaëlle s'assit en tailleur en face de lui. Jeanne se mit aussitôt en tête de venir s'installer entre ses jambes, agrippant ses bras tout en lui piétinant maladroitement les mollets. La scène arracha à son collègue un haussement de sourcil amusé.

— Café ? proposa-t-il.

Raphaëlle acquiesça, pleine de reconnaissance, et Erwan pivota vers la petite table ronde pour lui en servir un gobelet depuis un grand thermos.

— Je pensais que tu ne viendrais jamais, fit-il remarquer en lui tendant sa boisson.

À l'entendre, on aurait dit qu'il l'attendait sur cette chaise depuis des mois.

— Drama Queen, lui répliqua-t-elle en sirotant son café.

Le goût lui était familier, Erwan avait probablement rempli son thermos à la machine de la salle des profs.

— Tu as bien meilleure mine que la dernière fois, commenta son ami, ses yeux clairs braqués sur elle.

Raphaëlle n'eut aucun mal à se remémorer leur dernière rencontre, le jour où ils avaient vidé l'appartement d'Emma. C'était il y a environ trois mois, ce qui semblait ridiculement peu. Il s'était passé tellement de choses. Et en même temps, elle avait l'impression d'être toujours bloqué au même endroit, sans avoir avancé d'un pouce.

— Toi aussi. 

Elle avait parlé sans réfléchir et le regretta aussitôt : derrière sa barbe de viking, Erwan avait le teint gris, des paupières plus lourdes que d'ordinaire et des cernes difficiles à ignorer. Il dut percevoir l'inquiétude derrière son regard car pour la première fois depuis son arrivée, son ami baissa pudiquement la tête.

— Pas vraiment, admit-il avec un sourire désabusé dans la voix.

— Tu veux en parler ? proposa Raphaëlle tout en éloignant Jeanne qui lui tirait les cheveux en quête d'attention.

— Oh, tu sais, rien de bien nouveau. Et toi, le deuil, tout ça, tu tiens le coup ?

Elle s'accorda un moment pour répondre, se servant de Jeanne comme distraction, lui montrant les étagères de jeux qu'elle pouvait aller explorer. Cela faisait un moment que Raph n'avait pas eu de crises trop sévères. Il lui arrivait de se retrouver soudain écrasée par la tristesse, quasiment comme au premier jour, mais ça ne durait jamais bien longtemps. C'était comme si son corps avait gagné en endurance et ressortait moins fatigué de ces épisodes. Le manque était toujours là, mais ne l'empêchait plus de continuer le cours de sa journée. La plupart du temps. 

— Je pense que oui. Mais je ne sais pas trop si c'est la fameuse acceptation, ou juste une nouvelle forme de déni.

— Je comprends. Enfin, si tu le vis mieux, c'est le principal, je suppose.

Elle hocha la tête. De l'autre côté de la pièce, Jeanne s'était procuré un cube en mousse et s'évertuait à le ramener vers eux, mais sa trouvaille n'arrêtait pas de lui échapper des mains, retardant sans cesse sa progression. Sa marche n'était pas encore très assurée, mais pour une compétence récemment acquise, elle s'en sortait plutôt bien.

— Je suis très heureux que tu revienne l'année prochaine.

Raphaëlle chercha son regard, mais il continuait d'observer les pérégrinations de Jeanne et son cube en mousse. Les effusions de sentiments n'avaient jamais été leur fort à tous les deux. Elle se sentit tout de même soulagée de savoir que ces derniers mois n'avaient pas brisé leur lien d'amitié. L'idée de reprendre le travail, sans trop savoir ce qu'il adviendrait de Jeanne à ce moment-là, n'était pas sans lui causer un certain stress. Avoir Erwan ici pour l'aider à gérer tout ça avait de quoi la rassurer significativement. Elle avait bien fait de donner une réponse positive à sa directrice. Et puis, même si les choses avec Ronan prenaient plus de temps que prévu, ou bien si une place ne se libérait pas assez rapidement à la crèche, Raphaëlle s'était résolue à faire appel à ses parents. Italie ou pas, rémission ou pas, ils pouvaient bien la dépanner si elle n'avait pas d'autre option. Et puis, il y avait aussi Théo, même si Raph n'était pas prête d'admettre à haute voix qu'elle envisageait ce cas de figure.

— Je crois que c'est bientôt l'heure de passage de ta classe, l'informa Erwan en se levant.

La vision de son corps immense qui se dépliait sur toute sa hauteur fascina autant Raphaëlle que Jeanne, qui s'était d'ailleurs figée en plein mouvement, son cube entre les mains et la bouche entrouverte. Raphaëlle profita de sa stupeur pour lui subtiliser discrètement son butin, le remettre à sa place puis emporter la petite dans ses bras.

— Très mignonne, commenta sobrement son collègue tandis qu'ils retournaient vers le centre de la fête.

Raphaëlle s'attendait à ce qu'il l'abandonne au moment de ressortir dans la cour, mais Erwan lui tint compagnie tout le temps que le spectacle actuel se termine, puis pendant celui de ses élèves. Quand il pensait que Raphaëlle ne le voyait pas, Erwan adressait des petites mimiques à Jeanne pour la faire rigoler. Quand la danse de ses grandes sections s'acheva dans un concert  d'applaudissements, Erwan lui indiqua où se faufiler pour atteindre les coulisses et féliciter ses anciens élèves.

— N'oublie pas d'aller voir Khady à son stand de glaces après, ou elle va me trucider.

Avant qu'il ne s'éclipse, Raphaëlle fit basculer Jeanne sur sa hanche pour attirer son ami dans une accolade.

— Passe de bonnes vacances, on se voit en septembre.

— Y a intérêt, marmonna-t-il dans sa barbe en lui rendant son étreinte.

 

Atteindre les coulisses de l'estrade se prouva plus simple qu'elle ne l'aurait cru. Un tas de parents partageait son objectif pour aller récupérer leur progéniture, se frayant un passage dans la foule. Un certain nombre la reconnut tandis qu'elle se mêlait à leur procession, lui adressant des sourires polis plein de sympathie. Quand elle atteignit l'endroit où la classe s'était rassemblée au sortir de la scène, ce fut une autre histoire. Loin de passer inaperçue, son arrivée fit grand bruit au sein des élèves. Pendant un petit moment, ce fut un peu la folie, tout le monde se pressa pour lui dire bonjour, lui demander si elle avait vu leur danse, ou lui jacasser complètement autre chose, comme par exemple que Michaela avait perdu son ciseau bleu mais qu’elle l’avait retrouvé ! À la bonne heure ! Les efforts conjugués de Raphaëlle et Audrey, leur nouvelle maîtresse, finirent par ramener un semblant de calme. Tandis que le brouhaha se réduisait, elle découvrit avec surprise que le principal sujet de discussion ne tournait pas du tout autour de la fête de l'école ni des grandes vacances.

— Obligé que c'est son bébé !

— Comment il s'appelle ?

— Mais non, ça se peut pas, vu qu’elle était même pas enceinte.

— Alors pourquoi tu crois qu’elle était en congé de la maternité ? C’est que quand on a un bébé, je te signale.

—  Vous comprenez pas : c'est un bébé a-do-pté !

—  C’est vrai, Maîtresse, que t’es une maman d’adoptation ?

Ce n’était pas la première fois qu’une question de Tiéno la prenait au dépourvu, mais elle avait perdu l’habitude de donner le change.

— On dit « adoption », le corrigea la petite Lena en levant les yeux au ciel.

— Moi aussi je veux que tu m'adoptes, Maîtresse !

— Moi j'ai adopté un chat ! se vanta Mahé en frétillant sur place.

— Sauf que les chiens, c'est encore plus mieux que les chats !

— Ouais, même que chez mon papa, j’ai un chihuahua.

Profitant qu’ils aient détourné d’eux-mêmes la conversation, Raphaëlle se rapprocha discrètement d'Audrey pour se présenter enfin et la féliciter pour le spectacle. Elle était plus âgée qu'elle. Une haute queue de cheval maintenait ses cheveux et des auréoles assombrissaient légèrement son T-shirt sous ses bras. Les enfants avaient l'air de beaucoup l'aimer.

— J'ai appris pour ton retour à la rentrée, se réjouit Audrey. C'est Madame Collin qui doit être contente.

— Et toi, qu'est-ce que tu vas faire l'année prochaine ? Tu seras toujours dans le coin ?

— Je ne sais pas encore. J'ai demandé à retourner travailler en Alsace, là où j'habitais avant, mais j'attends toujours des réponses.

Elles n'eurent pas le temps de discuter beaucoup plus, les élèves venaient régulièrement les interrompre pour leur dire au revoir avant de repartir avec leurs parents pour profiter de la fête. Quand une autre classe débarqua de l'estrade, Raphaëlle prit également congés et se mit en quête du stand de glace.

Khady fut très émue de revoir Jeanne et après l'avoir chaleureusement accueillie dans ses bras, elle lui tendit sans hésitation le sorbet que la petite réclamait d'une main suppliante. Abstraction faite du vacarme de son stand réfrigéré, ce petit coin ombragé par le bâtiment leur accorda une tranquillité bienvenue.

L'avantage avec Khady, c'est qu'elle n'avait besoin de personne pour entretenir la conversation. Raphaëlle se laissa emporter par ses histoires toutes plus folles les unes que les autres, ses projets de vacances en famille, ses rêves de plages bretonnes loin de la canicule de Lyon.

Quand Khady s'intéressa un peu à ses propres plans pour l'été, Raph se retrouva l'esprit vide et la bouche bée. Tout à son idée d'apprendre la vérité à Ronan et s'inquiéter de toutes les issues possibles et imaginables de cette révélation, elle n'avait pas vraiment laissé de place à des planifications plus réjouissantes. Il y aurait Théo, bien sûr, même si elles n'avaient pas encore discuté de ce qu'elles pourraient faire ensemble. Daya serait aussi dans les parages, une fois revenue de son séminaire professionnel à Dubaï. Et puis, comme Théo ne cessait de lui répéter, ce serait bien qu'elle renoue un peu avec son groupe d'amis de Master qui ne l'avait pas beaucoup vue ces derniers mois. Peut-être que ses parents comptaient passer quelques jours en France. Son dernier contact avec eux remontait à la vidéo des premiers pas de Jeanne qu'elle leur avait envoyée. Ils avaient été tout aussi ravis de la voir marcher que d'apercevoir Théo en arrière-plan.

Depuis quelques temps, Raph n'avait pas trop à cœur de prendre de leurs nouvelles à proprement parler, se contentant d'écouter sagement les interminables monologues qu'ils laissaient régulièrement sur sa boîte vocale. Ses parents ignoraient tout de sa reprise de contact avec Ronan et de ses plans pour le réintroduire dans la vie de Jeanne. Elle préférait attendre que tout soit bien ficelé pour leur en parler. En attendant, il valait mieux limiter le contact et s'éviter d'avoir à leur mentir.

— Ça s'annonce plutôt bien, répondit-elle finalement sous le regard inquisiteur de sa collègue.

Khady hocha la tête d'un air appréciateur, tout en balayant affectueusement les mèches soyeuses de Jeanne qui tombaient sur son front.

— Je sais que tu es bien entourée, mais si tu en ressens le besoin pour quoi que ce soit, n'hésite pas à faire appel à moi, c'est compris ?

Comme à chaque fois que son amie lui manifestait aussi clairement son support, Raphaëlle sentit un souffle chaud lui caresser la peau. À moins que ce fusse la ventilation du congélateur qui s'était remise en route.

— Dommage que ta chérie ne soit pas venue, j'aurais bien aimé la rencontrer.

— Oh tu sais, passer l'après-midi en plein cagnard dans un endroit bourré d'enfants surexcités, ce n'est pas au goût de tout le monde.

— Il paraît, oui.

Raphaëlle aurait effectivement aimé lui montrer là où elle travaillait et lui présenter Erwan et Khady par la même occasion, mais elle n'avait pas insisté auprès de Théo. C'était déjà sympa de sa part d'avoir accepté de garder Jeanne pendant que Raph s'entretiendrait avec Ronan. Plus que deux jours. Dans deux jours, elle rendrait Jeanne un peu moins orpheline, elle lui rendait un peu de ce qu'on leur avait arraché.

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Sorryf
Posté le 06/03/2025
Ouiiiii bébé Jeanne est de retour ! Et la vie reprend son cours pour Raphaëlle, ça fait plaisir à voir !
Trop mignons les enfants qui détournent d'eux même la conversation, c'est adorable *v*
Hinata
Posté le 16/03/2025
Sorryf !!! Merci pour tous ces commentaires, ça me fait si plaisir <3
Haha oui, toujours un régal de faire des dialogues d'enfants XD
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