Les râles enragés du Prince-Roxane résonnent dans les couloirs à en faire trembler les murs du palais. Toute la ville pourrait entendre sa dispute avec Souria-Capulet. Il paraît que ce sont les valets de l'ignoble Ysée-Montaigu qui ont commencé. La voix du Prince-Roxane tonne à intervalles irréguliers contre ces familles de trouble-fête. Aucune tapisserie ne peut étouffer ses injures. Je n'arrive même plus à suivre le fil de ma lecture. Mon roman devra attendre le départ de ce vieux barbon. Si je me fies au fracas qui fait trembler ma porte, je peux en déduire d'abord qu'ils viennent de briser le plus précieux vase en porcelaine du petit salon, puis que leur dispute ne devrait plus durer bien longtemps.
Toc !
Ventre sur le lit, je fais volte-face. Le matelas reprend sa forme normale quand je m’en éloigne. Quelque chose vient de percuter l’une des hautes fenêtres qui mènent au balcon. En m'accroupissant, je distingue un caillou de la taille d'un ongle, logé pile à la distance qu'aurait eue un projectile qui ferait un ricochet.
Toc !
Je sursaute. Un autre galet termine sa course au milieu du carreau par lequel j’observais l’extérieur.
— Non mais…
Quel genre de voyou oserait s'en prendre au palais du Prince ? Et les gardes, ils ne peuvent pas faire leur travail ?! Je me précipite dehors, la petite dague aux armoiries de ma famille sortie du fourreau à ma ceinture. Vérone est sauvage et sans pitié. N'importe qui peut vouloir me trancher la gorge... car j'ai des ennemis, et je le sais. Mais pas question de perdre mon honneur ou ma vie. Après tout, je suis un.e noble de cette ville. Un pas après l’autre, je m’avance entre les pots de fleurs en marbre presque aussi larges que moi. Les battements de mon coeur pulsent dans tout mon corps. Ils m'empêchent de fuir cette menace pour l'instant invisible. Je ne peux pas reculer. Baisser sa garde, c'est mourir.
Un impact contre mon épaule me provoque un sursaut. Je me retourne brusquement, le bras armé tendu contre l’agresseur qui lève les siens vers le ciel.
— Tout doux, Mercutio !
Ewen-Roméo. Un grand sourire aux lèvres et le front brillant de sueur sous la chaleur de cet après-midi. J’éloigne aussitôt ma dague de son cou. La seconde d'après, la tape que je lui assène à l'arrière du crâne le dirige vers l'entrée de ma chambre.
— Qu’est-ce qui te prend ?! J’aurais pu te tuer !
Iel laisse tomber ses munitions à terre avec un ricanement. Le fourbe s'était rempli les poches de petits cailloux ! Est-ce que ça m'étonne ? Pas vraiment : la malice déborde de son visage pourtant pâle et cerné. Quand a-t-iel dormi pour la dernière fois ? Sa famille, ses amis, Vérone entière s’inquiètent pour lui. Depuis quelques jours, Ewen-Roméo se comporte comme une ombre. Et je crains de savoir pourquoi.
— Entre. Ne reste pas planté là.
Une fois dans mes appartements, iel n’attend pas mon invitation pour se vautrer dans le fauteuil de velours qui fait face à la cheminée. Son coin favori. Je retrouve ma place sur mon matelas, écartant le voilage du baldaquin pour continuer la conversation.
— C’est une manie d’escalader les balcons ?
Mon ami.e hausse les épaules, nez vers le dernier tableau hors de prix offert par des alliés du Prince. Un paysage de guerre, comme d’habitude. À croire que les peintres du moment ne se réjouissent que de la mort.
— Les ailes de la mélancolie m’ont amené jusqu’à toi…
Ewen-Roméo fouille dans le revers de son veston et en tire une lettre froissée. Je la saisis entre son index et son majeur tout en bougonnant :
— Tu aurais pu utiliser tes semelles de la mélancolie et passer par l’entrée, comme tout le monde.
— Je sais que tu-sais-qui est dans le salon de ton cousin... et il vaudrait mieux que je m'abstienne d'apparaître devant lui.
Mes yeux roulent dans leurs orbites.
— Si vous n’aviez pas cette manie de poignarder tout ce qui bouge, Capulet serait chez lui à cette heure-ci.
— Dis celui qui m’a menacé avec une lame, chantonne-t-iel en basculant sa tête vers l’arrière.
Je lui assène une tape du bout de la lettre dépliée. Son doigt tapote avec ferveur sur le papier pour me faire signe de lire. Ça semble pressant. Le calme revient un instant autour de nous, marqué par le tintement régulier de la pendule et les grincements du parquet.
— La famille Capulet organise… un bal masqué ?
— Dans le mille. Toute la noblesse de la ville y sera, le Prince-Roxane et toi compris. Même Rosaline…
Ce dernier nom lui arrache un soupir à m’en fendre le cœur. Rosaline hante son esprit depuis des jours. Quoi de plus douloureux qu’un amour non réciproque ? De toutes les filles qu’iel pouvait aimer, iel a choisi la plus inaccessible. Celle qui a décidé d’offrir son cœur à la vie religieuse.
— Mélodie-Benvolio veut absolument nous y inviter.
Je déglutis. Après les tensions de ce matin et les menaces de mon propre cousin, ces deux-là cherchent encore à titiller la colère de leurs rivaux ? C’est vraiment jouer de sa vie ! Moi, je n'ai rien à craindre... mais eux ? Quoique… avec un bon costume et sous l’effervescence, ils ont peut-être une chance de passer entre les gouttes. Après tout… un bal... on y rencontre aussi des filles... ce serait peut-être l'occasion rêvée pour mon ami.e d'oublier sa Rosaline ! Et j’avoue que je préfère mille fois le danger de décevoir mon cousin que de supporter ses complaintes une nuit supplémentaire.
— Mais ne t’en fais pas, Mercutio, je n’irai pas. Cupidon a visé mon cœur, mais m’a cloué les ailes. Je ne suis pas d’humeur à la fête.
Voilà. Exactement ce que je n’arrive plus à supporter. Mélodie-Benvolio a raison : nous devons absolument sortir ce soir. Sa santé mentale est en jeu – et la notre aussi, par extension.
Je bondis sur lui et lui presse les épaules dans l’espoir de lui redonner un peu d’énergie.
— Personne ne va vérifier les invitations ! Allez ! Un beau masque, un beau sourire et danse, mon Roméo !
— Juliette ! Tu nous suis ?
Un paquet de feuilles s’écrase sur ma tête.
Assise en tailleur depuis près d’une heure au niveau des rideaux retenus par un énorme scratch, j’essaie de focaliser ma concentration sur la scène qui se déroule devant mes yeux. Mélodie et Ysée répètent l’introduction de Roméo, et notre professeur n’est pas satisfait de leurs efforts. Il reprend sa déambulation sur l’avant de la scène.
— Ysée, Ysée… tu connais ton texte. C’est très bien. Merci pour cet effort. Mais essaie maintenant d’imaginer que tu es le père Montaigu. Comment tu le vois, ce père ?
Son soupir soulève les mèches rousses qui encadrent son front.
— Euh... un vieux de quarante-cinq ans-
— Merci, glousse Delombart.
On éclate de rire devant sa grimace. Puis le groupe se ressaisit et reprend le travail. Petit à petit, Ysée compose un personnage un peu étriqué, le visage froncé d’inquiétude, à la voix grave et aux intonations sèches. Et Monsieur Delombart sent aussitôt qu’elle vient de débloquer de nouvelles idées. Les répliques s'enchaînent comme il faut. Il invite Mélodie à débuter sa tirade, qu’elle récite sans fautes et sans hésitation.
— Voici Roméo qui vient. Éloignez-vous, je vous prie… Bonjour, cousin !
Entre Ewen. Depuis combien de temps se cachait-elle dans l’ombre des coulisses ? L’air endormi, ses cheveux légèrement ébouriffés, habillée d'une chemise d’un rouge sang retroussée aux coudes et doublée d’un veston de costume noir. Même ces vêtements lui vont bien. On dirait un garçon d’une quinzaine d’années. Elle n’a pas encore ouvert la bouche que dans toute la salle, on s’accorde déjà pour dire que personne ici ne pourrait être plus Roméo qu'Ewen.
— Est-ce mon père, parti si vite ? Le jour est-il si jeune ?
Autour, c’est le silence absolu. Il faut attendre l’intervention de Delombart pour me rendre compte que j’ai la mâchoire proche de toucher le parquet. Il corrige quelques maladresses d’intonation, quelques postures, indique un ou deux placements qu’il trouve plus judicieux, demande à Mélodie de parler un peu plus fort. L’arrivée de la classe d’improvisation les interrompt sur leur lancée. Delombart regrette presque de nous lâcher comme ça. Je retiens un soupir : non mais sérieux, ils ne peuvent même pas finir ? J'ai envie de voir la suite ! J'ai passé tellement de temps sans bouger, je commence tout juste à m'amuser, et on me renvoie chez moi. Le pire, c'est que les scènes de Mercutio arrivent dans un moment... ou plutôt une éternité, au rythme où vont les répétitions.
— Loïc, Ewen… et Juliette ! Attendez une minute.
Monsieur Delombart nous rattrape à la sortie de l’amphithéâtre.
— Comme vous le savez, dans cette pièce, il y a beaucoup de combats. Et j’aimerais chorégraphier la mort de Mercutio et Tybalt dès que possible, si vous êtes d’accord.
Loïc a un mouvement de recul.
— Mais… c’est à la fin de l’acte deux !
— C’est l’un des passages les plus techniques, insiste Delombart. Et j’avoue réfléchir encore à la manière de le rendre crédible.
Ma main s’appuie sur l’épaule de mon ami. Je lance du tac au tac :
— On a fait un peu d’escrime, si jamais.
La phrase de trop. Loïc me décoche un regard assassin. Oui, il n’était pas spécialement habile avec une épée. Oui, il a enchaîné les défaites. Oui, Tybalt est censé être le meilleur mercenaire de l’Italie. Mais ce combat n'aura rien de réel. C'est que du jeu, et pour une fois, je pourrais faire semblant de perdre contre lui.
— C’est merveilleux, ça ! Imaginons que j’amène de fausses épées… vous pourriez nous montrer un petit enchaînement ?
J’acquiesce, tout à coup hyper fière. Si je m’attendais à pouvoir étaler mes talents ici ! Et vu le grand sourire de notre metteur en scène, j’ai intérêt à me donner à fond…
— Parfait… je compte sur toi pour faire de notre Roméo un épéiste professionnel. À la prochaine.
La porte de l’amphithéâtre se ferme sans plus d’indications. Ne reste plus qu’à organiser une après-midi baston… et puisque les vacances d’automne arrivent à grands pas, nous aurons tout le temps de nous perfectionner.
— Du coup…
Je tortille le bout de ma tresse, un peu gênée face aux deux murs silencieux qui scrollent sur leur téléphone. Trente mètres plus loin, Rachel nous fait des signes exagérés. On l’entend depuis l’autre bout de la cour.
— Vous voulez venir chez moi, pour les répétitions ?
— On verra, marmonne Loïc.
— Ou… ouais, rétorque Ewen. On risque d’avoir besoin de place, et-
— Le bureau des élèves distribue les invitations pour la soirée d’Halloween !
Je sursaute. À quel moment Roxane a appris à se faufiler entre les gens avec une discrétion pareille ? Toujours là quand on s’y attend le moins.
— Tous les ans, ils organisent une soirée caritative. Il y a toujours une super tombola, et l’argent récolté sert à faire des cadeaux aux enfants défavorisés pour Noël.
Les troisièmes années guettent la sortie des autres, plantés comme des arbres devant les grilles du château avec des piles de prospectus sous les bras. L’un d’eux a un mégaphone – même s’il parle assez fort pour se faire entendre.
Je me tourne vers notre camarade, un peu à la traîne.
— Pourquoi est-ce qu’ils ne font pas ça à Noël, alors ?
— Ça laisse pas assez de temps à l’asso’ pour acheter les jouets. Puis un bal de l’horreur, c’est cool ! Je préfère me pointer au Château en veuve noire plutôt qu’en lutin, perso… c’est plus classe.
Quand on rejoint le reste de la troupe, je remarque qu’on est plus que deux à ne pas avoir de billet. Rachel échange justement une pièce de deux euros contre un morceau de carton prédécoupé avant de revenir vers nous … ou plutôt vers Loïc.
— Tiens ! Je nous ai pris deux billets…
Mon meilleur ami rit nerveusement sans oser l’attraper.
— Ah c’est… c’est gentil Rachel mais…
Son visage de porcelaine se décompose, ce qui fait bégayer Loïc. Elle aurait au moins pu lui demander ce qu’il faisait le soir du 31 ! Si ça se trouve, sa famille a déjà prévu un voyage à l’autre bout du monde, ou n’importe quel évènement plus important que l’invitation d’une fille pour danser à une soirée organisée par deux profs et trois fayots !
— J’ai pas de costume, je crois…
Elle lui prend le bras par-dessous le coude et l’entraîne hors du lycée. Quelle précipitation !
— Ne t’en fais pas, on va trouver une solution. Si on s’y prend maintenant, les boutiques de location ont encore pas mal de choix. Puis sinon…
Sa voix se confond avec le vacarme des voitures. Je veux les interpeller mais le terminale au mégaphone me hurle dans l’oreille que « un billet acheté, c’est un Noël sauvé ».
— Tu y vas, Ewen ?
— J’ai pas prévu…
Elle détourne les yeux, mais Souria abat son poids sur nos épaules.
— Alleeeeez ! On va s’éclater !
Personne ne peut lui refuser. Surtout pas quand elle fait son regard de chaton triste. Alors on sort notre porte-monnaie et on encadre au surligneur la date du vendredi 28 octobre. Littéralement dans deux jours. Thème imposé : vampire contres loup-garous. Et comme si ça ne suffisait pas, notre camp est écrit au crayon de papier derrière notre billet.
— Original, le thème, lance Ewen avec un rictus cynique.
Faustine glousse derrière son écharpe.
— Ça va… l’an dernier, c’était Frankenstein. Là, c’était une galère d’être originale.
Une fois mon billet dans la poche, je réalise que ma malle à déguisement renferme surtout une collection de tutus à paillettes et de fausses ailes de fées. J’ai peut-être un vieux drap avec deux trous pour les yeux… et il nous reste exactement quarante-huit heures pour élaborer des tenues convenables. Je ne suis pas la seule dans le pétrin, puisque Souria rassemble la trouve en cercle comme la coach d’une équipe de rugby.
— Ok les filles, mesure d’urgence. C’est l’occasion de prouver que la section Delombart est la plus branchée du lycée. Je propose une dérogation au K.O pour aller faire du SHOPPING !
Ysée lève l’index en objection.
— On pourrait juste mettre un peu de faux sang sur nos fringues, ça passe-
Nos camarades répondent d’une inspiration choquée.
— C'est un BAL, pas un CARNAVAL. Puis c’est surtout l’occasion d’arriver plus stylées que jamais ! Qui vote pour ?
L’écrasante majorité décide de notre sort : que je le veuille ou non - je crois que j'en ai très envie, en réalité - notre fin d'après-midi finira en lèche-vitrine.