Après qu'une aube morne eut succédé à une autre de ces nuits sans sommeil, la troupe se remit en chemin parmi les vallées assoupies. Une brume opaque s'était déposée sur les sentiers et dissimulait le précipice qui bordait leurs pas. Le ciel était une infinité grisâtre pendue au-dessus de leurs têtes, dans laquelle disparaissaient les pointes rocheuses. Pas un bruit ne venait ébrécher le silence nébuleux des montagnes, à l'exception du murmure de la brise qui, traversant les forêts de pins sommeillant au loin, remontait la brume pour s'éteindre par-delà les sommets.
— Savons-nous seulement où nous allons ? demanda Gaett, l'air abattu.
— Nous avançons, voilà tout, répondit Imnul.
— Le gamin n'a pas tort, ajouta Ozgor. Dans ces conditions, suivre une piste revient à progresser les yeux bandés.
— Et pourtant il nous faut continuer d'avancer, rétorqua le vieil homme sans même se retourner.
— Et si nous laissions le Géant de côté un moment pour tâcher de remédier au problème de nos rations qui se sont grandement réduites ? suggéra Lifa.
— Nous pourrions cueillir quelques-unes de ces baies que nous a apporté hier Monsieur Nulwe ? proposa Gaett.
— Ah, ces maudites baies ! s'écria Ozgor. Laissez-moi le temps nécessaire, et je vous rapporterais quelques hermines fraîchement abattues, qui seront autrement nutritives que ces fruits qui ne sont bons qu'à nourrir le gibier !
— Chaque minute que nous ne passons pas à avancer escamote la piste que nous suivons, dit Imnul en fronçant les sourcils. Nous n'avons le temps ni pour la cueillette, ni pour la chasse.
— A quoi bon retrouver votre Géant si nous sommes trop épuisés pour supporter le poids de nos propres armes ! s'exclama Ramal. Ne soyez pas idiot, vieil homme : nous avons besoin d'assurer nos réserves de nourriture si vous souhaitez continuer. Autrement, il vous faudra envisager de poursuivre seul.
Imnul croisa les bras et considéra d'un regard circulaire l'ensemble de la troupe qui se tenait face à lui. L'éreintement et la faim commençaient à creuser leurs traits, et, en dépit de toute la bonne volonté qu'ils avaient témoigné à l'égard de cette quête, ils ne valaient dorénavant pas plus que leur propre ombre. Lui-même, tel qu'il le pressentait, montrait déjà des signes qui trahissaient son affaiblissement ; à commencer par cette mauvaise chute qu'il avait faite deux jours auparavant.
— Entendu, finit-il par dire. Scindons le groupe en deux : une moitié ira cueillir, et l'autre chassera. Quoi qu'il advienne, ne nous séparons pas davantage et accordons-nous sur un moment pour le retour.
— Le plus prudent serait que nous soyons tous revenus avant que le jour n'entame son déclin, observa Nulwe.
— Mais comment ferons-nous pour nous retrouver dans toute cette brume ? demanda Gaett avec inquiétude.
— Maître Nulwe et moi-même devrions être dans l'un et l'autre groupe, suggéra Ozgor. De la sorte, tout le monde sera assuré de pouvoir retrouver son chemin jusqu'ici. Tel que je connais les gens des forêts, je présume que vous préférez être de ceux qui n'auront pas à tuer d'hermine ?
— Vous présumez bien, répondit l'Elfe.
— Dans ce cas, vous irez avec Gaett et Lifa, dit Imnul en désignant Nulwe du bout du menton. Ozgor nous accompagnera, Ramal et moi-même. Allons !
Sur ces paroles, les deux groupes s'éloignèrent en direction des forêts qui se dressaient non loin. Les lisières étaient de noires enceintes par-delà lesquelles s'étendaient des mondes invisibles. A quelques pas en avant, les arbres s'estompaient dans une atmosphère vaporeuse, et devenaient semblables à des silhouettes tourmentées, perdues parmi le brouillard et ses ténèbres.
Nulwe conduisait ses deux compagnons avec une assurance sans pareille. Il avançait d'un pas souple et léger, déjouait chacune des irrégularités qui marquaient le sol, scrutait d'un œil agile l'horizon maquillée et dressait l'oreille au moindre murmure du vent parmi les branches. Ils ne tardèrent pas à trouver quelques-uns de ces précieux fruits qu'offraient de petits arbustes au pied des pins, pareils à d'infimes pierres de grenat dont l'éclat discret se dévoilait çà et là parmi un écrin de feuilles. La forêt leur offrit de même, éparpillés dans l'ombre de quelque souche mousseuse, des champignons à la chair brunâtre et délicieuse.
Mais les sous-bois comportaient aussi leur lot d'embuches, qui patientaient, sournoises et dissimulées. Certaines branches laissaient pendre, dans une nonchalance feinte, leurs rameaux épineux ; plus loin, des fruits au poison mortel se plaisaient à tromper le promeneur égaré sous les traits familiers des baies colorées. Ainsi la nature rappelait-elle à quiconque arpentait ces allées silencieuses qu'elle était la seule maîtresse, farouche et implacable, en ces terres inhospitalières. Mais cela, Nulwe ne l'ignorait pas ; aussi demeurait-il alerte. Il n'avait de cesse d'observer les environs d'un œil prompt, et ne s'adressait aux siens qu'à mi-voix, comme si, par de telles précautions, il voulait que les arbres ne remarquassent pas leur passage.
— Ce devrait être assez pour aujourd'hui, dit-il en désignant sa besace remplie.
— Ne serait-il pas plus prudent de faire quelques réserves ? suggéra Lifa.
— La forêt n'apprécierait pas que nous lui ôtions trop de richesses, répondit-il. Nous ne sommes ici que des visiteurs, ne l'oubliez pas.
— Vous pensez que la forêt sait et voit ce que nous faisons ? demanda Gaett.
— Je ne le pense pas : je l'affirme, jeune ami ! répondit le coureur des bois.
— Je crois le comprendre, à présent : les forêts telles que celle-ci vibrent, d'une certaine façon, par une énergie étrange, dit le jeune homme en promenant un regard inquiet sur les environs.
— C'est la nature tout entière, en vérité, qui vibre d'une telle énergie, poursuivit Nulwe. Un souffle supérieur, animant un tout au sein duquel nous ne sommes que la part d'un ensemble qui nous dépasse.
— Comment expliquez-vous que cette énergie devienne mauvaise par endroits ? demanda le jeune homme.
— Pour la même raison que certains mortels agissent d'une façon vertueuse et d'autres de façon pernicieuse, répondit l'Elfe. Notre univers est un vaste assemblage, où s'affrontent et se complètent une infinité de ces énergies, chacune vibrant d'une singularité et qui, bout à bout, offrent à notre monde toutes les nuances de son spectre. Ce que les Hommes de l'Ouest ont nommé Kezdar, tel que le disait si justement Imnul, n'est que l'une de ces énergies fielleuses qui s'est répandue parmi les montagnes d'Ourudar.
— En d'autres termes, nous courons après une force invisible ?
— C'est exact. Peut-être a-t-elle effectivement pris la forme d'un Géant, ces créatures antiques qu'affrontaient les pères de nos pères, alors même que le monde s'éveillait, que les astres commençaient à réchauffer le pan des montagnes, et que le vent entamait ses premiers refrains parmi les forêts immaculées. Ou peut-être n'est-ce qu'une sève invisible qui parcourt les racines enfouies sous la terre froide, quelque chose dont nos sens n'ont qu'une infime appréhension, sans en ignorer l'omniprésence. La vérité, jeune ami, est que je l'ignore ! Voici précisément pourquoi j'ai décidé de rejoindre le groupe d'Imnul : afin d'éprouver moi-même cette chose qui terrifie les Hommes, et d'en comprendre l'essence.
— Je ne sais ce qui m'effraie le plus, de l'invisible ou du Géant ! s'écria Gaett.
— Dans un cas comme dans l'autre, cela fera un ennemi redoutable, souligna la guérisseuse qui s'était assise dans l'herbe.
Mais ces mots avaient été suivis d'un silence soudain, qui lui fit aussitôt sentir que quelque chose n'était pas en ordre. Une tension s'était soudainement glissée dans le groupe. « De grâce, amie, ne faites plus le moindre geste ! » articula doucement Nulwe. Le coureur des bois avait posé ses yeux écarquillés tout près de Lifa. Bien qu'il s'exprimât avec son calme habituel, ses traits trahissaient à présent toute l'angoisse qui l'avait saisi. Sans même comprendre ce qui pouvait en être la cause, l'Asqweneth s'était exécutée, et avait figé chaque mouvement, chaque spasme aussi insignifiant fût-il, glaçant jusqu'à sa respiration. A ses côtés, quelque chose remua doucement dans l'herbe, avant de laisser apparaître deux iris jaunes fendus de pupilles oblongues, pareils à d'étranges et envoûtants topazes.
— C'est une vipère, murmura Nulwe. D'aucuns parmi les forêts occidentales considèrent cet animal comme un mauvais présage. Mais, en ce qui me concerne... je pense qu'il peut s'agir d'un espion, offrant ses yeux aux forces malveillantes qui nous épient.
— Est-elle dangereuse ? demanda Lifa dans un imperceptible susurrement.
— Seulement si vos mouvements l'effraient, répondit Nulwe.
— En ce cas, attendons qu'elle parte, proposa Gaett.
Aussitôt, tous trois se turent et, dans un éprouvant silence, suivirent du regard les oscillations de la vipère. Elle s'était d'abord approchée d'eux, avant de se figer à son tour et de poser les yeux sur Lifa. Dans les tréfonds de son regard, il sembla à la guérisseuse pouvoir déceler que l'animal lisait en elle par quelque envoûtement, et qu'une conscience étrangère s'immisçait dans les arcanes de son être. Alors, derrière ces noires pupilles, pareilles à des meurtrières incrustées dans deux profondes mers d'ambre, Lifa fut confrontée à une horreur sans nom.
Une ombre s'y tenait tapie dans le lointain, infiniment grande, et d'une noirceur sans pareille. Dans un océan de ténèbres, la lumière et la chaleur du jour s'éteignaient ; le Mal triomphait, dans un royaume sans soleil, sur toute la Création. Lifa sentit bientôt que ses forces l'abandonnaient face à ces visions surréelles. Tout ne fut plus qu'une nuit opaque, l'enveloppant tel un abîme glacial duquel nulle âme mortelle ne saurait revenir.
Elle sentit alors une morsure lui lacérer la chair. La vipère avait bondi, et était venue planter ses crochets dans son avant-bras sous le regard de ses compagnons médusés. Lifa poussa un cri qui déchira le silence de la forêt. Gaett et Nulwe, hébétés, contemplèrent la guérisseuse avec effroi. Elle avait rugi comme le tonnerre gronde parmi les montagnes, les frappant d'un éclair avant de laisser retomber aussitôt les sommets dans leur calme habituel. Dans le même temps, le serpent s'était éloigné et avait disparu parmi les hautes herbes.
— Nous devons partir ! lança Nulwe en balayant les environs d'un œil préoccupé. Levez-vous, Lifa, nous n'avons que peu de temps à présent !
— Comment vous sentez-vous ? demanda Gaett à la guérisseuse.
— Je... Je me sens comme piégée dans un rêve duquel je ne saurais m'extirper... bafouilla-t-elle.
Elle se redressa et dévisagea ses compagnons d'un air déconcerté. Ses traits semblaient s'être liquéfiés, et sa face n'était plus qu'un masque livide, dépourvu du moindre éclat de vigueur. Dans le même temps, un vent s'était levé et commençait à faire trembler les cimes des pins dans un sifflement sinistre. A quelque distance, par-delà les arbres, un grondement émergea des premières hauteurs qui bordaient la forêt. Les montagnes s'étaient éveillées et menaçaient de frapper les vallées de toute leur force destructrice.
— Par les astres, que se passe-t-il ?! s'écria Gaett.
— C'est un sortilège ! grogna Nulwe. Quelque chose abat sur nous les forces invisibles que renferment les montagnes ! Partons sur-le-champ !
- Le gamin n'a pas tort, ajouta Ozgor. Dans ces conditions, suivre une piste revient à progresser les yeux bandés. ==> il me semblait que c'était lui pourtant qui avait assez serein sur le fait de pouvoir suivre la piste dans le chapitre précédent ? Je suis un peu étonnée qu'il change d'avis si vite
- ils ne valaient dorénavant pas plus que leur propre ombre ==> hum je ne suis pas convaincue par la formulation, peut-être qu'il faudrait trouver un moyen de garder "l'ombre d'eux-mêmes" (ex : "ils ne représentaient plus que l'ombre d'eux-mêmes" ?) mais il faudra alors gérer avec la répétition de "lui-même" dans la phrase d'après
- à commencer par cette mauvaise chute qu'il avait faite deux jours auparavant ==> pourtant, quand il a fait cette chute (si je ne me trompe pas, avant le début du récit), ils avaient encore leurs vivres non ? Il ne peut pas le mettre sur le compte de l'absence de nourriture...
- scrutait d'un œil agile l'horizon maquillée ==> maquillé ?
- il voulait que les arbres ne remarquassent pas leur passage. ==> je soutiens ton combat pour utiliser le subjonctif imparfait au lieu du présent comme c'est souvent accepté maintenant, néanmoins à la troisième personne du pluriel c'est toujours un peu moche... peut-être "leur passage ne serait pas remarqué par les arbres" ?
Remarques générales :
J'ai trouvé leur petite dispute du début un peu superflue, et redondante avec la partie d'avant.
J'ai beaucoup aimé la discussions sur la nature !
La situation se complique !!