La terreur des pins [Partie I]

Ce mâle était coriace. Ses griffes arrachaient les poils blancs de Tournerine. La jackalope répliquait avec plus de sauvagerie. Sautillant sur leurs pattes arrière, les deux créatures s’administraient de terribles coups.

D’ordinaire, les femelles se battaient contre les mâles pour les tester. Si le prétendant était plus fort que sa future compagne, celle-ci lui donnerait le droit de s’accoupler avec elle. Mais chez Tournerine, c’était différent. Elle luttait avec hargne pour sa liberté. Okso tournait depuis des jours autour d’elle, mais elle refusait ses avances. Il avait ses chances avec d’autres partenaires. Son pelage de bronze et ses défenses de bélier attiraient l’œil de plus d’une. Pourtant, c’était sur Tournerine qu’il avait jeté son dévolu. Afin de mettre un terme à cette histoire, la jackalope l’avait défié.

Les combats entre lièvres cornus étaient si courts et intenses à la fois. Leurs griffes éraflaient la peau de leur adversaire, provoquant ainsi de vilaines blessures. Okso s’étonnait de la force de la femelle blanche. Cette dernière rayait son crâne et son corps de ses ongles. Parfois, elle se servait de ses rameaux de cerf pour le repousser.

Au cœur de la clairière, les poils s’envolaient comme du pollen. Les pattes avant des deux guerriers battaient l’air, tandis que celles postérieures écrasaient les feuilles fauves. Tournerine rejeta Okso à l’aide de ses cornes. Le mâle s’effondra à terre, essoufflé. Il se redressa, s’ébroua et boita vers la femelle. Mais quand il la vit en posture de combat, aussi vive que le début, il comprit qu’il ne ferait pas le poids. Avec respect et une profonde frustration, il s’inclina devant Tournerine et détala entre les arbres.

Le temps que sa respiration se régule, la hase se dirigea vers une flaque où quelques cadavres de végétaux venaient s’échouer. Elle lapa une gorgée et nettoya ses plaies qui picotaient son crâne. Puis, elle s’analysa dans le miroir formé par la pluie. Okso avait griffé son arcade sourcilière droite et du sang s’échappait pour souiller l’eau. Cette même eau qui était tombée du ciel et qui avait laissé une fraîche et douce odeur dans la terre.

BAM !

Elle évita une nouvelle fois le danger qui la poursuivait. Malgré son estomac serré de douleur et son cœur battant jusqu’à menacer d’exploser, elle continuait sa course entre les arbres. Une meute de chiens la pistait et lui aboyait des moqueries. Ne t’épuise pas ! On finit toujours par attraper les bêtes comme toi !

Pétrichor était loin devant elle. Elle savait qu’ils se retrouveraient une fois les prédateurs semés. Tout en zigzaguant, ses pattes arrière frappaient la terre et laissaient de profondes empreintes. Les pissenlits s’agitaient et leurs aigrettes s’envolaient lorsqu’elle les frôla. La distance entre elle et les canidés s’allongea. Elle allait les devancer. Elle croyait toujours la fin arriver dans ces moments-là, mais au fond d’elle, son âme hurlait de se battre.

Tournerine cligna des yeux et recula. Ça recommençait ?! Comment était-ce possible ? Elle avait libéré les fantômes de la bibliothèque avec Seeky ! Alors, ce n’était pas un spectre qui communiquait avec elle. Et qui était Pétrichor ?

Tournerine se nettoya à la hâte, au moins pour enlever les traces de sang. Elle quitta la clairière. Plus loin se situait la forêt grise. Ou la ville, comme l’appelaient les animaux qui y vivaient là-bas. Son habitat débordait d’air pur, de nourritures et de merveilles, mais il était limité en savoirs. Et Tournerine ne pouvait tourner en rond dans l’insouciance. Désespérée, elle s’avança vers la ville. Les gratteurs de ciel regorgeaient de connaissances, qu’ils fussent d’aujourd’hui ou de jadis. Un Ancien pouvait la renseigner sur les âmes en peine. Elle en fréquentait une qui vivait au zoo.

L’air se pollua d’une puanteur brute, comme si des cadavres sillonnaient les souterrains. Des rats se faufilaient entre les restes des hommes, contenus dans d’étranges paniers noirs. Certains en sortaient de la nourriture périmée. Tournerine longea des nids d’humains à pas feutrés pour prendre un chemin plus étroit. Elle tomba sur des rangées de chaises (mot qu’elle avait mémorisé car elle trouvait qu’il ressemblait à "chêne") et sauta sur l’une d’elles. Ses pattes s’enfonçaient dans une matière rembourrée et humide. Assaillie par l’odeur de champignon, la jackalope éternua. Elle tourna la tête pour constater que quelques sièges étaient pliés. Devant elle s’élevait une surface noire teintée et zébrée de fissures.

Tournerine bondit dans une des allées et monta un escalier qui menait à une immense cavité. Plongée dans l’obscurité, son sol et ses tables se couvraient de poussière et se tassaient contre les parois où se collaient de gigantesques images. La hase cornue sautilla vers l’une d’elles et les observa. La plupart étaient effacées par le temps et les intempéries, mais une résistait plus que les autres : celle d’une tête de singe et d’un buste d’humaine enfoncé dans le sable d’une plage. Tandis qu’elle s’apprêtait à analyser cette représentation, elle entendit de l’agitation dehors.

Redressée sur ses pattes arrière, Tournerine identifia les odeurs des créatures qui bruissaient à l’extérieur. Il s’agissait d’oiseaux, mais étaient-ce des rapaces ? D’ailleurs, qu’est-ce qu’ils pouvaient bien faire ici ?

La jackalope passa son museau dans une crevasse et aperçut encore un de ces contenants noirs où s’amoncelaient des restes engendrés par les humains. Au-dessus, deux corbeaux se disputaient un morceau de verre bombé. Après avoir débattu sur qui s’en était servi la dernière fois, l’un deux le saisit de son bec et le leva devant les rayons du soleil.

– Ça vient ! piailla le second qui penchait sa tête dans les détritus.

Une mince volute de fumée en jaillit. La hase tendit son cou et plissa des yeux, le nez remuant. Les deux excités à plumes s’agitèrent davantage.

– On nous observe ! l’alarma celui qui avait lâché le débris transparent.

Son camarade se pivota vers Tournerine.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? la questionna-t-il d’un ton menaçant.

– Rien de particulier, répondit la jackalope avec détachement. Je suis tombée sur cet endroit et je vous ai entendus. Vous jouez avec un morceau de verre ?

– Tout à fait ! Et c’est notre poubelle, va voir ailleurs !

– Je me fiche de savoir ce qu’il y a dans votre… poubelle. Je ne faisais que passer.

– J’espère bien !

Tournerine sortit de sa cachette et s’approcha des corbeaux.

– Et pourquoi allumer un feu ?

– Non, nous n’étions pas en train de faire du feu ! se défendit le second.

– Si et c’est nous qui l’avons redécouvert après les humains ! le contredit son ami.

– Ça, c’est vrai ! Personne n’a le droit de piquer notre idée !

– Ça n’a pas d’importance pour moi, les rassura Tournerine en roulant des yeux. Et puis, à quoi ça va nous servir ?

– Mais enfin ! À exterminer les déchets laissés par l’humanité ! À brûler des cadavres ! À nettoyer, quoi !

– Mais ça pourrit d’eux-mêmes, je n’en vois pas l’utilité.

– Tu ne comprends rien, stupide lièvre ! Nous allons faire disparaître les dernières traces des hommes !

Vexée, la jackalope contourna les restes entassés et souhaita bonne chance aux oiseaux. Les deux corbeaux croassèrent en même temps d’une voix si criarde qu’elle ne saisit aucune de leurs paroles. De toute façon, elle n’allait pas perdre son temps avec des créatures prétentieuses.

Des orties et du lierre terrestre se frayaient un chemin sur le sol aussi dur que de la pierre. Tournerine suivit leur route et atteignit un petit bosquet d’érables et de marronniers. Elle se faufila entre les troncs où un sentier se tapissait de feuilles orangées et rouges. Impossible d’être discrète avec ces craquements, mais de toute façon, elle était arrivée à destination.

La verdure se propageait sur les parois des abris et s’engouffrait dans les orifices. D’autres orties longeaient les vestiges et dépassaient les rameaux de Tournerine. Cette dernière s’étonnait de voir autant d’arbres et de plantes au milieu de la forêt grise bâtie par les hommes. La hase s’enfonça encore plus entre les herbes. Des buissons mangeaient un barrage noir et denté, ce genre de construction qui cernait certains nids d’humains. Ce qui était parfaitement inutile car un être tel qu’elle pouvait s'y infiltrer. Mais celui-ci était immense et s’étendait autour du zoo. Il devait protéger une ancienne colonie, jadis.

La végétation s’écarta pour révéler un chemin terreux. Tournerine observa des deux côtés. Elle y trouvait des grilles tordues qui entouraient des endroits exotiques, comme si chacune renfermait un monde différent. L’un d’eux se composait de rochers aussi gros que des éléphants et d’épais troncs qui s’étaient déformés à force d’avoir supporté le poids des habitants. La jackalope pénétra dans ce biome, mais s’immobilisa lorsque le sol trembla sous ses pattes.

Un gorille s’avança lentement vers elle. Ses membres antérieures aplatissaient l’herbe et la terre. Il posa les yeux sur l’intruse.

– Ben alors, qu’est-ce que tu fais ici ? s’étonna-t-il d’une voix caverneuse.

– Euh… je suis à la recherche de Kova, expliqua la hase cornue, impressionnée.

– Ah… elle est près de l’étang, l’informa le colosse en désignant un point d’eau caché derrière les rochers.

En effet, l’Ancienne était assise au bord de l’étendue, perdue dans sa méditation. Tournerine la rejoignit en l’appelant. La vieille gorille se retourna. Son pelage noir se parsemait de quelques poils gris et son regard était bienveillant.

– Oui ? répondit-elle.

– Je voudrais vous confier quelque chose, déclara la lagomorphe.

– Je t’écoute.

La jackalope posa son derrière sur l’herbe humide et organisa ses pensées.

– Il y a deux couchers de soleil de cela, commença-t-elle, j’ai été vers la rivière qui puait avec un ami. Nous avons rencontré des fantômes et nous les avons aidés à rejoindre l’au-delà.

– Bravo, Tournerine, la félicita Kova. Les esprits ont besoin du repos éternel et tu as mis fin à leur souffrance.

– Pas à tous. L’un d’eux semble encore là et essaye de me dire quelque chose, mais je ne comprends rien.

– Que peux-tu me dire ?

– Eh bien, il y a cette hase qui a subi ces mêmes traitements. Mais je la vois aussi courir dans la forêt en compagnie d’un autre lièvre. C’est comme si je vivais ce qu’elle vivait.

– Ces visions reviennent-elles souvent ?

– J’en ai une nouvelle aujourd’hui après un combat contre un autre jackalope.

– Hum…

Elle semblait réfléchir.

– Je crois que ce fantôme est encore là, à errer sur nos terres, mais tu ne le vois pas, théorisa l’Ancienne. Elle te demande de l’aide et qu’elle te considère comme la créature la plus apte à la libérer de son supplice.

– D’accord, mais comment je fais ? creusa Tournerine.

– Accueille les souvenirs qu’elle te transmet et écoute-les. Tu auras la réponse par toi-même.

– J’ai compris : je dois me débrouiller, c’est ça ?

La gorille éclata de rire, dévoilant ses canines aussi grosses que des défenses.

– Si tu le comprends ainsi, dans ce cas oui, reprit-elle après s’être calmée. Ce spectre s’adresse à toi et non à ton ami. Il te juge capable de détruire le mal qui le torture. Tu trouveras la réponse.

Tournerine la remercia, même si elle pensait que cette conversation avait été inutile. Elle rebroussa chemin jusque les enclos mutilés. Au moment où elle s’apprêtait à revenir dans la forêt, elle aperçut une carapace filer d’un lieu à un autre.

– Ellyet ! l’appela-t-elle.

La créature se figea et tourna la tête vers la jackalope. Son museau de tatou inspecta la nouvelle venue.

– Tournerine ? s’étonna son ami. Je ne savais pas que tu étais dans le coin.

– J’avais besoin de changer d’air, dit-elle. Je suppose que toi aussi, si tu n’es plus sur ton territoire ?

– Mon territoire ? Tout le zoo est notre territoire !

– Tu devrais sortir un peu, ça te ferait du bien.

Le tatou rentra son cou.

– Non, je suis bien ici.

– C’est dommage, j’avais un truc vraiment chouette à te montrer.

– Tu ne peux pas l’amener, plutôt ?

– Non, c’est trop gros.

– Va voir Seeky, non ? Je suis certain qu’il te suivra avec plaisir.

– Non, il est occupé avec les rats, en ce moment. Et ça se voit que ça devient un problème. C’est pour ça que je suis entrée ailleurs que par la grande clairière.

– Eh bien... je ne préfère pas sortir.

– Quand on connaît bien les chemins les plus sûrs, on ne risque rien. Tu devrais me suivre. Tu n’as quand même pas envie de passer le reste de tes jours ici ?

– Eh bien… oui.

– Allez, Ellyet, juste une fois !

Le mammifère cuirassé l’examina un instant.

– On voit ça ensemble et on rentre, pas vrai ? s’assura-t-il.

– Oui, ne t’en fais pas, promit Tournerine, enjouée.

D’un bond, la jackalope se retourna et courut vers le chemin qu’elle avait emprunté. Ellyet la suivait de près, elle en était sûre. Ils atteignirent la forêt où ils serpentèrent entre les hêtres et les chênes. Les arbres enfantaient leurs fruits à coque qui tomberaient bientôt. Tournerine bondissait sur la mousse au contraire de son ami qui rampait avec réticence. Elle s’engagea au-delà du ruisseau et gravit une colline où poussait le Bois de la Sorcière. Lorsque le tatou remarqua qu’elle se dirigeait vers ce coin funeste de la nature, il ralentit le pas.

Tournerine ne s’aperçut même pas de l’hésitation de son camarade et s’arrêta vers un étrange engin rouillé. Planté dans le sol, il possédait deux roues tordues. Leurs rayons lui faisaient penser à des toiles d’araignée. Ellyet se tenait à distance et l’appela.

– Tu es sûre que ce n’est pas dangereux comme endroit ? s’inquiéta le tatou. On dit qu’il est toxique.

– Non, je ne suis pas tombée malade en allant ici, lui garantit la hase. Par contre, évite surtout de t’enfoncer dans ce coin, il y a des choses effrayantes à son sujet. Là-bas, ça devient mortel.

– La nature est empoisonnée.

– C’est ça, mais là, tu n’as rien à craindre. Les oiseaux viennent et repartent sans problème.

Ellyet leva le museau vers le ciel pour analyser les boules de plumes voler d’un arbre à un autre. Les branches maigres et crochues se balançaient sous leur poids et sous le souffle du vent. Leur écorce ridée se teintait d’un roux qui flamboyait sous le soleil d’automne.

Tournerine donna un coup de patte dans une des roues qui tourna en grinçant. Le mouvement fit trembler l’instrument humain, ce qui attira l’attention du tatou. Ce dernier essaya l’expérience à son tour.

– Qu’est-ce que c’est ? questionna-t-il. Ça leur servait à quoi d’avoir ce genre de truc ?

– Je ne sais pas, admit la hase. Je pense qu’ils inventaient beaucoup d’engins pour rien. Ils avaient que ça à faire après avoir conquis le monde.

Ellyet renifla la relique de plus près. Son amie espérait qu’il ait une réponse au mystère. Un corbeau quitta son arbre en pépiant, ce qui attira son attention. Alors que le tatou saisissait une chaîne entre ses dents, elle remarqua un pin à la forme singulière. Elle bondit vers l’anomalie en faisant voler les épines qui jonchaient le sol.

Le conifère se divisait en trois troncs tordus qui s’étreignaient les uns contre les autres pour passer leurs derniers instants ensemble. Les branches se dressaient comme une forêt d’antennes en alerte. Son bois semblait grillé et Tournerine l’arrachait d’un léger coup de griffes. L’écorce virait vers une couleur plus sombre au centre, comme si elle se faisait aspirer par ce creux.

La hase tendit son cou. Ses cornes entraient sans problème dans ce trou. Un vent glacé assaillit son museau.

– Qu’est-ce que tu fais ? demanda Ellyet qui s’était approchée d’elle.

Tournerine recula.

– C’est bizarre, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose, confia son ami, intrigué. Comme si plusieurs êtres me tiraient vers le fond.

Les oreilles de la hase tournoyèrent avec interrogation. Elle passa de nouveau la tête dans la fente, mais ne ressentait qu’une fraîcheur envahie d’humidité.

– Tu penses qu’on devrait aller voir ? suggéra-t-elle.

– Oh non ! s’écria Ellyet comme si elle lui avait proposé de se jeter entre les crocs d’un lion. Ça ne me dit rien qui vaille !

– Qu’est-ce qu’il y aurait, là-dedans ?

– Je ne sais pas et je n’ai pas envie de le savoir. On s’est éloignés de notre objectif, là.

Le petit mammifère retourna auprès de l’engin à deux roues. Tournerine inspecta le pin difforme sur tous les angles. Son camarade la rappela plusieurs fois à l’ordre, mais la hase cornue s’entêtait à découvrir le secret de l’arbre. Lorsqu’elle posa ses pattes avant sur l’écorce, Ellyet s’emporta :

– Arrête ça ! Tout de suite !

La jackalope se tourna vers lui. Elle le rattrapa pour le rassurer, mais le tatou rebroussa chemin d’un pas rageur. Peinée, Tournerine le suivit et le supplia :

– Ellyet, je n’y toucherai plus ! Ne fais pas la tête !

– On était là juste pour ton engin, pas pour s’aventurer je ne sais où !

La hase bredouilla puis s’interrompit. La honte la submergea. Il était vrai qu’elle n’avait pas pensé à ça, poussée par sa curiosité. Son ami lui faisait confiance, mais elle avait refusé de lui obéir. Elle ralentit, navrée. Tandis qu’ils sortaient du Bois de la Sorcière, elle ne cessa de s’excuser, mais son camarade l’ignora. Au final, elle s’arrêta et vit Ellyet disparaître derrière un buisson de baies. Affligée, Tournerine soupira et quitta les lieux.

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