Juin | Chapitre 14

Par Hinata

« Tu m'as dit qu'elle dormait jusqu'à quelle heure en général ?

Raph ressortit la tête du placard pour jeter un œil à sa petite horloge murale.  

— Je dirais au moins 16h30, mais ça dépend.

Elle replongea dans la penderie à la recherche de son gilet vert et l'extirpa victorieusement avant de compléter :

— De toute façon je serai sûrement revenue. Je vais pas y passer mille ans, c'est juste un premier conta…

— Premier contact, la coupa gentiment Daya. Tu peux arrêter de le répéter, j'ai compris l'idée.

Comme il n'y avait pas grand chose à dire sur Ronan tant qu'elle ne l'aurait pas revu, Daya dirigea la conversation sur Théo. Raphaëlle ne se fit pas prier :

— Ça va super. On s'est appelé hier soir, c'était génial. J'avais peur que la distance casse un peu la dynamique qu'on a depuis un petit moment, mais pas du tout. En même temps je sais pas pourquoi je m'inquiétais : on avait déjà développé une relation par message bien avant de sortir ensemble, et ça fonctionne toujours très bien.

— Tu sais que quelques jours de vacances, ça se qualifie pas vraiment comme de la relation à distance non plus ? 

— Je sais, je sais. En plus, en vrai, elle me manque déjà trop, j'ai juste hâte qu'elle revienne.

— Qu'est-ce qu'elle fait exactement à Lille ? 

— Sa grande sœur habite là-bas, donc Théo voulait passer un peu de temps avec elle. Je crois qu'elle vit des trucs pas forcément cool en ce moment, je n'en sais pas beaucoup plus. Et puis Théo a enfin commencé à chercher du travail, elle est super motivée, c'est chouette. Peut-être qu'on reprendra en même temps au mois de septembre !

— Ah, t'as donné ta réponse à l'école ?

— Pas encore… J'attends un peu de voir comment ça va se passer avec Ronan et Jeanne, et tout ça. Peut-être que beaucoup de choses seront amenées à changer, mais peut-être que non. Je veux pas m'engager à la légère auprès de ma directrice.

Elle sortit de la chambre et Daya lui emboîta le pas.

— En tout cas, Erwan et Khady me disent qu'elle a très envie que je revienne. En gros, j'ai encore un peu de temps avant qu'elle refile la place à quelqu'un d'autre.

— C'est pas hyper précis comme deadline, fit remarquer Daya en allant s'appuyer à la table de cuisine.

— Non mais ça va, l'année scolaire n'est même pas encore terminée. Je lui dirai avant le début des grandes vacances. J'espère bien que d'ici là j'aurais une meilleure idée de ce à quoi ma vie va ressembler. 

Raph hésita brièvement entre ses baskets pastel et ses rangers en cuir avant d'opter pour ces dernières.

— Cheveux attachés ou non ?

Elle mima les deux options, une fois à l'intention de Daya puis de nouveau pour son reflet dans le miroir de l'entrée. Daya trancha la première :

— Détachés.

Raph laissa retomber ses cheveux sans quitter le miroir des yeux.

— T'as pas l'air convaincue.

— J'ai peur de trop ressembler à Emma. C'est débile, non ?

Daya ne répondit pas tout de suite. Raph aurait peut-être dû garder ça pour elle. Est-ce que c'était malsain de penser à ce genre de choses ? Ce n'est pas comme si elle avait peur de séduire Ronan parce qu'elle ressemblait à son ex. Elle pensait plutôt lui épargner des souvenirs trop douloureux. 

— Tu réfléchis trop, lui reprocha Daya en marchant vers elle.

Son amie s'adossa contre le mur de l'entrée et chercha son regard.

— Ce que je veux dire, c'est qu'il n'en vaut pas la peine. Honnêtement, c'est sûr qu'il ne s'est pas posé le quart des questions qui te trottent dans la tête depuis des jours, des semaines même. C'est juste l'ex de ta sœur.

Raph afficha presque malgré elle un air réprobateur. Bien sûr que ce n'était pas que ça, et Daya le savait très bien. Raphaëlle comprenait qu'elle veuille calmer un peu ses attentes et la protéger d'une déception trop violente. Théo avait à peu près la même attitude, quoiqu'avec un peu plus de subtilité. Mais ce n'était pas non plus une raison pour minimiser. 

— Tu as raison, temporisa-t-elle pour la forme. Bon, j'y vais, je vais finir par être en retard.

— Combien on parie qu'il arrivera après toi dans tous les cas ?

— Celle qui perd paye le diner, édicta Raph en sortant.

L'impertinence de Daya se fraya un chemin jusqu'à elle avant que la porte ne se ferme :

— Prends des pizza sur le retour alors.

Raphaëlle quitta son immeuble avec le sourire. 

 

À cette époque de l'année, les terrasses de cafés envahissaient la place des Terreaux et Raphaëlle mit un moment à repérer quelles tables correspondaient à l'enseigne que Ronan avait choisi comme lieu de rendez-vous. Sans trop de surprise, Daya avait gagné son pari. Aucun signe de Ronan, et Raph avait déjà terminé l'espèce de café au lait tiède qu'on lui avait servi. Un capuccino un peu décent, c'était trop demander ? Elle eut une pensée pour Simone. Ce n'est pas ici qu'elle l'amènerait pour lui redonner le goût des cafés.

Au moins, l'activité constante qui régnait autour d'elle avait de quoi la distraire. Les groupes de touristes qui s'attroupaient devant l'Hôtel de Ville, les étudiants armés de leurs carnets à dessin sur les marches du musée des Beaux-Arts, les enfants qui jouaient pieds-nus dans l'immense fontaine, et même les façades blanchies par le soleil : depuis une chaise, tout devenait un spectacle en soi.

— Raphaëlle ?

Elle leva les yeux trop vite vers le nouvel arrivant et dut placer une main sur son front pour s'abriter du soleil.

— Salut, lança-t-elle amicalement, encore un peu éblouie.

Ronan prit place en face d'elle et Raph put enfin l'observer. Il avait pris du poids, ou bien c'était sa barbe qui faisait cet effet. Ajouté à cela une tenue étrangement formelle à base de pantalon noir et chemise blanche, il avait un air bien plus mature que ce qu'elle lui connaissait. Il restait quand même très jeune. S'il avait un an de plus qu'Emma, ça devait lui faire à peine 24 ans, ou un peu plus peut-être, ce n'est pas comme si elle connaissait sa date d'anniversaire.

— Désolé pour le retard, il y avait du monde sur la route.

— Aucun problème. Tu arrives de Clermont ?

— Non, j'étais en déplacement vers Saint-Etienne. On participe à un évènement au Parc Expo tout le week-end, c'est un assez gros truc.

Voilà qui expliquait sûrement ses habits de commercial 

— Et ce n'est pas gênant que tu viennes ici pendant ce temps ?

— Non, j'ai négocié mon après-midi. Je ne suis pas le seul à gérer, et puis j'y serai encore demain toute la journée.

Cette perspective n'avait pas l'air de le dépiter, au contraire. Ce travail devait lui plaire, ce qui à sa connaissance était une première.

— Merci d'avoir fait le trajet pour venir, en tout cas.

— Non, c'est moi qui devrais te remercier. Honnêtement, je ne pensais pas que tu accepterais de me revoir, ça compte beaucoup pour moi.

Prise de court, Raphaëlle s'adossa au fond de sa chaise pour reprendre un peu contenance. L'homme serein qu'elle avait en face d'elle ne ressemblait en rien à la voix tremblante et désemparée qu'elle avait écoutée un milliard de fois sur sa messagerie. C'était une bonne chose, cela dit. Une serveuse passa prendre leur commande : Ronan demanda une bière et elle suivit le mouvement. À peine la serveuse repartie, Raphaëlle s'enquit :

—  Tu m'as dit que tu vivais avec ta copine, c'est ça ?

Le sourire un peu timide que Ronan esquissa l'attendrit quelque peu.

 — Oui, depuis le début de l'année. C'est encore assez nouveau, mais ça se passe super bien. On a même un petit jardin, donc j'ai un chien maintenant.

— Oh ! Il ressemble à quoi ?

Ronan avait déjà dégainé son téléphone et ne mit pas longtemps à trouver une photo qu'il lui montra fièrement. Elle fut suivie par une autre, et encore une, toujours accompagnée d'un commentaire très mignon. Au passage, Raphaëlle eut un aperçu de la copine en question. Elle était caucasienne, bouclée, très sportive aussi, à en juger par les nombreuses photos de randonnée à pied ou à vélo que Ronan faisait défiler sous ses yeux. Les bières firent leur apparition sur la table et Ronan l'invita timidement à trinquer. Raphaëlle joua le jeu. Sa première gorgée qui lui fit un bien fou.

— Et toi, l'interrogea-t-il, tu as quelqu'un en ce moment ?

D'ordinaire, elle évitait de parler de ses relations en dehors de son cercle proche. Sauf qu'elle tenait à savoir où se positionnait Ronan sur la question queer, ou au moins homosexuelle. Mentionner son propre couple lesbien semblait être la façon la plus efficace d'obtenir une réponse sans en avoir l'air.

— Oui, j'ai rencontré une fille il y a environ trois mois. Elle s'appelle Théodora.

— Okay, trop bien. C'est important de continuer à rencontrer des gens, même quand on traverse des moments difficiles. J'espère que ça te fait du bien.

Il avait bouffé un livre de développement personnel ou quoi ? Autrement, elle ne voyait pas comment l'espèce de bon à rien gentil mais un peu niais dont sa sœur s'était mystérieusement amouraché pendant plusieurs années avait pu devenir, en l'espace de deux ans seulement, ce jeune homme barbu plein de sagesse et de bienveillance. Encore une fois, c'était une bonne chose et Raph n'allait pas s'en plaindre. Heureusement qu'elle avait fait confiance à son instinct et décidé d'accorder une seconde chance à Ronan, parce qu'il avait quand même vachement l'air de la mériter.

La discussion dériva assez naturellement sur leur famille respective et les souvenirs qu'ils partageaient du coin de campagne où ils avaient grandi. Tout du long, Raphaëlle n'eut aucune difficulté à contourner habilement les occasions de parler d'Emma. Au bout de deux semaines passées chez ses parents, c'était devenu un jeu d'enfant. Ronan n'était pas si désireux d'esquiver le sujet :

— C'est peut-être maladroit de ma part, mais est-ce que je peux te poser quelques questions à propos de ta sœur ? Si tu ne préfères pas, je comprends tout à fait. 

Évidemment qu'elle préfèrerait s'épargner ça, mais elle n'était pas complètement idiote non plus. Raph savait pertinemment ce qu'elle risquait en organisant cette rencontre et elle s'y était préparée autant que faire se peut. Elle s'accordait à son insu le droit de juger sa légitimité à connaître l'existence de sa propre fille, alors elle lui devait bien cette faveur.

— Demande-moi ce que tu veux.

Les interrogations de Ronan n'étaient pas renversantes, d'autant qu'il avait plus ou moins évoqué la plupart d'entre elles dans son message vocal, le jour de l'anniversaire d'Emma. Il s'inquiétait de savoir si elle avait souffert avant de mourir, si elle s'était bien remis de sa fausse-couche, et aussi de sa rupture avec lui, et puis si elle avait fréquenté d'autres hommes après ça.

Raphaëlle lui répondit le plus sincèrement possible, s'efforçant de compatir, même si c'était difficile. Tout ça lui rappelait un peu trop que Ronan avait disparu presque du jour au lendemain de la vie d'Emma. Certes, il avait eu un rôle important pendant longtemps, mais ce n'était plus qu'un figurant, voire l'acteur d'un tout autre film, avec une autre femme et un chien en tête d'affiche. Est-ce que c'était vraiment lui rendre service de lui faire repasser le casting ? 

— J'ai une dernière question, et après je te laisse tranquille, c'est promis.

Elle hocha la tête et il poursuivit, les mains enroulées autour de sa pinte.

— Est-ce qu'elle t'a raconté des choses sur… Sur sa relation avec moi ?

Raphaëlle haussa un sourcil circonspect qui encouragea Ronan à préciser :

— Des choses… inattendues, qu'elle m'aurait peut-être partagées, si elle avait eu le temps… Comme une sorte de confession, je ne sais pas.

Raphaëlle s'accorda une grande rasade de bière dans l'espoir de noyer la boule qui se formait au creux de sa gorge. 

— Bref, continua péniblement Ronan, si tu sais des choses et que tu veux me les partager, je me dis que maintenant c'est un bon moment, parce que je suis prêt à tout entendre, avant de tourner la page pour de bon. Désolé, ça n'a peut-être aucun sens pour toi.

Aucun sens ? Elle aurait pu en rire si son visage n'était pas susceptible de se décomposer au moindre mouvement. Raphaëlle mobilisa toute son énergie pour conserver une respiration à peu près normale, gardant soigneusement son regard baissé sur la table. Il ne savait pas pour Jeanne, elle en était convaincue, mais peut-être soupçonnait-il le mensonge d'Emma à propos de sa fausse couche. Il n'avait pourtant pas eu l'air suspicieux quand ils avaient abordé le sujet un peu plus tôt. Une ruse ? Ou alors son histoire de confession ne reposait sur aucun fondement. C'était peut-être sa manière à lui de faire son deuil. Il avait peut-être lu ça dans un bouquin ou sur un blog quelconque.

Incapable de lui mentir en pleine face, Raphaëlle se contenta de secouer mollement la tête. Quand elle risqua un regard en coin vers Ronan, elle lui trouva l'air plus soulagé qu'autre chose. Tout ça ne l'aidait pas vraiment dans ses investigations. D'accord, il avait l'air d'être une personne décente, qui non seulement méritait la vérité, mais y aspirait visiblement. D'un autre côté, il avait surtout l'air de vouloir passer à autre chose, ambition légèrement compromise s'il apprenait l'existence de son enfant dont son ex décédée souhaitait le tenir éloigné au point de lui faire croire à sa mort prématurée. Il y avait encore un moyen d'y voir plus clair. Elle but ce qu'il lui restait de bière et prit son courage à deux mains :

— Est-ce que tu m'autoriserais à te poser moi aussi une question un peu indiscrète ?

Ronan acquiesça, encore un peu songeur.

— Est-ce que tu voudrais avoir des enfants un jour ?

Visiblement, il ne s'attendait pas à ça. La surprise eut au moins le mérite de le sortir de sa torpeur.

— Euh... Je sais pas trop, c'est encore un peu tôt, enfin je suis encore jeune, quoi. 

Craignant de l'influencer dans sa réponse, Raphaëlle se retint d'intervenir. Elle fit bien car il continua de lui-même :

— Je pense que pour le moment, c'est pas trop ma priorité. Mais un jour, oui, j'aimerais avoir une famille.

Encore ce sourire en coin un peu rêveur qu'elle trouvait si désarmant. Il était un peu beauf et un peu pathétique, mais c'était quand même un bon gars. Et il ferait sûrement un super papa. Une étrange mélancolie s'empara d'elle. C'était peut-être à cause de la bière ou de la chaleur. Puis Ronan la prit à son tour par surprise :

— Et toi ? Tu y penses aussi ?

Un autre genre d'émotion la saisit. Ce fut bizarrement facile de laisser la Raphaëlle d'avant répondre à sa place. Pendant quelques instants, ce fut vraiment comme si Jeanne n'avait pas existé. Ni elle ni Ronan n'avaient à se soucier de son sort et pouvaient s'abandonner en toute liberté à leurs souhaits pour l'avenir, leurs doutes, leurs visions idéales. Dommage que la seule conversation vraiment intéressante qu'ils avaient soit basée sur son déni pur et simple de la réalité.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez