JULIETTE
— Je vais patiner un peu. Je reviens.
Et Ewen s’éloigne sans plus de précisions. Est-ce que j’ai compris ce que je viens de comprendre ? Pourquoi faire autant de mystère ? Est-ce qu’elle part pour profiter un peu de ses patins ou juste pour esquiver d’autres potentielles explications ?
C’est quoi, ne pas avoir de style de garçons ? Il y a une grosse différence entre ne pas être intéressée par eux – ce qui peut se comprendre – et… ne pas les aimer – ce qui peut aussi se comprendre, mais pas du tout de la même manière. Mes joues chauffent. Je sens encore le fantôme de sa paume contre la mienne.
En tout cas, Ewen n’a pas l’air franchement troublée par notre discussion. Elle glisse entre les gens avec une habileté déconcertante. Ses virages sont fluides, orientés par ses bras qui balancent avec légèreté autour de son pantalon en velours. Certains ralentissent à son passage. Elle prend de la vitesse, s’amuse à lever un pied, puis l’autre. À tourner sur elle-même. Ce n’est certainement pas la première fois qu’on lui propose une sortie roller. Cachotière. Dessin, écriture, patinage… elle n’est quand même pas douée partout, si ? Le pire, c’est que tout lui va bien. Tout paraît évident, quand c’est Ewen qui s’en charge. Je devrais l’inviter à un duel d’escrime… qui sait, elle a peut-être un superpouvoir de première de classe ?
Inès me tend son bras et prend la relève de mon amie. Me voilà de nouveau dans le jeu, avec toutes les autres. Et personne n’a la moindre idée de ce que je viens d’apprendre. On entame notre seconde heure de patinage quand Rachel, posée en bord de piste, nous interpelle avec de grands gestes.
— Monsieur Delombart a envoyé la liste des rôles !
Les filles réagissent d’une même exclamation. Aucune de nous n’a gardé son téléphone. Direction les casiers sur-le-champ. Elles me tirent, me poussent jusqu’à la sortie pour me faire accélérer sans que je tombe. Souria bataille avec la clef autour de son poignet, délivre nos sacs et nous récupérons nos affaires. À peine j’allume mon écran qu’elle me tape sur le bout des doigts :
— Pas maintenant.
Nous troquons les patins contre nos chaussures, et quelques minutes plus tard, la troupe Delombart s’installe sur les banquettes vintage du café, conformément à la « tradition » de la classe.
Face à moi, Ewen fixe la carte des desserts avec envie. À peine ai-je le temps d’ouvrir la bouche que Souria abaisse le morceau de papier plastifié et pointe ses trois recommandations : lait au caramel glacé, bubble tea matcha et, en cas de faim extrême, le banana split XXL. Ewen la remercie et commande un sirop menthe. Logique.
— Tu patines super bien, je glisse pour combler le silence.
Elle lève les yeux de son smartphone l’espace d’une seconde.
— Merci.
J’aimerais revenir sur les derniers mots qu’elle m’a dits là-bas, mais j’ai peur de sa réaction. Nous étions seules. Éloignées du reste du groupe. Toutes les filles sont très gentilles, mais je préfèrerais éviter de commettre une bourde et révéler ce que je suspecte être un secret.
— J’ai appris avec mon père. Il faisait du hockey sur glace.
— Je savais pas qu’il y avait une patinoire dans le coin-
— Non, coupe-t-elle. C’est… c’était il y a un moment. J’ai déménagé depuis.
Son regard s’éteint. Terrain sensible ? Mieux vaut ne pas renchérir.
Plus personne ne parle autour de la table. Le sérieux efface les sourires qu’aurait normalement provoqué l’arrivée de nos milkshakes, smoothies et autres chocolats chauds. Quand le dernier verre est posé devant Ophélie, tous les téléphones sortent des poches et se calent sur les sous-main en papier. J’ai la boule au ventre. En plus, ma connexion internet marche au ralenti.
Rachel est la première à ouvrir sa messagerie. Son sursaut de joie manque de renverser sa boisson.
— Je suis Juliette ! Il m’a pris pour Juliette !
— Seigneur Capulet pour moi ! Je suis ton père… s’exclame Souria en mettant une main devant sa bouche pour imiter le méchant de La Guerre des étoiles.
Roxane, Faustine, Noûr et toutes les autres dévoilent leur personnage avec un air plutôt soulagé. Son chocolat-chantilly déjà vidé de moitié, Rachel tente de lire le message de Loïc par-dessus son épaule. j’essaie de m’approcher aussi, mais il éteint son portable et l’enfourne sèchement dans sa poche.
— Tybalt.
Les sourcils se froncent. Tybalt… l’antagoniste ? L’assassin sans scrupules ? Le macho bourru ? Loïc en est l’extrême opposé, lui et sa douceur comme il en existe peu… J’ai du mal à l’imaginer en train de faire la grosse brute. À vrai dire, personne ne l’imaginait dans ce rôle. C’était couru d’avance pour Roméo, puisqu’il est notre seul garçon !
— Il a dû se tromper, bougonne-t-il après une gorgée de milkshake.
— Monsieur Delombart arrive toujours à nous surprendre, marmonne Faustine. S’il fait ça, c’est qu’il a une idée derrière la tête.
Rachel est muette, les lèvres collées au bord de sa tasse. Son plan tombait à l’eau. La pauvre. Mais alors… qui prendra l’autre rôle principal ? Mon cœur bat à toute allure dans ma poitrine. Il n’aurait quand même pas osé… ? Je n’aurais jamais la force d’apprendre autant de texte. Ne reste plus qu’Ewen et moi devant nos écrans de chargements. Tous les regards sont braqués sur nous. On ne respire plus. Après une interminable minute d’attente, le message de Monsieur Delombart s’affiche dans ma boîte de mails.
Cette année, Ewen jouera Roméo.
Les filles lui tapent sur les épaules, lui souhaitent bon courage et lui assurent qu’elle sera parfaite, comme l’an dernier. Je lui souris, ravie d’avoir échappé d’aussi près à la catastrophe. Au fond, nous sommes plutôt contents de cette première distribution. Je suis sûre que Loïc trouvera son compte.
— Juliette ?
Je lève les yeux de ma paille à rayures. Ewen a rapproché sa tête de la mienne pour pallier au brouhaha environnant.
— Tu joues Mercutio, je suppose ?
C’est bien le nom de mon personnage. J’acquiesce, et elle me serre la main avec un éclat de rire.
— Alors, enchanté Mercutio. Je suis Roméo, ton meilleur ami.
EWEN
@Larmedepluie à 18:17
Vulcain ? >
Vulcain, on peut parler stp ? >
@Larmedepluie à 18:28
T’es connecté je te vois… >
À l’aide Vulcain ! >
VULCAIN !!!!!!!! >
@Vulcain-27 est en train d’écrire…
Mes poumons reprennent une inspiration quand son nom s’inscrit dans la conversation. Enfin ! J’aurais pu mourir de stress au moins quinze fois ! D’habitude, il répond toujours dans la minute – sauf quand il dort, et encore ; avec ses insomnies, il est rare que j’envoie le dernier message. Là, il prend son temps alors qu'il n’a même pas cours le mercredi... pile au moment où j’ai besoin de son soutien. On fait ça l’un pour l’autre depuis presque un an. Raconter nos problèmes, compatir et tenter de trouver des solutions. Et puisqu’on ne s’est jamais rencontré, puisqu’il vit dans un internat perdu sur la côte Atlantique, bizarrement, nos discussions sont franches à cent pour cent. Je n’ai jamais été autant moi-même qu’avec lui. Notre amitié m’est indispensable… et lui seul peut m’aider à y voir clair.
@Vulcain-27 à 18:30
< ????
< Quoi ?! Il t’est arrivé un truc ?
< C’est le lycée ?!
@Larmedepluie à 18:17
Oui… >
Enfin non ! >
Pas vraiment en fait. >
@Vulcain-27 à 8:18
< Respire, Pluie. Je t’écoute, dis moi.
@Larmedepluie est en train d’écrire…
Mes doigts tremblent sur mon clavier. Autour de moi, la vie continue. Le bus continue de se remplir même s’il n’y a plus de place pour s’asseoir. Les gens s’entassent dans l’allée centrale, s’accrochent aux barres et font de leur mieux pour ne pas marcher sur les pieds des voisins. Ça sent le déodorant pour homme, l’eau de toilette de supermarché et la transpiration. La musique à fond dans mes oreilles m’empêche d’entendre les conversations et les annonces des arrêts. Seul compte mon téléphone. Je suis complètement recroquevillée sur mon écran, sac sur les genoux et front contre sa poche supérieure. Roulée en boule juste au-dessus du moteur qui vrombit avec force.
J’efface mon message. Tente une nouvelle explication. Trop de caractères, l’application refuse d’envoyer ma seconde version. Je passe une mèche fantôme derrière mon oreille.
@Vulcain-27 à 18:32
< C’est grave ?
Quelques secondes de réflexion.
@Larmedepluie à 18:33
Je crois pas. >
C’est le moment. Tout à l’heure, sur la piste, ça me paraissait si facile. Évident. Mais là… beaucoup moins. Qu’est-ce qui m’a pris ? Je connais Juliette depuis à peine un mois ! Même ma mère ne le sait pas !
@Larmedepluie à 18:40
En fait… tout à l’heure… j’ai dit à une fille que j’aimais les filles. >
Je ferme l’application, éteint mon téléphone et le bourre dans ma poche. Deux aveux dans une même journée, c’est beaucoup pour moi. Surtout pour une première fois. Le collégien à côté de moi me dévisage sous sa capuche. Je dois paraître bizarre, mais au pire, il en verra d'autres.
Mes doigts se serrent sur la coque aux motifs abimés. Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Pourquoi ça ne vibre pas ? Est-ce que Vulcain n’a pas encore lu ? Ou alors… est-ce qu’il ne veut pas me répondre ? Impossible, c’est mon ami. J’ai confiance en lui. Puis, j’avais un peu tâté le terrain quand il avait décidé de se mettre à lire Oscar Wilde. Il n’avait jamais eu de propos déplacé. Bon, il ne pourra peut-être pas me comprendre, mais au moins, je peux me confier en toute sécurité.
@Vulcain-27 à 18:50
< Attends… c’est… c’est un coming out, là ?
@Larmedepluie à 18:50
Oui. >
@Vulcain-27 à 18:50
< OK… je m’y attendais pas MDR
@Larmedepluie à 18:51
Moi non plus en fait.>
Je veux dire je comptais pas en parler >
Enfin pas MAINTENANT quoi… >
Puis pas à ELLE… >
@Vulcain-27 à 18:52
< Comment ça « elle » ? C’est qui cette fille ?
< T’as un crush, Ewen ?
@Larmedepluie à 18:52
NON WTF c’est juste une pote ! >
Je la connais à peine en vrai…>
@Vulcain-27 à 18:54
< …
Alerte rouge. Je perd le contrôle. Vulcain ne répond pas comme d’habitude.
@Vulcain-27 à 18:55
< T’es en train de me dire que tu préfères confier un truc aussi important à une fille que tu viens de rencontrer plutôt qu’à un de tes meilleurs amis ?
@Larmedepluie à 18:55
Elle parlait de garçons, c’est sorti tout seul ! >
Tu comptes pour moi, Vulcain. M’en veux pas STP.>
T’es vexé ?>
J’aurais dû t’en parler avant, mais j’arrivais pas… je sais pas… je suis perdue. >
J’ai l’impression que ma tête va exploser. Il écrit, efface, écrit encore, change ses mots et je reste scotchée aux trois petits points qui dansent sous mon dernier message tout en descendant du bus.
@Vulcain-27 à 18:58
< Je peux pas t’en vouloir.
< Désolé d’avoir réagi comme ça… je suis content que tu me l’aies dit. Et ça change absolument rien à notre amitié. Je t’aime comme t’ es :)
Une larme coule sur ma joue. J’ai eu si peur. Mes genoux maintiennent à peine mes jambes debout. Qu’est-ce que je ferais sans lui ?
@Vulcain-27 à 19:00
< Et… je voudrais pas paraître indiscret mais… ça fait longtemps que t’aimes aussi les filles ?
Je m’arrête en plein milieu des escaliers de mon immeuble. La lumière grésille et s’éteint. C’est quoi cette réaction ?
@Larmedepluie à 19:00
Je suis pas bi, je suis lesbienne. >
@Vulcain-27 à 19:00
< AH OK PARDON ! j’avais mal compris.
Je lui envoie un smiley qui pleure de rire mais en réalité, mon visage est complètement fermé. Parfois, la présence de Vulcain me manque. Les conversations virtuelles laissent passer trop de quiproquos. L’espace d’une seconde, j’ai cru qu’il allait se mettre à me détester. J’ai l’impression de sortir de la réalité. Peut-être parce que c’est la première fois que j’utilise le mot « lesbienne » pour me définir.
@Larmedepluie à 19:00
Sinon, par rapport à ta question…>
S’en suit un interminable pavé, trop long pour tenir en un seul message. Je déballe tout. De la vie « d’avant », celle où l’énorme majorité des enfants pensent qu’on peut qu’aimer le genre opposé, puis le début du collège, des flirts hétéros qui ne m’intéressent pas, puis de cette fille rencontrée pendant l’échange scolaire en Bretagne l’année du brevet, avec qui j’ai gardé contact plus d’un an. Je lui raconte mes nuits passées à me remettre en question, à faire des quizz bidons sur internet, à lire des revues de vulgarisation psychologique, à essayer de m’auto-persuader qu’un jour, je trouverais un garçon qui me plaît… mais ça n’est jamais arrivé. Forcer le destin est complètement contre-productif, parce que ce moule n’est pas le mien. Aucun garçon ne fera vibrer mon cœur comme cette correspondante lors de la soirée d’adieu sur la plage. Mon premier baiser. Parce qu’il en fallait bien un.
Il m’a fallu des lustres pour le comprendre, un peu de temps supplémentaire pour l’admettre et encore plus pour oser en parler. Avec tout ce recul, j’estime être capable d’affirmer que non, les garçons ne m’attirent pas.
— Ewen, à table !
Je traine un peu sur mon lit tant que je n'ai pas fini l'histoire puis, en descendant l’échelle, je laisse mon téléphone en charge sur une étagère. J’ai besoin de souffler, et Vulcain a bien assez de lecture pour la soirée.
la deuxième partie du chapitre est très touchante, Ewen peut être super confiante et se montrer vulnérable l'instant d'après, toutes ces nuances la rendent hyper intéressante !