Kaëlig

Ils étaient partis à pied depuis l’aube cotonneuse. Humant les senteurs du printemps, ils se délectaient de mûres sauvages gorgées de sucre. À la fraîcheur du matin, succédait la douce chaleur du soleil déchirant les dernières brumes. Le soleil était maintenant haut dans le ciel, ils décidèrent de faire une pause. Ils profiteraient quelques jours des vivres emportés dans leurs besaces. Puis ils devraient ensuite cueillir baies, champignons et autres végétaux comestibles pour continuer leur chemin, entre deux haltes, chez les rares habitants qu’ils croiseraient.

— Installons-nous au bord de la rivière, les galets couverts de mousse semblent confortables, proposa Erin.

Ils franchirent les quelques dizaines de pas les séparant de la berge. L’eau calme et blanche semblait figée, le courant comme arrêté, signe qu’ils étaient déjà arrivés sur les terres de la terrible Kaëlig, la nymphe de feu. Son surnom était dû à sa longue chevelure aux multiples teintes rouge orangé, donnant l’impression d’un feu vif, au moindre mouvement de la nymphe. Elle était l’ennemie jurée d’Hywel depuis que celle-ci avait transformé sa mère Koliana en rivière. Ils ne devaient surtout pas déranger cette eau enchantée sous peine de déclencher la colère de Kaëlig.

Erin extirpa de sa besace quelques champignons, une fiole de sauce aigrelette, des baies bleues et un pain encore frais. Elle alla cueillir quelques herbes de sa connaissance pour l’assaisonnement. Les champignons étalés sur une planchette de voyage, elle les découpa en fines tranches avec sa lame de poche. Elle arrosa le tout de sauce et d’herbes, puis leur servit les tranches de pain sur lesquelles elle avait disposé les champignons. Ils se mirent à manger avec appétit.

— C’est délicieux, s’exclama Ergad en se léchant les doigts.

Erin lui tendit la planchette en souriant.

— Il en reste un peu si tu veux.

Le colosse ne se fit pas prier et s’empara de la dernière tartine avec une joie non dissimulée. Zéphyr, tout en dégustant avec bonheur ses tartines, observait les alentours. Il était toujours aussi enchanté par la couleur des orchidées poussant autour des troncs d’arbres. Elles formaient d’éclatantes taches orangé et rouge. Mais malgré ce spectacle paisible, il restait soucieux, l’on ne devait pas relâcher sa garde en Terre de Feu. Le souvenir de sa précédente rencontre avec la nymphe lui cuisait encore…

— Allez vous reposer, vous trois, suggéra-t-il à Margod, Tewenn et Ergad. Je monterai la garde avec toi, Erin, ajouta-t-il en posant la main sur celle de son amie.

— Parfait, je vais en profiter pour affûter mes flèches, acquiesça-t-elle.

Le trio alla s’allonger sous les arbres tandis qu’Erin et Zéphyr restèrent au bord de l’eau à discuter tout bas en travaillant leurs flèches. Alors qu’ils avaient enfin terminé leur tâche, ils virent Ergad se relever d’un bond, furieux, prêt à en découdre avec ses voisins de sieste. Les deux autres le regardaient sans comprendre, interloqués.

— Qui ? rugit-il. Qui m’a piqué le pied ? S’il y a bien quelque chose que je déteste, c’est qu’on touche à mes pieds et tout le monde le sait !

— Je ne vois pas de quoi tu parles ! s’indigna Margod.

— Et moi non plus ! s’exclama Tewenn.

Un rire fusa des fourrés. Sliman sortit de derrière les buissons en effectuant quelques sauts au-dessus des trois amis.

— Toi ! Je vais t’attraper et te faire regretter d’être sorti du ventre de ta mère ! s’énerva le colosse.

— C’était juste une petite blague, Ergad, pas la peine d’en venir aux mains, ricana Sliman à peine impressionné par la montagne de muscles de sa victime.

— Ça suffit, mes amis ! intervint Zéphyr avec autorité. Sliman, que fais-tu là ? J’avais refusé que tu nous accompagnes ! Tu as oublié ?

— Je vous ai suivis de loin, je n’ai pas résisté en les voyant tous les trois ronfler, s’esclaffa-t-il. Je veux faire partie de votre équipe. Je suis sûr que je vous serais utile, ne serait-ce que pour vous dérider un peu. Il grimpa à toute allure dans un saule tortueux, faisant tomber des rameaux morts au passage. Accroché à une branche la tête en bas, il attendait la réponse de Zéphyr. Sa crête de boucles brunes pendait dans le vide, dégageant la fine marque de naissance sur son front. Une boucle blanche se détachait sur sa tempe. Ses yeux noisette étaient devenus sérieux tout à coup. Lui aussi avait entendu le léger bruissement de l’eau. Son regard se fit de braise, il recula. Inquiet Zéphyr se retourna pour voir qui avait fait son apparition. Il la reconnut aussitôt.

Kaëlig, elle était toujours aussi flamboyante, une beauté insondable comme toutes les nymphes. Sur sa peau pâle et bleutée, ses grosses boucles rousses ressortaient étrangement, le feu sur la glace. Elle les observait à la fois menaçante et séductrice. Le silence devenait assourdissant, on n’entendait même plus les oiseaux chanter. Un lézard iridescent restait immobile sur la grosse pierre à côté de Zéphyr, prêt à fuir au moindre mouvement. Aux côtés de la nymphe se tenait un phacochère rougeoyant qu’elle caressait avec affection. Celui-ci raclait le sol de son sabot, attendant le signal de sa maîtresse pour charger les Nergaléens. Les oreilles pointues des hommes bleus étaient la friandise préférée de ces bêtes. Il en salivait déjà, la gueule ouverte débordant de bave écumante. Il leur arrivait aussi de déguster tout entier quelque elfe des bois égaré…

— Que faites-vous sur mes terres ? tonna-t-elle. Vous allez déranger ma mère.

— Tu fais erreur, Kaëlig, objecta Zéphyr, nous avons bien pris garde de ne pas toucher à l’eau.

Zéphyr jeta un œil alarmé aux carpes jaunes qui s’agitaient depuis l’arrivée de la nymphe. Des vaguelettes se formaient sur l’eau, si lisse quelques minutes plus tôt… Margod et Erin avaient ramassé avec discrétion tous leurs effets. Le phacochère trépignait d’impatience, le lézard avait filé, mais les oiseaux étaient toujours aussi silencieux. Il se tourna vers ses compagnons.

— Il est temps de partir mes amis.

Une énorme vague s’éleva d’un coup au-dessus de la rivière formant tout autour une écume blanche et mousseuse. Ils restèrent pétrifiés quelques secondes. Profitant de leur inattention, Kaëlig lâcha sur eux son animal. Il se rua sur Margod, qui esquissa un pas de côté juste avant qu’il ne la percute. L’animal, un instant ahuri, fit demi-tour pour charger de nouveau Margod, qui évita encore la collision. L’animal, fou de rage, continuait de tenter de foncer sur la Nergaléenne sans savoir qu’il n’arriverait jamais à ses fins. Margod recevait un flash juste avant qu’elle ne soit touchée et pouvait ainsi parer toute attaque unique. Zéphyr sortit un bolas de sa besace et l’envoya dans les pattes de l’animal, il ne voulait pas le tuer. La bête mit quelques secondes à s’en défaire, puis changea de victime. Le phacochère fonça alors sur Tewenn, qui fit s’élever un mur de pierres entre lui et leur petit groupe. La bête s’assomma. Kaëlig furieuse siffla et toute une troupe de phacochères sortit des fourrés alentour. Ils étaient encerclés, ça devenait compliqué. Ils sortirent leurs flèches enduites de pâte soporifique et ils commencèrent à viser leurs assaillants à quatre pattes. Ces flèches possédaient des extrémités en cône inversé avec une pointe très fine qui en dépassait juste ce qu’il faut pour transpercer le derme et l’épiderme sans blesser outre mesure la cible. Cette pointe-aiguille inoculait une substance qui paralysait et endormait pour un temps l’animal. Zéphyr en toucha deux à la suite, Erin fit mouche à quatre reprises. Tewenn tirait paré par Ergad, Margod continuait de danser entre les attaques tout en lançant elle aussi quelques flèches. Au bout de quelques minutes, deux dizaines de phacochères gisaient endormis autour d’eux. Kaëlig vociférait dans sa langue maternelle, le regard enflammé par la rage. Elle haïssait les Nergaléens, ces petits protégés de son ennemie jurée. Ils avaient osé se reposer près de sa mère, jadis la nymphe Koliana. Elle brisa d’un geste le muret de Tewenn qui vola en éclat, percutant malgré elle quelques phacochères encore debout.

Deux grands papillons bleus firent leur apparition. Ils faisaient partie de l’élite de la princesse Marla. Celle-ci les avait offerts à Hywel deux décennies plus tôt afin de sceller leur alliance. En temps normal, ils étaient chargés par Hywel de faire la liaison entre la forêt des saules bleus et la forêt Ailée.

— Laisse ces hommes bleus tranquilles, Kaëlig, ou la colère d’Hywel s’abattra sur toi comme elle le fit autrefois sur ta mère.

— Tiens, tiens ! ricana avec amertume Kaëlig. Les sous-fifres de cette fichue Hywel…

Elle serra les poings, le regard en feu, les lèvres pincées. Zéphyr et ses compagnons restaient figés en position de défense, prêts à répliquer en cas de nouvelle attaque sournoise.

— Je vais les laisser partir pour cette fois, mais gare à eux si je les recroise ! lâcha-t-elle acerbe.

— C’est mieux ainsi, oui, approuvèrent les émissaires ailés.

Elle disparut dans la rivière, formant un tourbillon dans son sillage. Les grands papillons bleus saluèrent d’un signe de tête la petite troupe et s’envolèrent.

Le calme revint, les phacochères endormis disparurent. On entendit de nouveau le chant des oiseaux. Ils se dépêchèrent de ramasser leurs flèches éparpillées sur la berge. Zéphyr récupéra son bolas. Sliman redescendit du grand sureau noir dans lequel il s’était perché après l’arrivée de Kaëlig.

— Ah ! te voilà poltron, lança Ergad. Tu veux être des nôtres, mais tu te caches quand nous sommes attaqués ? Rentre chez toi, tu n’as rien à faire avec nous !

— Attends, Ergad, pas si vite, répliqua Zéphyr. Il ne peut pas repartir seul, il risquerait d’être pris en traître par Kaëlig, qui à mon avis n’a pas dit son dernier mot. Il vaut mieux pour lui qu’il reste avec nous pour le moment. On avisera plus tard de son sort.

— Merci, Zéphyr ! Je saurai me rendre utile, promis, et vous ne pourrez plus vous passer de moi, cancana-t-il tout en effectuant une nouvelle pirouette.

— Tu n’as pas intérêt à retoucher à mes pieds ou je te brise les mains pour t’en faire passer l’envie une fois pour toutes, menaça Ergad furieux.

Tewenn posa une main sur l’épaule de son ami pour l’apaiser. Le grand gaillard partit devant, le visage fermé. Ils reprirent tous la route à sa suite. Sliman bondissait comme un cabri, à leurs côtés. Ils souhaitaient arriver avant la nuit chez Hector, le gardien de la grande bibliothèque.

Le sentier qu’ils suivaient était caillouteux et jonché des feuilles mortes. Les oiseaux avaient repris leurs chants mélodieux. Les filles en tête de cortège s’échangeaient des recettes médicinales. Ergad marchait d’un pas lourd aux côtés de son ami Tewenn, tout en surveillant du coin de l’œil Sliman qui les avait doublés. Zéphyr restait en queue de cortège. Il se pencha pour ramasser une pierre ronde et transparente comme de l’eau. Elle irait rejoindre sa belle collection. C’est à cet instant qu’un lutin du bois de Loch, juché sur son chat, choisit de traverser le chemin en filant à toute allure, semblant fuir quelque chose derrière lui. Le choc fit basculer Zéphyr en arrière qui se retrouva assis et étourdi au milieu du chemin. Le lutin était lui aussi affalé dans les feuilles mortes, écroulé de rire. Son chat au poil long et hirsute se léchait avec nonchalance la patte, la passant à intervalles réguliers derrière l’oreille. Il arborait un superbe pelage couleur feu. Le Nergaléen finit par reprendre ses esprits. Il se releva avec précaution, encore un peu sonné par sa chute.

— Pardonne-moi, homme bleu, il est si rare de croiser quelqu’un sur ce chemin…, gloussa-t-il encore.

— Ça ira, je ne suis pas fait mal, mais j’ai perdu de vue la jolie pierre que j’allais ramasser, soupira Zéphyr déçu.

— Saperlipopette ! Je vais t’aider à la retrouver !

Joignant le geste à la parole, il sortit sa petite baguette de ronces tressées et se concentra. La baguette lui échappa des mains et alla se planter un peu en avant d’eux sur le chemin. Le lutin alla la retirer et ramassa le caillou juste à côté du trou formé par la baguette.

— Est-ce bien cette pierre qui t’intéressait ? demanda le lutin en la désignant du plat de la main.

Zéphyr s’approcha, ramassa la pierre et sourit au lutin.

— Oui, c’est bien elle, merci.

— Oh ben, de rien ! Et au plaisir de te recroiser un jour !

Le lutin émit un sifflement avec deux doigts dans la bouche et son chat, qui était parti se balader plus loin, réapparut aussitôt. Il monta dessus et ils détalèrent aussi vite qu’ils étaient arrivés. Zéphyr glissa sa nouvelle trouvaille dans sa poche et pressa le pas pour rejoindre le reste de la troupe qui avait continué d’avancer.

 

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Elly Rose
Posté le 12/01/2023
Sitôt publié sitôt lu!
Les voilà à peine partis que les ennuis commencent? Je pense sincèrement que leur voyage pour trouver des réponses ne sera pas de tout repos! Mais quel plaisir de se rendre compte qu'effectivement Sliman est de la partie! Comme il le dit si bien il va pouvoir les dérider un peu et ça ne sera pas de trop!
Kaëlig sera, à n'en pas douter, une ennemie redoutable et j'ai vraiment hâte de voir ce dont elle est capable elle aussi.
Sy - Shadowy
Posté le 12/01/2023
Oh ben merci ! Je ne pensais pas avoir si vite un retour !
Ça me touche que tu viennes si vite lire la suite. Oui sacré Sliman ^^ et Kaëlig tssss celle-ci... je peux rien dire ^^
merci merci ! ça motive !
Elly Rose
Posté le 12/01/2023
Ahaha, je suis à fond dans ton histoire donc dès que je pourrais lire un nouveau chapitre je serais rapidement dans les starting blocks!
Ahaha, Kaëlig c'est le genre de personnage qu'on aime détester c'est ça?
Sy - Shadowy
Posté le 12/01/2023
*est touchée mais ne peux rien rien dire pour ne pas spoiler* ^^
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