Kezdar, ou Hurletempête (P.4)

Notes de l’auteur : Kezdar, ou Hurletempête est une nouvelle d'environ 10.000 mots et qui a donc été pensée comme un seul bloc. Dans un souci d'ergonomie et de confort de lecture, je l'ai scindée en plusieurs sous-parties que je publierai régulièrement.

Gaett, Lifa et Nulwe s'élancèrent à travers le dédale de pins. Sur leur passage, les ramures laissaient choir de longues branches acérées et épineuses, pareilles aux griffes que des spectres lanceraient à leur encontre. La forêt tout entière s'était sortie de son habituelle léthargie, et vibrait d'une énergie nouvelle, un souffle perfide qui avait changé les arbres, gardiens silencieux de ce royaume endormi, en d'effroyables esprits animés par une haine intarissable. Sous leurs pieds, les racines dissimulées dans l'herbe haute étaient des serpents qui, à la moindre inattention, venaient ceindre les chevilles pour les faire chuter parmi les ombres. Autour, le brouillard s'était épaissi et avait plongé le lieu dans une pénombre étouffante.

Mais alors que les trois compagnons s'évertuaient à retrouver leur chemin à travers les bois, il leur sembla que le grondement qui avait émergé s'accompagnait dorénavant d'un tremblement qui progressait en leur direction. Bientôt, un fracas vint remuer la forêt derrière eux. Ce fut comme entendre les arbres s'effondrer les uns après les autres, happés par quelque trombe furieuse. Il leur vint alors la folle impression que cette chose, lancée à leur poursuite à l'allure effrénée d'un coursier ayant perdu la raison, ne pouvait être que Kezdar lui-même, ayant quitté son trône de pierre caché dans les galeries souterraines pour venir les chasser.

Nulwe lança un regard en arrière par-dessus son épaule, et discerna dans la brume les silhouettes des arbres s'effondrer les unes après les autres, avant de disparaître sous un voile de blancheur. Derrière lui, Gaett et Lifa peinaient à égaler son allure, et, pas après pas, se creusait entre lui et ses compagnons un écart mortel.

- Allons, camarades ! cria-t-il. J'aperçois une lumière, droit devant !

- Nous y sommes presque ! s'écria Gaett dans un écho estompé par la distance.

La lisière se montra enfin. A quelques pas en avant, naissait la lumière du jour à travers les derniers rameaux. Nulwe tourna la tête vers ses compagnons. Il eut à peine le temps de discerner la figure de Lifa, ses traits tordus par la peur, avant qu'elle ne butât sur quelque racine. Elle s'écrasa sur le sol, avant de disparaître aussitôt parmi la brume. Gaett, qui se tenait tout près, s'élança à sa recherche sous le regard impuissant de Nulwe. « N'y allez pas ! » lui lança-t-il. Mais déjà la silhouette du jeune homme s'effaçait parmi les ténèbres, pour ne plus jamais reparaître. Le tremblement se fit plus intense encore, tandis que les derniers arbres qui séparaient Nulwe de l'endroit où s'étaient tenus ses compagnons s'effondraient à leur tour dans la brume, sans qu'il ne pût distinguer dans la pénombre ce qui leur courait après. Il bondit alors hors de la forêt, et rejoignit la lumière dorée qui pénétrait par rayons diffus l'obscure canopée.

Le silence se fit aussitôt. Il avait poursuivi sa course quelques pas encore, avant de se retourner vers la lisière, dans l'espoir d'y apercevoir Gaett et Lifa marchant hors des ténèbres. Mais il ne vit rien, sinon une terrifiante enceinte de troncs et de feuilles noirâtres. Il appela, encore et encore, scandant le nom de ses compagnons à travers la brise qui parcourait la vallée. Le silence étouffa bientôt ses cris et ne lui offrit aucune réponse. Face à lui, la forêt tremblait encore. Un grondement terrible s'en échappa ; un râle caverneux, parvenu des profondeurs enténébrées de cette cathédrale millénaire. Au pied de cette immensité, Nulwe se savait insignifiant. Il fit volteface et s'en retourna au campement trouver le reste du groupe.

Lorsqu'il eut fendu la vallée d'une extrémité à l'autre, il aperçut la lueur de torches tremblant parmi le brouillard. Il s'en approcha d'un pas discret, amortissant sa foulée sur la neige duveteuse, jusqu'à ce qu'il fût assuré que ces lumières étaient celles de ses autres compagnons. Il reconnut alors la voix d'Ozgor s'écriant : « Parbleu ! Il nous fallut moins de temps pour refroidir quelques bestioles qu'il leur en faut pour cueillir des fruits sans défense ! », avant d'accompagner ces paroles d'un ricanement. Nulwe s'élança alors hors des ombres en amont du groupe, pour venir s'immobiliser à quelques pas du Nain, lequel sursauta à sa vue.

- Maudit diable ! s'écria ce dernier en dévisageant le coureur des bois. Que faites-vous à fureter parmi les brumes comme un coupe-jarret ?

- Nous avons été attaqués, répondit Nulwe non sans qu'un voile sinistre ne vînt obscurcir ses traits. Gaett et Lifa ont été emportés, et je n'ai rien pu y faire.

- Comment, « emportés » ? se récria le Nain.

Derrière lui, Ramal et Imnul s'étaient à leur tour extirpés du brouillard et posaient à présent des yeux ébahis sur Nulwe. Ce dernier les considéra d'abord tous trois d'un air affligé, avant d'enfouir son regard en direction du sol en déclarant :

- Je n'ai jamais rien connu de tel. Les miens ont toujours considéré les forêts comme les temples silencieux des Créateurs, là où, dit-on, résonne l'écho de leurs chants et où virevoltent les fleurs au rythme de leurs danses. Celle-ci ne vibrait que d'une inextinguible colère, une haine infinie à l'égard de ceux qui foulaient ses sentiers lugubres. Si je me tiens face à vous, compagnons, ce n'en est que par chance ; et peu s'en est fallu que je disparusse à mon tour parmi les ténèbres.

- Allons, dites-nous ce qui est arrivé ! s'écria Imnul en croisant les bras sur son buste.

- Quelque chose était après nous, répondit l'Elfe. Je n'ai su voir, dans la pénombre, de quoi il s'agissait ; toujours est-il qu'une force telle que je n'en avais jamais vue auparavant s'est jetée en notre direction depuis les montagnes, dévastant tout ce qui se trouvait sur son chemin. Nous nous élançâmes à travers les bois sans jamais nous retourner, nous démenant avec fougue pour échapper à l'emprise des arbres, qui n'étaient guère plus que des spectres hostiles. Hélas, Gaett et Lifa ont été rattrapés à quelques pas de la lisière, tandis que je me tenais sur le seuil de ce royaume enténébré. Ma dernière impression fut qu'un souffle puissant fondait en ma direction, pareil aux flots venant se briser sur les falaises du bout du monde. Après cela, je quittai la forêt, happé par la clarté du jour perçant les feuillages, et me mis aussitôt à votre recherche.

- Y a-t-il la moindre chance qu'ils aient survécu ? demanda Ozgor.

- Maître Ozgor, je n'ai rien ressenti en ce lieu sinon une fureur aveugle, répondit Nulwe. Une telle folie ne pouvait s'arrêter que par le sang. Tandis que je me tenais face à l'orée de ce bois, une brise accourut en ma direction : un vent de mort, qui me mettait au défi de venir rejoindre nos deux disparus dans le trépas.

- Malgré cela, nous irons voir de nos propres yeux ce qu'il en est, déclara Imnul.

- Avez-vous perdu la tête, vieil homme ? demanda Ramal. Espérez-vous les ramener à la vie par quelque envoûtement ?

- Par tous les astres, je n'espère rien d'autre que mener à bien notre mission ! vociféra Imnul. Nous irons à cette forêt, car il est probable que le Géant s'y trouve encore ; et nous ne laisserons passer aucune chance, aussi infime soit-elle, de débusquer Kezdar !

- Est-ce là tout ce qui vous anime ? s'indigna Ramal. Deux des nôtres sont morts, mais vous n'y voyez qu'une opportunité de confronter un Géant ? Quel genre d'homme êtes-vous ?

- Certainement pas le même que la moitié d'homme que vous êtes, repartit Imnul.

- Je maudis le jour de notre rencontre où j'ai prêté oreille à vos propos envenimés, serpent ! J'aurais dû savoir, alors, que vous n'êtes qu'un pauvre fou courant à sa propre perte pour la gloire...

- N'est-ce pas après cela que vous courez, vous aussi ? Vous n'avez de cesse de remettre en cause mes actes et mes paroles. Peut-être auriez-vous préféré être celui qui nous conduit à travers ces cols enneigés ?

- Les choses auraient été bien différentes, cela ne fait aucun doute !

- De grâce, mettez un terme à cette querelle puérile ! s'écria Nulwe. Nous avons perdu deux des nôtres, et plus que jamais il nous faut rester soudés. Sinon, nous ne quitterons jamais ces montagnes, et telle sera notre dernière demeure.

Les hommes se turent alors, et parurent considérer silencieusement les paroles de l'Elfe. Ozgor, qui avait écouté avec indignation les propos de ses compagnons, fut le premier de la troupe à rompre le calme qui s'était imposé en demandant au coureur des bois :

- Que proposez-vous ?

- Trouvons un abri pour la nuit, suffisamment éloigné de la forêt pour ne risquer aucune embuscade. Demain, nous pourrions aller étudier les traces éventuelles de notre assaillant.

- Cela me semble être la chose la plus raisonnable que nous puissions faire en de telles circonstances, observa le Nain. Alors, messieurs, qu'en dites-vous ?

Les deux hommes demeurèrent stoïques. Ils paraissaient ne jamais plus pouvoir prononcer le moindre mot en présence de l'autre ; et le mutisme dans lequel ils s'étaient emmurés prenait l'allure d'un champ de bataille sur lequel la première parole proclamerait l'autre vainqueur. Finalement, Ramal opina du chef. A son opposé, les regards se posèrent sur Imnul. Le vieil homme contemplait les montagnes comme le capitaine d'un navire observerait l'infinité azurine de l'océan.

- Entendu, dit-il enfin.

- Nous pourrions regagner cette crête que nous avons gravi plus tôt, lorsque nous chassions ? proposa Ozgor. J'ai souvenir d'y avoir aperçu quelques endroits où dresser le camp.

- Ne perdons pas une minute, allons ! dit Nulwe.

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Gab B
Posté le 06/04/2023
Hello Il-Lazuera ! Ci-dessous mes commentaires pour ce chapitre :)

- d'un tremblement qui progressait en leur direction ==> dans leur direction ?
- Parbleu ! Il nous fallut moins de temps pour refroidir quelques bestioles qu'il leur en faut pour cueillir des fruits sans défense ! ==> hahaha
- Je n'ai su voir ==> ça sonne plus belge que français, étonnant de la part d'un elfe ;)
- Nous nous élançâmes ==> même dans le reste du registre de la nouvelle, je trouve que a sonne quand même très soutenu, plus que quand c'est à la première personne du singulier (surtout qu'après il quitte le passé simple pour le passé composé "ont été rattrappés")
- Certainement pas le même que la moitié d'homme que vous êtes ==> ouh ça taille fort !
- le mutisme dans lequel ils s'étaient emmurés prenait l'allure d'un champ de bataille sur lequel la première parole proclamerait l'autre vainqueur ==> haha
- A son opposé, les regards se posèrent sur Imnul ==> "à son opposé" sonne bizarre pour moi


Remarques générales :
Comme d'habitude, les mots sont biens choisies et les métaphores très à propos :) J'espère qu'on va en savoir plus sur ce qui est arrivé à Lifa et Gaett !
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