Tournerine et Seeky rejoignirent Émile, essoufflés et tremblants.
– Merci, lâcha le chat dans un soupir soulagé.
– Il n’y a pas de quoi, répondit le fantôme. Je sais que je peux compter sur eux pour chasser les rats qui viennent dévorer les livres et les prédateurs qui veulent tuer des innocents.
– Les rats mangent vraiment n’importe quoi ! Je vois mieux pourquoi ils deviennent énormes !
– Vos amis vous comprennent ? remarqua Tournerine.
– Pas tout le temps, dit Émile. Seulement quand leur lieu de vie est en danger.
– On devrait partir et chercher une autre sortie, suggéra Seeky. Carlone peut nous attendre en bas et nous étrangler dès qu’elle nous verra.
– L’endroit est délabré. Avec de la chance, vous trouverez un tunnel par lequel vous échapper.
– Je veux aider vos amis, trancha la jackalope blanche.
– C’est inutile.
– Non, on est si près du but.
Elle leva la tête vers les derniers spectres qui rejoignaient la danse. Qui était celui qui communiquait via des images ? Elle sautilla vers la bibliothèque renversée et analysa les livres. L’état de l’un d’eux l’interpela.
– Regarde, il y a des feuilles arrachées, notifia-t-elle.
– Et alors ? fit Seeky, dubitatif.
– Vous perdez votre temps, intervint Émile. C’est l’œuvre des rats.
– Non, pas possible. Les rats grignotent. Une main les a retirées, regarde.
– C’est un livre sans importance. Il ne raconte que des histoires à dormir debout.
Tournerine plissa les yeux, déroutée par les expressions du singe. Elle lui fit part de leurs découvertes :
– En bas, le sceau a l’air de nous transmettre un message.
– Quel sceau ? demanda Émile.
– Celui qui représente un tube et une épine qui en sort.
– Ah ! La seringue ? Je… je ne pense pas qu’elle puisse nous aider.
– Une seringue ?
– Mais, avec cet objet, les humains injectaient un poison ou quelque chose, non ? s’informa Seeky. C’est peut-être ça qui bloque vos amis pour atteindre le chemin de l’au-delà !
– Je ne suis pas spécialiste dans le domaine, répondit le singe. Je n’étais qu’un cobaye.
Face à l’ignorance des étrangers qui se demandaient comment cet être avait passé de rongeur qui couinait à primate, ce dernier développa :
– Un sujet test. Je vous ai expliqué que les humains m’enseignaient des choses et analysaient mon comportement.
– Ils vous ont injecté des soins et des poisons ? s’enquit Seeky.
– Beaucoup de produits, oui. J’en tombais malade ou, au contraire, ça me remettait sur pieds.
– Vous n’avez pas le souvenir de l’un d’eux ?
– Non. Et même si je pouvais, je ne sais plus où sont ces injections, maintenant.
Tournerine et Seeky s’éloignèrent, à court d’idées. Ils se dirigèrent vers la grotte précédente, où gisaient un tas de matériels inconnus. Le chat identifia des seringues, mais son odorat n’en tirait rien. Il s’abstint d’y goûter. Tournerine tournait en rond. Ses bonds exprimaient toute sa frustration. Agacé par ses cent pas, son ami l’interpella :
– Et toi, qu’est-ce que tu en penses de cette histoire ?
La hase s’arrêta et réfléchit. Ce qu’elle en pensait ? Tout devenait compliqué. Le singe avait eu le temps de chercher une solution au problème qui était encore très loin. Peut-être même, perdue dans le passé auquel appartenait la Suprématie. Mais Tournerine était persuadée que s’ils identifiaient le venin, ils pourraient avoir une piste.
– Tout me paraît si étrange, se livra-t-elle. Pourquoi est-ce qu’Émile n’a rien découvert ? Qu’est-ce qui pourrait les emprisonner ? Plus je lui parle, plus je le trouve bizarre.
– On perd notre temps, dit Seeky. Je te rappelle que Carlone traîne dans les parages et que ce singe connaît ses amis mieux que nous. Ça ne sert à rien. C’est juste un poison qui détraque leur mémoire.
– Le poison…, murmura-t-elle, les oreilles dressées.
La jackalope sautilla vers la sortie et se ravisa.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Seeky, intrigué.
– J’ai une idée, mais… elle ne me plaît pas, répondit-elle dans une grimace.
– Et je suis sûr qu’elle ne me plaira pas non plus.
C’est de la folie, songea-t-elle en se tournant vers le chat ailé.
– La personne qui peut nous aider est une spécialiste du poison, dit-elle d’une voix sombre.
– Comme des rats ? Ou…
Seeky se raidit. Il venait de comprendre.
– Non ! protesta-t-il, effrayé. Ce n’est même pas la peine d’y penser !
– J’en ai bien peur, confirma Tournerine.
– Sérieusement ? Carlone nous dévorera si elle nous revoit ! Et là, elle va vraiment être en colère !
– C’est vrai, mais je crois savoir comment lui parler.
– Est-ce qu’elle a déjà adressé la parole à quelqu’un ? Enfin, tu vois ce que je veux dire ? Tout ce que j’entends d’elle, ça a un rapport avec son prochain repas ou son poison.
– Les fantômes sont ses ennemis, on pourrait lui dire qu’on est capables de les faire disparaître.
– D’accord et tu penses avoir cette solution d’elle ? Et franchement, Tournerine, en quoi ça nous concerne tout ça ?
– Tu veux laisser ces animaux car ça ne te concerne pas ? s’indigna la jackalope.
– On risque nos vies pour des étrangers qui sont déjà morts. Tu peux me dire ce que ça va t’apporter ?
– C’est si égoïste, ce que tu dis !
– C’est surtout réaliste ! Arrêtons ça et allons-nous-en !
– Je ne veux pas abandonner ces animaux à leur sort, dit-elle d’une voix affligée. Est-ce que tu t’imagines resté prisonnier entre la vie et la mort pendant l’éternité ? Est-ce que ces fantômes ont mal ? Ils sont coincés dans cet état et sont incapables de partir. C’est une torture sans fin !
Seeky baissa la tête et plaqua ses oreilles sur son crâne.
– Je comprends, lâcha-t-il, honteux. Je suis désolé d’avoir pensé ça.
– Carlone est dangereuse, je sais que tu n’as pas envie de la revoir, compatit la hase. Mais j’aimerais tenter quelque chose pour ces fantômes.
– Je te suis. Mais soyons sur nos gardes. On se jette dans la gueule du loup.
Tournerine hocha la tête. Son cœur se débattait face à cette idée et tous ses sens hurlaient à la folie. Elle voilait sa terreur derrière sa détermination et sa bienveillance. Elle ne voulait pas revenir auprès d’Émile pour lui annoncer son abandon. Cette histoire la hanterait comme ces spectres hantaient la bibliothèque.
La tête haute mais la respiration battante, la jackalope traversa la fissure. Quant à Seeky, il la suivait d’un pas hésitant. L’odorat et l’ouïe en alerte, les deux amis longèrent la rivière crasseuse. Seuls les rats dans l’obscurité et les clapotis des gouttes sur l’eau résonnaient. Tandis que leurs narines percevaient des puanteurs de fientes de diverses espèces et de détritus inconnus.
Bientôt, des vagues se dessinèrent sur l’étendue verdâtre. Les deux enquêteurs cessèrent leurs recherches. Ils se regardèrent, angoissés mais décidés. Tournerine fit un bond en avant.
– Carlone ! l’appela-t-elle. Nous voulons juste te parler !
Les tremblements de sa voix étaient maîtrisés. Mais est-ce que la vipère les entendait ? Les eaux remuèrent de plus en plus et les aventuriers reculèrent dans un sursaut.
La rivière explosa devant eux et dévoila le long cou de Carlone. Le cœur agité comme une proie entre les anneaux du reptile, Tournerine plongea son regard rose dans les iris jaunes vifs de sa prédatrice.
– Tu viens donc zzzà moi, petite lapine ? ricana cette dernière.
– Pas pour ce que tu crois, rétorqua la hase, implacable.
Le serpent éclata d’un rire mauvais qui fit frissonner les tunnels.
– Lorsque mon gibier ssssse préssssssente à moi, il n’a aucun choix, dit-elle avec cruauté.
Ses sifflements lacéraient les oreilles des petits animaux. Seeky perdait contenance alors que son amie redoublait de hardiesse. Le dos arrondi et le pelage hérissé, il se tenait prêt à intervenir.
– Tout comme tu n’as pas laissé le choix à mes parents, lâcha Tournerine.
– Pourquoi une proie devrait avoir le choix lorssssque nous ssssommes affamés ? Tu es née pour être mangée, mais tu ne l’admets pas. Ainsssi va la chaîne alimentaire.
– Ma vie a la signification que je lui donne.
– Sssstupide mutante ! Ta vie est aussssi insssignifiante que l’herbe coupée ssssous tes dents !
– Mes parents ont pensé le contraire en me sauvant.
– Tes parents ? Quel dommage que je ne me ssssouvienne plus d’eux !
Seeky grogna mais un regard en coin de son amie lui somma de se taire.
– Tu perds ton temps, lapin, persifla le serpent géant.
– Écoute-moi, au moins, la pria la jackalope avec fermeté.
Carlone abaissa sa tête anguleuse au niveau de sa proie. Le sang de cette dernière se glaçait et ses muscles se contractaient pour réprouver sa frayeur.
– Bien, sssssi tu veux rallonger ta misssssérable exxxxissstencccce, je t’écoute, céda la vipère.
Sa langue chatouillait presque le museau de la hase.
– Nous pouvons nous débarrasser des fantômes, exposa-t-elle.
– Pourquoi vouloir m’aider ? demanda Carlone, méfiante.
– Je veux les aider, eux. Pas toi. La ville toute entière risque d’être envahie de fantômes et… tes actes les enferment dans cette demi-vie.
L’immense tête écailleuse recula avec lenteur. Derrière Tournerine, Seeky tressaillit face à cet audacieux mensonge. La hase espérait de tout son être que la peur de son ami ne la trahissait pas.
– Les fantômes sont captifs d’un mal qui sévit dans la bibliothèque, continua la jackalope. Il emprisonne même les nouveaux morts. Ce n’est pas uniquement la ville qui sera hantée, mais toi aussi. Leur tourbillon engouffrera des centaines et centaines d’esprits et s’étendra hors de la cité. Plus personne ne pourra leur échapper.
J’exagère, se dit Tournerine. Son cœur accéléra, mais elle soutenait encore le regard de Carlone. Celle-ci plissa les yeux comme si elle se fondait dans l’âme de la hase, comme si elle fouillait la moindre de ses pensées, de ses souvenirs.
– Dans cccccce cas, qu’esssst-ccce que tu propossses ? demanda son ennemie.
– Les animaux ont peut-être été empoisonnés, supposa la jackalope. Je veux savoir quel genre de poison les a conduits dans cet état et pourquoi.
– Un poisssson ? Ssss’ils zzzont été empoisssssonnés, persssssonne ne peut rien faire pour eux.
– Je ne cherche pas de remède, je veux juste connaître la raison de leur mal.
– Ssssais-tu pourquoi les zzzendroits deviennent des lieux hantés ?
Tournerine baissa la tête et réfléchit.
– Non, admit-elle.
– Ccc’est parccce que les mourants ont perdu quelque chossse qui est ressstée ssssur ccccette terre, expliqua Carlone. Quelque chosssse d’immatériel.
La jackalope s’assombrit. La raison serait d’une source aussi spectrale que les animaux qui erraient dans la bibliothèque ? Elle se replongea dans ses pensées, où ses parents couraient dans la forêt.
– Comme un souvenir ? devina-t-elle.
– Par exxxxemple, dit la vipère. Les fantômes cherchent déssssesssspérement ccccce qu’ils leur manquent et appellent à l’aide. Alors, les nouveaux défunts les rejoindront dans leur perdittttion, prisssssonniers de leur tourment.
Derrière, Seeky opina du chef, encore sous l’emprise de la terreur. Il remarqua que le mensonge de son amie avait bien fonctionné sur la prédatrice.
– Quelqu’un leur aurait volé leurs souvenirs ? Mais comment ?
Tournerine regarda le chat ailé, sans tourner le dos à Carlone. Seeky réfléchissait à son tour. Son expérience dans une ville lui donnait plus de ressources. Est-ce qu’il avait connu des lieux hantés ? Non, ça semblait être la première fois.
– Pourquoi ici ? Pourquoi dans une bibliothèque ? Qu’est-ce qui s’est passé ? questionna Tournerine, troublée.
– Les humains gardaient les souvenirs dans une bibliothèque, répondit Seeky. Est-ce qu’en fouillant, on trouvera ? Et… oh ! Bien sûr !
– Quoi ?
– Les livres ! Des pages ont été arrachées ! Ce ne sont pas les rats, tu te le rappelles ?
– C’est vrai ! Mais qui a bien pu faire ça ?
– L’un d’eux.
Tournerine secoua la tête, incrédule.
– Pourquoi ? Ça n’aurait pas de sens !
– Les ssssouvenirs ssssont ssssourccccces de maux, dit Carlone. Icccci ssss’est passsssé des chosssses atrocccces.
– Les seringues, s’avança Seeky. Elles ont fait souffrir les animaux qui vivaient ici.
– D’accord, mais si les souvenirs sont dans les livres, il fallait bien que quelqu’un sache lire, non ? dit Tournerine.
– Comme Émile ?
Les deux amis se fixèrent, stupéfaits.
– Mais pourquoi… ? s’étonna Seeky.
– Ils voulaient protéger les autres, élucida Tournerine. Parce que les souvenirs étaient affreux.
– Ça a plus de sens, désormais.
– Nous devons lui parler. Euh… tous les deux.
La jackalope analysa Carlone.
– Il sssserait hors de quesssstion que je vienne avec vous, de toute façççon, dit-elle. Les fantômes me tourmenteront. Allezzzz-y, mais ssssachez que ssssi je vous recroise la prochaine fois, je vous dévorerai.
– Et bien… merci pour ce… cette fois, bredouilla Seeky qui partait déjà.
Tournerine hocha la tête et suivit son ami. Le poids de la frayeur s’évaporait au fur et à mesure qu’elle s’éloignait de Carlone. Ils atteignirent la bibliothèque et appelèrent Émile. Le singe réagit aussitôt et sauta de meuble en meuble jusqu’aux vivants, la mine bienveillante.
– Vous êtes revenus ! s’exclama-t-il. Je pensais que vous nous avez abandonnés.
– Non, nous pouvons encore vous aider, déclara Tournerine.
– En êtes-vous sûrs ? J’ai fait le tour des lieux et je ne trouve pas de solution.
– Mais les feuilles que vous avez arrachées pourraient nous donner une piste.
Émile perdit contenance et voila aussitôt sa surprise par une fausse ignorance.
– Des feuilles ? s’écria-t-il. Comment ça ?
– Dans les livres sont écrits les souvenirs, développa Seeky, suspicieux. Nous savons que vous vous en êtes débarrassé pour effacer la mémoire de vos amis et…
– Je ne leur ferai jamais de mal ! tonna Émile.
Furieux, il poussa des cris perçants et frappa des poings sur la table tout en bondissant dessus.
– Attendez ! intervint Tournerine. Nous savons que vous avez fait ça pour les protéger ! Le poison a été une très grande souffrance pour eux, et vous avez voulu détruire cette partie de leur existence pour qu’ils puissent connaître le repos en toute tranquillité.
Le spectre se calma et baissa les yeux.
– C’est vrai, admit-il. C’est moi qui ai effacé leurs souvenirs. Mais j’ai été stupide car c’est toute une vie entière que j’ai supprimée, notamment une vie qui précédait celle du laboratoire.
– Un laboquoi ? répéta la hase, perdue.
– Un la-bo-ra-toi-re, articula Seeky. C’est un endroit où les humains testaient des choses pour découvrir le monde ou trouver des solutions. Du moins, c’est ce que j’ai compris quand les Anciens me l’ont expliqué.
– C’est plus ou moins ça, confirma Émile d’une voix sombre. J’ai aussi supprimé une partie de ma vie afin d’oublier les atrocités que j’ai subies.
Le singe atterrit par terre et fit signe aux deux vivants de le suivre. Il se dirigea vers la grotte précédente, où se trouvaient des cages, des soins et des poisons ainsi que des tables renversées. Beaucoup de débris jonchaient le sol et les deux amis les contournèrent afin de ne pas se faire couper. Émile raconta :
– Ici, vous avez une partie de l’endroit où les cobayes étaient emmenés afin de tester des produits sur eux, ce poison dont vous parlez. Pour faire simple, les humains travaillaient sur des remèdes pour d’autres humains et nous n’étions que des sujets bons qu’à être expérimentés. Tout ceci n’était que… torture et souffrance. Une cruauté que même les prédateurs libres ne pouvaient égaler.
Le cœur de Tournerine et de Seeky se serra.
– Oh ! s’exclama la hase, attristée. C’est vraiment affreux !
Émile marcha jusqu’à un meuble renversé. Il tira avec difficulté pour l’ouvrir et en sortit des feuilles, plus solides que celles des livres et tachées de liquide mystérieux.
– Dans ces chemises se trouvaient les comptes-rendus de chaque sujet, narra-t-il. Alors que l’humanité s’éteignait, nous avons enfin connu la liberté. Mais nous étions trop craintifs pour nous aventurer à l’extérieur. Mes amis ont tenté d’y survivre, d’autres sont partis mais ne sont jamais revenus. Leur mental s’est dégradé au fil des expériences et ils étaient incapables de se nourrir tout seuls. Quant à moi, j’ai tout essayé pour y créer un havre de paix. J’ai d’abord jeté les écrits des humains dans les égouts, réduit les pages de leurs livres en miettes. Peu après, j’ai aménagé l’endroit pour mes camarades, mais ils étaient irrécupérables. La nourriture se faisait rare et la ville grouillait déjà de prédateurs en tout genre. Les humains s’entre-tuaient et essayaient de manger comme ils le pouvaient. À notre plus grand désespoir, nous sommes devenus des proies pour eux. Beaucoup de mes amis ont été chassés. D’autres se sont enfuis et ont trouvé la mort. Quant à moi, j’ai préféré mettre fin à mes jours, ne voulant pas finir dans l’estomac de ces monstres.
Un silence aussi lourd que la roche tomba sur les âmes des défunts et des vivants. Le chagrin s’empara de Tournerine et de Seeky et tous deux plaquèrent leurs oreilles sur leur crâne.
– Vous êtes nés lors de la Suprématie, remarqua la hase, la gorge nouée. Votre errance a été terriblement longue.
– En effet, confirma Émile. Et il est tant de mettre fin à tout ça.
– Mais, vous, vous êtes bien conscient et vous savez écrire, non ? se rappela Seeky, une lueur d’espoir dans la voix. Vous pouvez réécrire l’histoire de tous vos amis !
– Ça ne servirait à rien. Les objets de ces lieux ont disparu à jamais et… avec quoi puis-je écrire ?
– Et si vous leur parlez ? suggéra Tournerine. Vous êtes un fantôme et eux aussi. Ils pourront vous écouter.
– Oui, je n’ai plus le choix que de leur rendre leurs souvenirs. Mais… je ne me rappelle pas tout et des événements m’ont échappé.
– Vous pouvez leur restituer une partie de leur mémoire et peut-être que tout leur reviendra par la suite !
Émile haussa les épaules. Optimiste, Tournerine insista :
– On n’a rien à perdre. Tentons !
– Oui, je peux au moins faire ça, accepta le singe.
Tous les trois retournèrent parmi les étagères brisées et désordonnées. Anxieux, Émile s’avança vers le tourbillon spectral. Quelques animaux lui lançaient des regards furtifs, mais poursuivaient leur course vide de sens. Un temps s'écoula, lourdement marqué par l’hésitation du primate. Seeky se plaça à ses côtés.
– Tout va bien se passer, le rassura-t-il.
– Non, ces souvenirs sont atroces, le contredit Émile, la voix pleine de tristesse. J’ai peur de leur faire du mal.
– Vos amis ont souffert, mais vous étiez entourés, argua Tournerine. Vous vous êtes soutenus, vous avez enduré la même douleur. Bien que vos vies n'aient été que tortures, vous étiez toujours ensemble jusqu’à la mort.
Ses paroles vibrèrent en elle. Ses parents avaient vécu ce genre de situation, avaient tout fait pour s’entraider face aux prédateurs.
Émile se redressa et croisa le regard d’un rat. Le même que Seeky avait suivi plus tôt. Il lui fit signe de s'approcher.
– Thalès, viens, je te prie.
Le rongeur quitta la ronde en traversant les autres fantômes. Intrigué, il se posa sur le sol et fixa le singe avec curiosité.
– On se connaît ? demanda-t-il. J’ai l’impression qu’on s’est déjà vus.
– En effet, confirma Émile. J’ai vécu avec toi dans cet endroit. Tu te le rappelles, Thalès ?
– Oh… ce nom ! s’exclama le rat comme si une forme invisible venait d’apparaître devant lui. J’ai entendu d’autres voix m’appelaient ainsi !
Tournerine et Seeky se regardèrent. Les souvenirs remontaient à la surface !
– Vous avez tous un nom, ici, lui apprit la jackalope.
Mais le rongeur ne la remarquait pas. C’était comme si elle n’existait pas.
– Tu t'appelles Thalès et tu étais un sujet de laboratoire, raconta Émile. Je t’ai vu à travers ma cage…
– Une cage…, répéta le rat, ailleurs. Oui, je me rappelle cet endroit… Il n’y avait que là que… que j’étais bien.
Émile acquiesça.
– Les humains t’emmenaient dans un labyrinthe, narra le singe avec hésitation.
– Les humains… c’étaient ces grandes mains qui me saisissaient, n’est-ce pas ? se remémora Thalès qui gesticulait, mal à l’aise.
– Exactement. Tu franchissais des obstacles qui n’avaient pas de sens pour toi. En récompense, tu n’avais qu’un biscuit. Est-ce que tu te rappelles des piqûres ?
Le rat couina avec frayeur et recula, prêt à rejoindre les autres spectres.
– Je ne veux pas me souvenir de ça ! cria-t-il. C’était horrible ! Les nausées, les maux de tête et de ventre… j’ai… j’ai failli y passer, Émile !
Ce dernier le considéra avec pitié. Tournerine se tenait à l’arrière, touchée par le traumatisme du rongeur. Quant à Seeky, il ne put s’empêcher de baisser les oreilles Ils n’osaient imaginer la vie d’un de ces captifs. Un frisson les parcourut, leur hérissant les poils. Cette histoire était encore plus glaciale que la bibliothèque.
– Émile… Émile…, répéta le rat qui se reprit peu à peu. Ce nom… je me rappelle ce nom. Je me souviens… oui ! Tu étais le singe si intelligent dont tout le monde parlait !
– En effet, j’étais très réputé et respecté, acquiesça le primate avec un faible sourire.
– Quand je revenais dans ma cage, mes amis parlaient de toi et de tout ce que tu étais capable de faire ! C’était incroyable ! Oui… mes amis… je me souviens d’eux. Nous étions tous des rats blancs et nous nous consolons une fois les horreurs terminées. Comment se nommaient-ils, déjà ? Je me rappelle… Pythagore et… oh ! Ça y est ! Pythagore et Aristote ! Oui, je les vois clairement, maintenant !
Thalès se tourna vers ses camarades, le visage illuminé par les parcelles de passé agréables.
– Ils sont là, Émile ! s’exclama-t-il, excité. Ils sont avec les autres ! Je devrais leur parler, mais… mais…
– Mais quoi ? demanda le singe.
– Est-ce qu’ils souhaitent entendre ce qu’ils ont subi ? C’était affreux et je ne veux pas leur faire du mal !
– L’amnésie est un sort bien pire, Thalès. Ne pas se souvenir comment tu as vécu, de qui tu étais autrefois. Le passé a été immonde, mais il ne doit pas être oublié. Les vivants apprendront ce qu’on a traversé et le raconteront à leurs familles, à leurs amis pour que ces horreurs ne se reproduisent plus.
– Tout à fait, confirma Tournerine.
Seeky hocha la tête.
– Tu as raison, Émile ! s’écria le rat. Nous ne devons pas oublier ! Je dois tout leur dire et surtout, leur rappeler que nous étions ensemble et amis malgré la torture !
Thalès s’arma de courage et rejoignit un autre rongeur aussi maigre que lui, emporté dans la tornade. De là où ils étaient, les vivants et le singe ne pouvaient entendre ce que l'ancien cobaye disait à son camarade. Mais les expressions terrifiées et chagrinées les défiguraient et montraient que tout leur revenait en tête. Thalès lécha son ami avec affection et se blottit contre lui. Touchés par ce geste, Tournerine et Seeky reculèrent afin de laisser les fantômes dans l’intimité. Émile s’approcha des autres, ayant désormais dressé ses angoisses.
Les spectres se rencontrèrent et partagèrent tous les moments d'antan, les sombres comme les lumineux. Les visages vides s’animèrent de diverses émotions. Malgré la terreur que beaucoup exprimaient, le cœur des deux vivants était rassuré de voir les animaux se souvenir de leur passé.
Thalès trotta dans les airs pour rejoindre Émile, mais à l’instant où il se posa face à lui, son âme s’évapora. Tournerine et Seeky poussèrent un hoquet de stupeur.
– Ça marche ! s’exclama la jackalope, ravie. Ils vont pouvoir partir !
– C’est super ! renchérit le chat ailé.
La tornade se disloqua et les esprits repus de mémoire disparurent. Émile se tourna vers les deux amis, les yeux humides. Il esquissa un sourire plein de reconnaissance et rejoignit les autres. Un chien et un lapin allèrent à sa rencontre, heureux de retrouver ce singe qui impressionnait les prisonniers. Le primate écouta avec attention ce que ses camarades lui racontaient. La peur et la douleur s’emparèrent de lui, mais il baissa la tête et accepta de se remémorer ces épreuves. Alors qu’il ouvrit ses bras pour enlacer les deux fantômes, tous trois se volatilisèrent dans une fumée translucide.
Bientôt, le brouhaha d’échos s’atténua. Les défunts gagnèrent les plaines verdoyantes qu’ils rêvaient d’atteindre. Le monde sombra dans le silence, mais un silence imprégné d’émotions et de légèreté. Ni Tournerine, ni Seeky ne parlèrent lorsque le dernier ectoplasme s’envola rejoindre les autres. Leur cœur savourait cet éclat de liberté tant convoitée. L’air se réchauffa et caressa le pelage des deux amis.
Tournerine s’avança la première où se trouvait le tourbillon spectral. Elle imagina des aigrettes de pissenlit filer vers les nuages pour illuminer les cieux. Son âme semblait accompagner les morts.
– Nous devons y aller, déclara le chat ailé.
Sa voix la ramena à la réalité. Toute cette histoire sonnait comme un rêve.
– Si Carlone sait que nous avons mis fin à la malédiction, elle se jettera sur nous, l’avertit Seeky.
– Tu as raison, répondit Tournerine. Allons chercher un autre passage.
Le félin se précipita vers les grottes voisines, que les humains nommaient « pièces ». La jackalope tarda encore un peu. Des soupirs résonnaient dans l’atmosphère. Lorsque son ami l’appela pour annoncer qu’il avait trouvé une brèche sûre, elle le rejoignit.
Les deux vivants sortirent du gratteur de ciel. Les flashs laissaient enfin Tournerine tranquille, mais pour combien de temps ? La nuit était tombée et la lune éclairait les environs. Les étoiles brillaient de mille feux.