Raphaëlle se rappela juste à temps que les serviettes de bain séchaient sur le balcon. Ça n'aurait pas été la première fois qu'elle utilisait l'essuie-main en éponge pour sortir Jeanne du bain, mais si un petit détour pouvait éviter de renouveler l'expérience, ce n'était pas plus mal. À moitié déshabillée, Jeanne essayait avec enthousiasme de défaire sa couche. Raph emprisonna ses petites mains dans les siennes.
— Ah, pour la mettre, ça râle, mais pour l'enlever, t'es toujours motivée, hein ?
Elle prit soin de bien lui laisser avant de la soulever dans ses bras. Récupérer la serviette ne prendrait qu'une minute mais Raph ne voulait prendre aucun risque : ça n'aurait pas non plus été la première fois que Jeanne lui faisait pipi dessus, et ça, elle ne tenait vraiment pas à le réitérer.
Le bruit diffus de la conversation leur parvint quand elles entrèrent dans le bureau, mais ce n'est qu'en ouvrant la porte vitrée que les voix se firent entendre distinctement. En même temps que l'air du soir et le parfum de bougie à la citronnelle, le ton grave de Théo se fraya tout de suite un chemin jusqu'à Raph depuis la terrasse :
— Vous la connaissez mieux que moi, vous devez bien vous rendre compte que ce n'est pas toujours évident pour elle. Vous avez vu comment elle était tout à l'heure au restaurant.
Raphaëlle raffermit sa prise sur le cuissot potelé de Jeanne et sa main libre s'employa à ramasser distraitement les serviettes étendues sur la rambarde.
— Elle n'a pas l'air de vouloir en discuter, fit remarquer son père.
— Ça vaut peut-être le coup d'essayer, non ? répliqua Théo.
Raphaëlle s'empara avec lenteur de la dernière serviette. Qui aurait cru Théo capable de tenir une discussion aussi sérieuse avec ses parents ? Depuis qu'elles se connaissaient, Raph l'avait toujours vue éviter habilement ce genre de confrontations. Un de ses rares points communs avec ses chers parents, d'ailleurs.
— Je trouve ça génial qu'elle passe un moment ici avec vous, ça a l'air de lui faire du bien. Mais est-ce qu'ensuite, sur le long terme…
— Tu penses qu'on ne fait pas assez pour elle.
Le ton de son père sonnait davantage comme un constat désespéré qu'un réel reproche.
— Non, je... Je sais à quoi ressemblent des parents indignes, et ce n'est clairement pas vous. Ce n'est pas ce que je veux dire. C'est juste que Raph…
Le timbre hésitant de Théo s'effaça derrière une intervention décidée de sa mère :
— Raphaëlle ne t'en a sûrement pas parlé donc je vais le faire : je suis malade, Théodora.
La réaction blessée de son père lui apparut aussi clairement que si Raphaëlle était assise sur la terrasse avec eux. Il détestait l'entendre parler de son cancer comme s'il n'avait pas disparu.
— J'ai pu arrêter les traitements il y a trois ans, expliqua patiemment sa mère à Théo. Mais je suis encore en rémission. Cela veut dire qu'à tout moment, il peut y avoir récidive. Donc je ne suis pas guérie. Pas encore.
Jeanne s'agita et lui tira une mèche de cheveux. Raph grimaça silencieusement de douleur et regagna la porte vitrée. La voix de sa mère, plus efficace qu'un hameçon, la retint encore un peu sur le balcon :
— Bien sûr qu'il a été question pour nous d'assumer la tutelle, mais Raphaëlle n'a rien voulu savoir.
Pardon ? Qui n'avait rien voulu savoir ? La stupeur la figea sur place tandis que sa mère continuait sur sa lancée :
— Alors nous la soutenons de notre mieux, et bien sûr que nous sommes inquiets et que ce n'est pas idéal, mais si quelqu'un peut remplir le rôle d'Emma, c'est bien elle.
Raphaëlle passa la porte vitrée et la referma précipitamment. Qui ? Qui avait tant insisté sur l'instabilité que sa condition présentait pour un enfant ? Qui lui avait bien rappelé dans quel état son traitement l'avait laissée, à quel point ils s'étaient battus pour déménager et vivre ce rêve qu'ils avaient cru ne jamais pouvoir réaliser ? Bien sûr que Raphaëlle s'était proposée pour la tutelle, parce qu'elle savait pertinemment que c'était ce qu'on attendait d'elle. Et sa mère osait prétendre qu'elle n'avait rien voulu savoir ? Le babillage que Jeanne déversa sur elle tout le temps que dura le bain n'empêcha pas les paroles de sa mère de résonner toujours plus fort sous son crâne. Pour ne rien gâcher, celles de Ronan et ses regrets larmoyants se joignirent aussi à la danse. Sans Jeanne pour l'éclabousser de rires et d'eau savonneuse, cette spirale de pensées l'aurait facilement submergée. Cependant, tout en la gardant à flot, la présence de Jeanne faisait sans cesse resurgir les épines du problème, qui venaient se planter encore et encore sur les mêmes points sensibles.
En descendant les escaliers, Raphaëlle tenta de se réfugier dans l'odeur de savon pour bébé qu'elle connaissait par cœur, dans la douceur de cette peau toute neuve qui n'en finissait pas de s'étendre, offrant toujours plus de recoins à embrasser, chatouiller, chouchouter. Elle fondait à chaque sourire édenté de Jeanne, elle sentait jusqu'au creux de son ventre le contact affectueux de ses mains qui s'accrochaient à elle. Mais même ça ne faisait pas disparaître la migraine sournoise qui s'était lovée entre ses tempes. Est-ce que les autres avaient la chance de profiter de ces instants-là sans un arrière-goût omniprésent ?
Les derniers rayons du soleil baignaient la terrasse d'une lumière presque irréelle. Raph se concentra sur le contact des dalles encore chaudes sous ses pieds, sur le dégradé fascinant du ciel, les motifs entrelacés de la nappe, les fibres du tissu. Le dîner débuta et s'acheva sans que Raph se rappelle avoir avalé quoi que ce soit. Théo se porta volontaire à un moment donné pour aller mettre Jeanne au lit. Après son départ, Raphaëlle guetta vaguement une remarque de la part de ses parents, qui ne vint pas. Avant qu'elle ait pu regretter la présence de Théo, la voilà qui revenait déjà. Peu de temps après, quatre petits verres et une bouteille longiligne firent leur apparition sur la table. Trinquer encore une fois aux éternels vingt-deux ans d'Emma ne remonta pas tellement le moral de Raph, d'autant qu'elle n'était pas une grande adepte du limoncello. Au moins le liquide chatoyant donnait un peu de couleur à cette soirée de plus en plus lugubre. L'atmosphère devint tout de suite plus légère quand ses parents leur souhaitèrent une bonne nuit avant de rejoindre sagement leur lit. Quoique, c'était peut-être aussi la liqueur qui commençait à faire effet. En tout cas, Raph se sentait un peu mieux, le menton planté dans sa paume de main, l'autre jouant maladroitement avec son petit verre vide. Elle croisa le regard de Théo posé sur elle et lui trouva l'air moins inquiet que le reste de la journée. Cette sérénité inattendue qui flottait autour d'elles l'encouragea à engager la discussion :
— Tu dois te demande pourquoi je ne t'ai pas dit pour le cancer de ma mère.
L'étonnement de Théo ne dura qu'une poignée de secondes.
— Ah, tu nous as entendus. C'est pour ça que tu étais ailleurs pendant tout le repas ?
Raph haussa les épaules.
— Je suppose que ce n'est pas un sujet facile pour toi, continua Théo.
On pouvait le dire comme ça.
— Tu vas me trouver débile, prévint Raphaëlle.
— T'inquiète pas, va, ça fait partie de ton charme.
Sa remarque lui arracha un demi-sourire.
— Je pensais qu'il n'y avait pas plus pathétique, plus tragique pour les gens qu'une maladie grave comme ça. Qu'il ne pouvait pas y avoir pire. Et puis…Emma est morte. Et maintenant, tout le reste, peu importe si c'est du passé ou non, ça a l'air… ridicule.
Théo eut un hochement de tête compréhensif.
— Un cancer, un décès et une orpheline, résuma sardoniquement Raphaëlle. On dirait une mauvaise adaptation des Misérables.
Un rire amer s'échappa de sa gorge serrée.
— C'est ça, ma vie, maintenant. Je ne peux plus la changer.
La main de Théo tâtonna sur la table dans sa direction et Raph l'agrippa sans hésitation.
— Raph, tu vas peut-être trouver ça évident et stupide, mais je vais le dire quand même : tu n'es pas ta mère, et tu n'es pas Emma, tu as ta propre vie, et tu vas la vivre comme tu en as envie, d'accord ?
Raphaëlle caressa du pouce la paume de Théo, piètre tentative pour canaliser les émotions contradictoires qui la traversaient.
— Facile à dire, articula-t-elle du bout des lèvres.
Ce n'est pas comme si elle pouvait tout plaquer pour construire la vie normale qu'elle s'était imaginée. Après les années qu'ils avaient consacré à Emma et elle, les épreuves qu'ils avaient traversées, ses parents méritaient de pouvoir se reposer. Et Jeanne méritait de grandir au sein de sa famille, de recevoir l'amour que sa mère voulait pour elle en la mettant au monde. Raph avait des responsabilités, c'était comme ça.
— Je sais, répondit Théo en cherchant son regard. Mais c'est important de le dire quand même. Je ne veux pas que tu vive comme le fantôme de ta sœur parce que ce serait soi-disant ton rôle. Tu es tellement plus que ça, Raph.
Elle dut lâcher la main de Théo pour essuyer ses yeux larmoyants. Théo s'avança sur sa chaise pour réduire l'espace entre elle et continua
— Je suis tellement heureuse de t'avoir rencontrée, je ne sais pas si tu te rends compte.
Raph expira un croassement incrédule. Si quelqu'un était chanceux dans cette histoire, c'était plutôt elle.
— Parfois, confia Raphaëlle d'une petite voix, je rêve qu'on se soit rencontrées dans une autre vie, une vie normale, où tout serait simple. Il n'y aurait que toi et moi.
— Hum, je ne sais pas ce que tu en penses, mais les choses m'ont l'air plutôt simples entre toi et moi pour l'instant, non ?
Pour l'instant… Raphaëlle détourna la tête de crainte que les yeux pétillants de Théo ne perçoivent les doutes qu'elle ne parvenait jamais à chasser tout à fait. Une caresse familière sur son bras la tranquillisa de nouveau. C'était fou comme tout ce qui lui paraissait insoluble et oppressant dans la solitude pouvait devenir presque dérisoire en présence de Théo. Il y avait de quoi devenir accro.
— Est-ce que tu ne penses pas, osa enfin demander Raph, que ce serait mieux pour tout le monde si Jeanne vivait avec son père ?
La main caressante de Théo se figea imperceptiblement avant de reprendre son mouvement rassurant le long de son bras.
— Je croyais que la question ne se posait pas, répondit-elle finalement avec prudence.
Après une seconde d'hésitation, Raph lui raconta l'appel manqué de Ronan et le message vocal qu'il lui avait laissé. Elles l'écoutèrent une nouvelle fois ensemble, penchées toutes les deux au-dessus du téléphone, un pli de concentration sur le front. Raphaëlle ne tarda pas à formuler enfin une idée qu'elle avait souvent envisagée sans se l'avouer vraiment : reprendre contact avec Ronan et juger par elle-même de sa motivation et ses capacités à prendre en charge sa fille biologique. S'ils sympathisaient suite à cela, il n'y avait pas de raison qu'il refuse un peu d'aide et coupe entièrement les ponts avec elle et ses parents.
— C'est vrai qu'il a l'air quand même plus mature que ce que j'imaginais quand tu m'en as parlé, concéda Théo.
— Donc tu penses qu'il mérite une deuxième chance ? s'enquit avidement Raph.
Théo rompit le contact pour se reculer sur sa chaise, bras croisés et l'air pensif.
— Ce n'est pas vraiment à moi de te dire quoi faire. Je ne connais pas ce gars-là.
— Donc ce n'est pas une bonne idée.
— Je n'ai pas dit ça.
Raph se surprit à croiser également ses bras sur sa poitrine. Elle commençait à avoir froid.
— Alors on est d'accord, conclut-elle. Je n'ai rien à perdre à le rencontrer pour tâter le terrain. Alors que si je n'essaye pas, Jeanne passera peut-être à côté de sa vie, et moi aussi.
Théo n'avait pas l'air particulièrement convaincu, mais elle afficha tout de même un sourire encourageant.
— Prends le temps de réfléchir à tout ça, quand même. Ça peut attendre qu'on soit de retour à Lyon, par exemple.
Raph hocha la tête et se hissa enfin hors de sa chaise. Elle voulait respirer un peu l'air de la nuit. Deux pas dans le jardin suffirent à faire courir des frissons le long de ses jambes, mais cette fraîcheur lui fit du bien. Elle entendit Théo se lever et la rejoindre en silence. Du coin de l'œil, Raph la vit lever le nez au ciel, le regard perdu loin là-haut. Les ombres dessinaient sur son visage une facette inhabituelle qui empêchait Raph d'en détourner les yeux.
— J'adore les ciels étoilés, confia Théo. Je ne m'en lasse jamais.
Raphaëlle fit un pas de côté pour enrouler un bras autour de sa taille et se blottir contre elle. Sa chaleur l'enveloppa aussitôt, suivie d'un murmure comme une caresse :
— L'été, dans ma campagne, le ciel est encore plus beau que ça. On voit même la voie lactée. J'aimerais bien te montrer ça, un jour.
Raphaëlle approuva l'idée avec un soupir de contentement. Le tourbillon de pensées qui lui avait labouré le crâne tout l'après-midi laissa soudain place à un vide entêtant, presque irréel. Esprit d'Emma, es-tu là ? Son regard survola sans peine le jardin monochrome, se rivant à la silhouette feuillue qu'elle connaissait par cœur. Le tilleul maigrelet restait sagement immobile dans l'ombre de la haie, encerclé par ses cailloux tout aussi impassibles. Pas la moindre oscillation spectrale, ni halo fantomatique, ni le plus infime murmure au gré du vent. L'esprit d'Emma n'essayait visiblement pas de communiquer avec elle. Qu'à cela ne tienne, dorénavant, Raph allait faire les choses à sa manière.
Par contre : "Raphaëlle ne tarda pas à formuler enfin une idée qu'elle avait souvent envisagée sans se l'avouer vraiment :" -> je n'avais pas eu cette impression dans le chapitre ou elle parle de Ronan, j'ai ressenti plutôt l'inverse.
La maman a un cancer :-( j'espère que c'est un qui se soigne.
Théo est vraiment un amour ! et Jeanne aussi !!!!
J'entends tes souhaits de happy ever after, je vais voir ce que je peux faire lol
yesss, je me suis rendue compte en l'écrivant qu'on n'avait pas vraiment eu l'impression que Raph pensait souvent à Ronan comme sortie de secours, au contraire, elle est plutôt dans un bon gros déni de sa simple existence, hehe, je vais devoir faire un choix entre ces deux options à la relecture, mais j'hésite encore...
Haha, yes, Théo est encore au pic de son arc positif haha, enjoy ! (et Jeanne est la meilleure forever, bien sûr, c'est pas la tête d'affiche pour rien <3)
Merci merci pour ton commentaire, je vais me bouger pour vous écrire la suite, bisouuus
Petit col :3
Je n’ai rien de négatif à dire sur ces deux chapitres, j’ai vraiment aimé ce qu’ils traitent.
Déjà le sujet des parents de Raph qui sont critiqués sans être condamnés non plus. Il y a beaucoup de nuances et d’humanité dans leur comportement malgré leurs (gros) défauts.
Et puis Ronan qui revient je m’y attendais du coup par rapport au dernier com mais ça fait plaisir, on sent que ça va bousculer un peu les choses qui commençaient à être trop paisibles :)
Ça fait plaisir aussi de voir Jeanne dans ses chapitres, c’est une des premiers fois ou l’amour que Raph lui porte paraît si évident et si fort c’est très touchant.
À bientôt pour un prochain commentaire !
Merci Audrey pour ton commentaire, vraiment il me fait beaucoup trop plaisir, je suis trop content.e de tout ce que tu dis de ces deux chapitres.
A bientôt !