Le lendemain, lorsque l'aube inonda la région de ses premiers rayons d'ambre, la petite troupe ne tarda pas à se remettre en route. Une épaisse couche de neige, tombée sans discontinuer au cours des heures précédentes, avait rendu le sol duveteux tout en maquillant les trous et les dépressions qui en jonchaient la surface. La progression de la troupe était devenue plus lente et incertaine. Imnul et Ozgor marchaient en tête du cortège, clopinant l'un à côté de l'autre dans la neige qui leur ceignait les cuisses. A mesure qu'ils avançaient, le pisteur avisait le chef quant aux signes disséminés qu'offrait la trace qu'ils remontaient. Nulwe filait parfois vers l'avant, prenant sur eux une petite avance, et s'en allait parmi les gorges enneigées, desquelles il revenait ensuite avec des nouvelles du terrain en amont. Plusieurs heures s'étaient écoulées depuis leur départ lorsque l'Elfe, approchant le cortège à la suite de l'une de ses expéditions, s'adressa aux siens avec une inquiétude nouvelle.
— Une tempête court droit sur nous, déclara-t-il avec gravité.
— Qu'est-ce à dire, une tempête ? grommela Ozgor en pointant le ciel. Je ne vois pas l'ombre d'un nuage, et la neige se ramollit sous les rayons du jour !
— Je l'entends avancer parmi les hauteurs, répondit Nulwe. Il m'est avis que nous nous mettions à l'abri avant la fin de l'après-midi.
— Cela nous laisse quatre heures, observa Imnul. Tâchons d'avancer plus rapidement, car nul ne sait si nous le pourrons encore par la suite.
— Pardonnez-moi, Monsieur Imnul, mais vous semblez omettre le repas, remarqua Gaett non sans son habituelle candeur.
— Vous aurez tout le loisir de manger lorsque nous nous serons mis à l'abri, répondit Imnul en ouvrant la marche. Allons !
Ramal approcha le jeune homme et lui mit entre les mains un petit paquet, avant de s'engager à son tour à la suite du cortège en lui glissant : « Des baies séchées du pays d'Asqwen : mange, gamin, mais ne finis pas tout».
Leur ascension des cols se poursuivit deux heures durant, au cours desquelles le ciel demeura clément et sembla ne jamais devoir se ternir d'une quelconque manière. Mais lorsque l'après-midi fut plus grandement entamée, Nulwe commença de se montrer plus inquiet, et celui-ci finit par déclarer que la tempête approchait plus vite que prévu. Peu de temps après, l'azur du ciel fit place à une étrange teinte grisâtre, avant de s'obscurcir davantage par l'arrivée de nuages gargantuesques. En l'espace d'un instant, les cieux s'étaient enténébrés et chargés d'un inquiétant plafond orageux, qui menaçait de se décrocher et de s'abattre sur la troupe d'un moment à l'autre.
Mais les cols ne leur offraient qu'un piètre abri, aussi se trouvèrent-ils pris au dépourvu lorsqu'un épais rideau de neige se mit à tomber sur leur chemin. Le vent s'était levé, et son râle serpentait à travers les sommets comme un hurlement déchirant la pénombre. Sous le souffle terrible de la tempête, les aventuriers marchaient, l'échine recourbée, les uns derrière les autres, insignifiantes silhouettes perdues parmi l'immensité d'une nature invincible.
Au comble de la tourmente, un intense tremblement se fit sentir, naissant des sommets qui bordaient le défilé où ils s'étaient engagés en file indienne. A peine Imnul eut-il le temps de s'écrier « Accrochez-vous les uns aux autres ! » qu'une vague blanche, dévalant les pans montagneux avec la diligence de chevaux lancés au galop, vint s'abattre sur eux et inonder le col. Personne n'avait rien vu de la marée poudreuse qui s'était déversée sur eux. Tout s'était produit en moins de temps qu'il n'en fallait pour s'exclamer "Avalanche". Et puis, il n'y eut plus rien, sinon un silence immaculé, une blancheur ankylosée. La tempête s'était tue.
« Le jeune est encore là-dessous ! » cria une voix, dont le timbre était voilé par une épaisse couche de neige. Gaett entendit alors des grattements, et d'autres voix qui répétaient encore et encore : « Tiens bon, gamin ! ». A son tour, il voulut crier et se débattre, s'extirper de ce sarcophage glacial et retrouver l'air libre, le sentir effleurer sa chair autrement que la morsure du froid qui engourdissait chacun de ses membres et l'entravait sous son poids. Peu à peu, il sentit que les ténèbres le berçaient, et que, lentement, elles le conduisaient sur cette mer à la houle légère où s'en vont les âmes en perdition. Alors, une intense lumière se fit.
— Debout, le jeune ! s'écria Ramal en lui saisissant les bras pour le tirer hors de la neige.
— Rien de cassé, jeunot ? demanda Ozgor en lui saisissant la main.
Gaett observa les environs avec peine, aveuglé par la soudaine apparition du jour au travers des derniers nuages. La tempête s'était éteinte aussi brusquement qu'elle était apparue. Gaett se palpa précautionneusement les membres en affichant une moue déconcertée.
— Je pense que ça ira, bafouilla-t-il en s'asseyant. Que s'est-il passé ?
— Le ciel nous est tombé sur la tête ! s'écria Ozgor. Par chance, personne n'est blessé, mais une bonne part de nos effets s'en est allée dans la vallée en contrebas.
— Ainsi nous trouvons-nous pris au dépourvu, avec pour dernière ressource une maigre poignée de baies séchées ! soupira Ramal.
— Voilà le cadet de nos soucis, répondit Imnul en contemplant la route en amont. L'essentiel est que chacun s'en sorte indemne.
— Indemne ! vociféra Ramal. Combien de temps encore le serons-nous, sans vivres et à la merci de ces montagnes ?
— Nous ne sommes à la merci de rien ni personne, déclara le vieil homme d'un air grave. Kezdar a voulu nous lancer un défi : sans doute voulait-il éprouver l'étoffe dont nous sommes faits. Nous lui montrerons combien ses pièges sont vains et inoffensifs contre notre compagnie.
— Allez au diable, vous et votre Kezdar ! lui lança Ramal. Pourquoi irions-nous nous perdre plus profondément dans ces terres, ayant perdu une part non négligeable de nos effets les plus vitaux, sans être seulement certains de l'existence de ce que nous cherchons ?
— Monsieur Ramal, libre à vous de vous en retourner pour le commun des mortels si vous n'estimez pas être suffisamment endurci pour cette quête. S'il est une chose que partagent toutes les âmes qui ont façonné notre Histoire, c'est bien la déraison. Adieu !
Sur ces paroles, Imnul ouvrit la marche. Ramal demeura interdit un moment, contemplant le reste de la compagnie qui s'était élancée sur la trace que laissait le vieil homme dans la neige sur son passage. Puis, dans un interminable soupir, il suivit à son tour les silhouettes qui s'éloignaient dans son sillage.
Le jour déclinait déjà, et le soleil ne tarderait pas à disparaître derrière les pointes enneigées qui griffaient la voûte céleste. Après qu'une heure fût passée depuis qu'ils s'étaient remis en chemin, Nulwe revint de l'une de ses excursions vers l'amont en trottinant de toute son habileté féline. Il entrouvrit sa besace et montra, pareilles à des gemmes écarlates, quelques baies fraichement cueillies.
— Des fruits d'Alteri ? fit Gaett, l'air perplexe, après avoir inspecté le contenu du sac.
— Ce que les vôtres pensent n'être qu'un aliment toxique sans le moindre intérêt est un trésor pour les miens, répondit Nulwe. Les baies d'Oduraen, telles que nous les nommons à l'Ouest, parmi le royaume sous les arbres de Zaldanû, se consomment cuites et transformées en une pâte dont le goût n'est pas sans rappeler celui des figues des Hommes d'Asqwen.
— Permettez-moi d'en douter, ami, contesta Lifa. Les fruits nés sous le soleil d'Asqwen, dans ces contrées qui vivent au rythme de l'eau et du ciel étoilé, sont uniques et demeurent inégalés de tous les autres mets que porte cette Terre. Je serais bien étonnée de découvrir une quelconque similitude entre des fruits d'un pays sans chaleur, coupés de la grande lumière des astres, et ces trésors du désert que je connais depuis le jour où j'ai foulé ce monde pour la première fois.
— Patientez jusqu'à ce soir, amie, répondit Nulwe avec un sourire empli de malice. Vous serez, je vous le promets, la première à en goûter. Alors, vous me direz si vous y trouvez la moindre ressemblance.
— Vous aurez tout le loisir d'y rechercher, encore et encore, le goût de vos tendres fruits d'Asqwen, car c'est là tout ce qui composera nos pitoyables repas dorénavant ! lâcha Ramal en soupirant. Et puis, quand nous n'aurons plus la moindre de ces baies à nous mettre sous la dent, peut-être la faim nous poussera-t-elle à envisager de découvrir le goût de notre propre chair !
Il avait appuyé ces mots d'un regard adressé à chacun des siens, comme pour y chercher un soutien. Les uns et les autres, croulant sous son insistance, l'évitèrent comme ils le purent, plongeant leurs yeux en direction du sol ou interrogeant le vieil Imnul au détour d'une œillade. Mais ce dernier demeurait impassible, là où, sans doute, quelques mots d'espoir ; une riposte, aussi vaine fût-elle, auraient été pareils au faisceau d'un phare parmi les ténèbres. « Nous avons perdu assez de temps, poursuivons la route », finit-il par dire.
Le soir venu, ils dressèrent un modeste camp dans le secret d'un petit bosquet de pins, dont l'épaisse ramure constituait un abri inespéré face à la neige. Amassés les uns contre les autres devant un feu, l'épuisement de la journée n'avait pas tardé à s'abattre sur eux. Pourtant, sans que personne ne le soulignât d'abord, le sommeil peinait à venir. A l'assurance qui les inondait lorsqu'ils avaient décidé de suivre le vieil Imnul dans sa quête, s'était substituée une autre voix, une morosité insidieuse qui se déversait en chacun. Dans le silence de la nuit, naissaient les doutes, et l'ombre de la capitulation face à des ambitions irréelles commençait à s'insinuer dans les esprits. Ramal était le premier à le concevoir.
— N'est-il pas difficile de poursuivre une piste dans de telles conditions ? demanda-t-il, un éclat sournois dans le regard, à Ozgor.
— Que voulez-vous dire ? demanda le Nain.
— Je m'interrogeais simplement sur la possibilité d'employer vos talents lorsqu'une tempête de neige a récemment recouvert l'entièreté du paysage.
— C'est ardu, certes, mais pas impossible, rétorqua Ozgor.
— Êtes-vous toujours aussi assuré de la piste que nous suivons ?
— Les traces sont moins évidentes qu'à notre arrivée, cela ne fait aucun doute. Mais, si nous avons de la chance, le Géant ne tardera pas à se déplacer de nouveau d'un sommet à l'autre, ou que sais-je ; et alors il nous sera plus facile de le débusquer !
Autour, les autres écoutaient en silence sans ôter leurs yeux du feu. Les étincelles voletaient et les flammes rougeoyantes faisaient danser les ombres sur les figures lasses. Le flamboiement teintait tout particulièrement le visage de Ramal d'une inquiétante malignité, comme si, s'enfonçant dans cet entêtement à l'encontre de leur quête, il dévoilait peu à peu la scélératesse de son être.
— Et si nous n'en avions pas, de la chance ? demanda-t-il enfin.
— Nous en aurons, Monsieur Ramal, répondit Ozgor. Sinon...
Mais le pisteur laissa inachevée cette conjoncture. Personne n'eut la force d'ajouter une quelconque parole. Ramal s'était tu lui aussi, mais observait avec satisfaction le pessimisme qui voilait dorénavant les traits de ses compagnons. Les baies d'Oduraen furent leur seule réjouissance, austère et succincte, pour le reste de la soirée.
- Pardonnez-moi, Monsieur Imnul, mais vous semblez omettre le repas ==> haha et qu'en est-il du second petit-déjeuner ?
- par l'arrivée de nuages gargantuesques ==> hum je ne sais pas si l'adjectif est approprié pour des nuages ; en tout cas ça m'a fait tiquer
- "Avalanche" ==> c'est un détail, mais j'ai trouvé bizarre que le texte soit en italique et que les guillemets ne soient pas les mêmes que dans le reste du chapitre
- libre à vous de vous en retourner pour le commun des mortels ==> la formulation n'est pas très claire
- S'il est une chose que partagent toutes les âmes qui ont façonné notre Histoire, c'est bien la déraison. ==> cette idée me plait beaucoup !
- Après qu'une heure fût passée depuis qu'ils s'étaient remis en chemin ==> je trouve la formulation un peu lourde, peut-être simplifier par "Alors qu'une heure s'était écoulée depuis..." ou "Après une heure à cheminer"
- inquiétante malignité, comme si, s'enfonçant dans cet entêtement à l'encontre de leur quête, il dévoilait peu à peu la scélératesse ==> caser malignité et scélératesse dans une même phrase, c'est peu être trop ^^
- Mais le pisteur laissa inachevée cette conjoncture ==> conjoncture ? si c'est vraiment le mot que tu voulais utiliser, je ne comprends pas le sens de la phrase (conjecture plutôt ?)
- Les baies d'Oduraen furent leur seule réjouissance, austère et succincte, pour le reste de la soirée ==> et alors, sont-elles aussi bonnes que l'elfe l'avait prévu ? j'aimerais bien la réponse :D
Remarques générales :
Je ne sais pas si c'est parce qu'il y a moins de dialogues que dans la partie précédente, mais je trouve cette partie plus littéraire. Le vocabulaire est soutenu et les phrases agencées de sorte qu'on a vraiment l'impression de lire un récit des temps anciens (j'imagine que c'est fait exprès, je souligne donc que le but est atteint selon moi !). Je suis plongée dans un grimoire ;) Il y a des métaphores très poétiques, c'est agréable à lire.
La distance entre chaque lecture y est sûrement pour quelque chose mais j'ai pas mal de difficultés à déterminer qui est qui à ce stade de l'histoire au vu du nombre de personnages. Peut-être que tu pourrais ajouter quelques éléments de caractérisation / rappels pour au moins se rappeler qui est l'elfe, le nain... Après c'est normal que ce soit difficile au début, ça viendra au fur et à mesure (=
Les descriptions sont toujours très cool. J'arrive plutôt bien à me figurer les paysages, surtout à partir du moment où il y a l'avalanche, qui lance bien le chapitre.
J'aime bien les noms que tu utilises pour les personnages mais aussi lieux etc... D'ailleurs le worldbuilding est bien amené pour l'instant, on n'est pas noyé dans une masse d'informations comme c'est parfois le cas dans ce genre de récit, c'est toujours difficile de donner la bonne dose d'information.
Petite remarque :
"troupe ne tarda pas à se remettre en route. Une épaisse couche de neige, tombée sans discontinuer au cours des heures précédentes, avait rendu le sol duveteux tout en maquillant les trous et les dépressions qui en jonchaient la surface. La progression de la troupe" répétition troupe ; peut-être groupe ?
Un plaisir,
A bientôt !