Juin | Chapitre 13

Par Hinata

Chargée comme une mule, Raphaëlle se contorsionna pour tenir Jeanne et ses doigts baladeurs le plus loin possible du battant, poussa du pied un de ses sacs poubelle qui risquait aussi d'y laisser la peau, puis referma enfin la porte de son appartement derrière elle. Le claquement sec du loquet résonna dans la cage d'escalier, aussitôt suivi d'un écho inhabituel. De l'autre côté du palier, deux paupières ridées s'ouvrirent démesurément derrière le verre d'une paire de lunettes. Raph n'eut pas le temps de prononcer le moindre mot que Madame Gambette hululait déjà depuis son paillasson :

— Eh bien, qu’avons-nous là ?

Raphaëlle prit aussitôt conscience du spectacle désopilant qu'elle offrait : deux sacs poubelle plein à craquer dans une main, un troisième qui l'attendait sur le paillasson, et calée sur son autre bras, une Jeanne à peine réveillée de la sieste et moulée dans un body trop petit pour elle. Son propre accoutrement ne valait pas beaucoup mieux : en tongs, noyée dans son vieux jogging et le débardeur de Théo bien trop grand pour elle, il n'était pas étonnant que sa voisine peine à savoir à qui elle avait affaire.

Sans les quitter des yeux, la vieille dame trottina sur le palier pour appeler l'ascenseur. Les pans de son gilet ondulaient mollement autour de sa silhouette racornie, comme les ailes de la chouette déplumée dont elle avait plus que jamais l'allure. De fait, Madame Gambette semblait avoir quelque peu maigri depuis leur dernière rencontre, chose que Raphaëlle n'aurait pas cru possible.

— Bonjour Madame, miaula-t-elle en récupérant péniblement du bout des doigts le sac posé à ses pieds.

Par bonheur, les portes de l'ascenseur s'ouvraient déjà, détournant l'attention du rapace. Mais une fois dans la cabine, Madame Gambette se fit un devoir de la garder ouverte et pressa Raphaëlle d'y entrer à son tour.

— Vous êtes sûre ? Ça ne va pas sentir la rose…

— Allons bon, marmotta sa voisine d'un air mécontent, je ne vais pas en mourir. Bon, et alors, tu te décides à venir ? 

Raphaëlle se glissa tant bien que mal à l'intérieur et la machine se mit en marche. Tout en vérifiant que ni Jeanne ni Madame Gambette ne se faisait ratatiner contre la paroi, Raphaëlle  Si Madame Gambette avait toujours le bec aussi crochu, le duvet blanc sur son crâne s'était lui aussi bien déplumé en quelques semaines. Tout à l'inverse de Jeanne, finalement, dont les cheveux fins formaient désormais de jolies petites mèches noires. Aucun élastique aussi petit soit-il ne pouvait encore les retenir, mais Daya avait déjà réussi à y accrocher une barrette en plastique multicolore. Le pauvre accessoire n'avait échappé que le temps d'une photo à la poigne impitoyable de Jeanne qui ne se lassait jamais ses derniers temps de se tâter la tête, palper les pieds ou attraper les oreilles. Bref, la barrette n'avait pas fait plus long feu qu'une paire de chaussettes, et Raph l'avait donc gentiment reléguée dans le tiroir des objets à ressortir cet hiver. Tiens, sans compter l'absence évidente de barrette multicolore dans ses cheveux, Madame Gambette ne portait ni veste ni sac à main, seulement son gros trousseau de clefs, emprisonné entre ses mains fébriles. C'était probablement le courrier dans sa boîte aux lettres qui l'avait attirée hors de son nid.

— Avec ces températures, glissa Madame Gambette, on aurait bien envie d'être en couche-culotte, nous aussi.

L'idée arracha un sourire à Raphaëlle. Sous le regard méfiant de Jeanne, elles échangèrent des propos de circonstances sur la chaleur qui commençait à s'installer en ville, sur les soirées qui restaient heureusement fraîches, mais se mirent d'accord que ça ne durerait sûrement pas, c'était d'ailleurs à cette époque-là que la canicule avait frappé l'été précédent.

Le cadran annonça le rez-de-chaussée dans un tintement et avec la même lenteur un peu maladroite, elles s'extirpèrent l'une après l'autre de l'ascenseur. Sur le retour du local poubelle, Raphaëlle retrouva sa voisine devant les boîtes aux lettres où elle l'avait laissée, bataillant avec un tas de courrier qui menaçait de lui glisser des mains.

— Attendez, je vais vous aider.

Rapha en attrapa une bonne partie tout en maintenant Jeanne sur sa hanche opposée, à bonne distance des papiers. Tout en raccompagnant la vieille dame à l'ascenseur, elle ne put s'empêcher de commenter bêtement :

— Le facteur vous a bien gâtée.

— Oh, c'est que j'ai pris du retard. Je n'étais pas là pendant un bon moment.

— Ah, vous êtes parties en vacances ?

Les sourcils de Madame Gambette se haussèrent jusqu'à disparaître dans les plis de son front. Elle chevrota sur l'air de la confidence :

— Oh que non, j'étais à l'hôpital.

Elle lui raconta brièvement qu'elle avait eu la drôle d'idée de faire une chute idiote. Rien de cassé, heureusement, mais voilà qu'elle se retrouvait avec des auxiliaires de vie sur le dos, des bleus de toutes les couleurs, et une quantité affolante de courrier à trier.

— Et bien sûr, conclut Madame Gambette en mettant le pied sur leur palier, impossible de remettre la main sur mes lunettes.

Raphaëlle se râcla un peu la gorge et lui fit remarquer qu'elle avait l'air de les porter en ce moment-même. Un jappement sec lui répondit, et Raph comprit qu'elle découvrait simplement le rire de Madame Gambette.

— Oh non, pas celles-ci, expliqua-t-elle avec des trémolos amusés dans la voix. C'est ma vieille paire, voyons. Elles ne me servent plus à rien. C'est pour le style, comme on dit.

Derrière ses airs de grand-mère sénile, Madame Gambette semblait en réalité encore pleine de ressources. Raphaëlle lui offrit ce qui était sûrement le sourire le plus sincère qu'elle ait eu en sa présence jusqu'à ce jour. 

— Ah, je comprends mieux. En tout cas, je compatis, les miennes aussi disparaissent toujours quand j'en ai besoin.

L'œil rond de sa voisine passa brièvement de Raph au paquet de lettres et de publicités qu'elle tenait encore pour elle.

— Même sans lunettes, tu as sûrement bien meilleure vue que moi.

Une chose en entraînant une autre, Raphaëlle se retrouva sans trop savoir comment attablée dans une petite cuisine où elle n'aurait jamais imaginé mettre les pieds un jour, encore moins pour trier du courrier. Il était assez évident, cela dit, que cette mission n'était qu'un prétexte. Madame Gambette ne se souciait pas plus du tas de papiers éparpillés sur sa table que du filet sonore à peine audible que scandait la radio campée sur le rebord de la fenêtre. Raphaëlle décala légèrement sa chaise pour mettre le fil du poste radio hors de portée de Jeanne, plantée sagement sur ses genoux… pour le moment du moins.

— Tu aimes le jasmin ? 

Alors qu'elle posait sa théière fumante sur un dessous-de-plat en forme de poisson, Madame Gambette chevrota dans un sursaut :

— Mais peut-être que tu préfères autre chose ! Il n'y a que moi pour boire du thé par cette chaleur ! Attends, je dois avoir du... Ah mince, oui, du soda, c'est ça, quelque part dans un placard. Ce ne sera pas frais mais…

— Non, ne vous embêtez pas ! Du thé, c'est très bien.

— Oh, très bien dans ce cas. Et pour le bout de chou ?

— Un petit verre d'eau, ce sera parfait.

— Avec une petite goutte de sirop, alors.

Raphaëlle ne put s'empêcher de tendre le coup pour vérifier ce que la vieille dame ajoutait exactement dans le verre. Bon, du sirop de fraise, ça ne devrait pas trop déplaire à Jeanne.

— Comme il est bien fait ce petit. Et je n'ai jamais vu un enfant grandir aussi vite.

— Je suis bien d'accord.

Raphaëlle avait toujours eu un peu pitié de la mémoire défaillante de sa voisine qui lui faisait souvent croire qu'une chose s'était passée la semaine passée quand, en réalité, plusieurs mois s'étaient déjà écoulés. Mais depuis qu'elle avait Jeanne avec elle, Raph elle-même sentait le fil du temps lui échapper par bribes. C'était hier que Jeanne faisait ses dents, hier qu'elle basculait difficilement sur le ventre pour baver sur le tapis, hier aussi qu'elle applaudissait pour la première fois. Comment était-elle devenue en une seule nuit ce petit bout d'être-humain qui leur faisait du charme, tête penchée et les yeux malicieux, en lapant distraitement son sirop.

— Dis-moi un peu, où est-ce que tu l'as déniché, un trésor pareil ? 

L'air un peu plus sérieux de la vieille dame suggérait qu'elle n'était pas tout à fait ignorante de la situation. Raph soupçonnait tout l'immeuble d'avoir rapidement fait circuler son histoire. Au moins Madame Gambette semblait privilégier la parole des personnes concernées plutôt que les bruits de couloir. Raph lui servit gracieusement la version édulcorée, autant du moins que pouvait l'être une histoire de petite sœur décédée. Sa voisine hocha la tête dans un dodelinement un peu aléatoire et pour tout commentaire, demanda le nom de sa nièce. 

— Jeanne ? C'est un peu vieillot, ça non ? Enfin c'est un beau prénom. J'en ai connu beaucoup, des Jeanne. Ma cousine, tiens. Elle était bête comme ses pieds, d'ailleurs. Enfin bon.

Prise de curiosité, Raphaëlle lui retourna la question.

— Tu ne sais pas comment je m'appelle ? En voilà une affaire : c'est Simone, bien sûr. Enfin c'est vrai que t'es nouvelle par ici.

Cela ferait bientôt quatre ans que Raph habitait là, mais soit. Tout en évoquant d'anciens voisins de paliers, Simone sortit de ses placards une boite de gâteaux faits maison. Un sourire, presque un spasme, agita le coin de ses lèvres à la vue du tupperware. Quelques mois plus tôt, la vieille femme avait mis dans les mains de Raph une boîte identique à l'intention d'Emma. Elle ne s'en rappelait sûrement pas, et puisque ses gâteaux durs comme de la pierre était restés intouchés jusqu'à la fin, Raph s'abstint de lui partager ce souvenir.

— C'est à la fleur d'oranger, elle aime ça, la petite Jeanne ?

Raph lui fit signe de tenter sa chance et Jeanne se fit un plaisir d'en attraper au moins trois dans chaque main. Les morceaux de calcaire que Simone osait appeler des sablés se retrouvèrent tour à tour mâchouillés, martelés contre contre la table ou abandonnés par-dessus bord sans autre forme de procès. Raph aurait tenté de limiter un peu les dégâts si son hôte n'avait pas l'air aussi indifférente au sort de ses pâtisseries comme de son carrelage. En fait, toute l'attention de Simone était revenue sur Raphaëlle.

— Et tu t'en occupes toute seule ? Il n'y a pas de papa ? 

Elle paraissait sincèrement intéressée, peut-être au même titre qu'un feuilleton télé, mais c'était déjà ça. Un bref instant, Raphaëlle fut tentée de donner la réponse habituelle du père inconnu au bataillon, elle a fait un bébé toute seule, on connait la chanson. Mais le temps du déni était révolu, ou c'est ce à quoi elle aspirait, en tout cas. Alors Raph prit son courage à deux mains et raconta timidement : 

— Il a été absent jusqu'à maintenant, mais je suis en train de reprendre contact avec lui.

— Oh vraiment ? s'étonna Madame Gambette en écarquillant ses yeux de hibou dépenaillé.

Difficile de déterminer si elle approuvait ou non. De toute façon, Raph n'avait pas besoin de l'assentiment de qui que ce soit. Elle allait y aller pas à pas avec Ronan, il n'y avait pas de raisons qu'elle en vienne à regretter cette décision pour le restant de ses jours.

— Est-ce que je vais le croiser dans les escaliers alors ? s'enquit Simone avec un regard en coin bien curieux.

— Pas de si tôt. Enfin si, je le vois demain, mais on se retrouve dans un café.

— Ah, moi aussi j'allais dans les cafés avant. Et puis finalement je trouve que tout est mauvais, le thé, le jus, et même le café. Un comble, tout de même. Et puis c'est cher. 

— Ça dépend des endroits, je suppose. Je connais des endroits très bien pas très loin d'ici, si vous voulez des idées un jour. 

Simone eut un haussement d'épaules amusé.

— Et la rouquine alors, elle ne vient plus ?

C'était une question pour le moins inattendue. Certes, Théo avait été plusieurs fois de passage à l'appartement depuis leur retour d'Italie, mais elles n'avaient croisé Madame Gambette qu'à une ou deux reprises, et sans jamais échanger plus de quelques mots.

— Si si. Enfin, là elle est partie à Lille voir sa sœur, mais elle va revenir.

Il y eut un battement et Raphaëlle s'empara de l'occasion pour compléter :

— On est en couple, en fait, donc j'espère bien qu'elle va revenir.

Simone laissa de nouveau échapper son petit jappement rieur.

— J'espère aussi pour toi. Tiens, tu veux savoir quelque chose ? 

Elle leur resservit du thé et poursuit tranquillement : 

— Moi les gens pensaient que j'aimais les femmes, vu que je me suis jamais mariée. Mais je vais te dire, je voulais juste personne pour me dire comment cuisiner, comment décorer chez moi et à quelle heure manger et dormir ! C'est un peu raté, maintenant, avec les aides à domicile qui viennent me voir sans arrêt, enfin bon… 

Jeanne choisit ce moment pour applaudir avec énergie, sans égard aucun pour les morceaux de gâteaux amalgamés à ses mains. Après un nettoyage rapide sous le robinet, Raph la déposa à quatre pattes sur le sol. Jeanne s'empressa de rejoindre la chaise et se hissa debout en donnant de la voix. Comme Raphaëlle et Simone la regardaient, elle se remit à applaudir fièrement, perdit l'équilibre, se rattrapa in extremis à la chaise, célébra sa victoire en se dandinant, et reprit de plus belle en voyant que sa danse avait du succès. Tout un spectacle.

Quand Raphaëlle prit finalement congé de sa voisine, Jeanne agita longtemps la main pour lui dire au revoir. Simone promit de lui faire toute une fournée de petits gâteaux, ou même de la compote, ou de la confiture de fraise, c'était la saison et elle avait une excellente recette quelque part. Raph n'osait pas trop imaginer à quoi une confiture de Madame Gambette pouvait bien ressembler, mais il y avait peu de chance qu'elle laisse Jeanne en manger. 

De retour dans leur appartement, Raphaëlle se sentit à la fois mélancolique et bizarrement légère. Il faudrait qu'elle raconte à Daya cette aventure dans le nid de Madame Gambette. De Simone.

— Allez Jeanne, on va prendre le bain ensemble, ça te dit ? 

Pendant que la petite jetait ses jouets en plastiques un par un dans la baignoire, Raph entreprit de se déshabiller. En retirant son débardeur, elle ne put s'empêcher d'y chercher l'odeur de Théo. Cela faisait seulement trois jours qu'elle était partie, mais c'était déjà leur séparation la plus longue depuis l'Italie. Finalement, en revenant sur Lyon après leurs vacances, l'idylle avait continué. Théo avait passé plus de temps avec elle et Jeanne qu'à chercher un nouveau travail. Elle s'absentait parfois pour voir des amis ou son frère, ou bien pour récupérer des vêtements chez elle, et puis elle revenait chez Raph, généralement avec de quoi boire et manger. Daya n'étant jamais bien loin, Théo avait eu l'occasion de passer aussi de bons moments avec elle, un cap qui avait beaucoup rassuré Raphaëlle. Elle avait hâte de lui faire rencontrer le reste de ses amis, et puis ses deux collègues préférés, déjà très au courant de son existence. Enfin, tout ça c'était sans compter le retour à la réalité qu'elle avait redouté chez ses parents et qui finirait par arriver. Leur histoire pourrait très bien ne pas y résister. Dix jours à l'autre bout de la France après plusieurs semaines de relation fusionnelle, c'était le moment parfait pour que Théo réalise qu'elle avait mieux à faire.

Arrivée au bout de sa caisse de jouets, Jeanne s'apprêtait à jeter à l'eau une brosse à cheveux quand Raph reprit la situation en main. Délivrée de son body et sa couche, Jeanne se mit à gesticuler de joie. Elle avait toujours adoré le moment du bain et ne s'en lassait pas avec l'âge, au contraire. Raphaëlle pourrait l'emmener à la piscine un de ces quatre, ça promettait de belles péripéties.

Bien sûr, c'est au moment où elle venait de s'asseoir avec Jeanne dans la baignoire que son portable tinta depuis le bord du lavabo. Raph se contorsionna pour s'en emparer. Tout en gardant le téléphone à distance prudente de l'eau et de la créature imprévisible qui barbotait entre ses jambes, elle put lire un message des plus enthousiastes laissé par Théo. Elle lui racontait rapidement sa journée, prenait de ses nouvelles et proposait un appel dans la soirée. Courbée par-dessus le rebord en faïence, Raph lui pianota aussitôt une réponse. Quand elle ramena son attention sur Jeanne, un sourire tenace lui étirait les lèvres. Elles jouèrent ensemble entre deux sessions de savonnage et rirent beaucoup sans trop savoir pourquoi. Il y avait des jours comme ça.

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Sorryf
Posté le 14/03/2024
Jeanne est de retouuuuuuuuuuuuuuuuuuur !!! Plus mignonne que jamais olala comme ça fait longtemps qu'il n'y a pas eu de nouveau chapitres, ça fait longtemps et j'ai l'impression qu'elle a grandi !

Une autre qui est toute mignonne, c'est Mme Gambette qui m'inspirait plutôt de la méfiance au début ! Super que Raph se lie avec ses voisins !

Et super que BBJ soit de retour !!!!! <3
Hinata
Posté le 16/03/2024
Haha mais ouii, moi aussi ça m'a fait le même effet après des mois sans écrire j'étais en mode : QUOI, mais Jeanne a déjà neuf mois dans l'histoire, elle sait faire plein de trucs maintenant x)

Et oui, Raph était pas super fan de sa voisine au début (je suis contente si cette première impression était restée en mémoire côté lecteurice), mais sans en faire un perso de ouf, j'avais bien envie de la développer un petit peu plus tard dans le roman, un peu comme un signe d'épanouissement social pour ma petite Raph ^-^

Merci merci pour ton comm, Sorryf <3
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