La boutique de pantins
La petite fille errait d’une démarche lente à travers la ville. Elle était épuisée, elle avait mal, elle se sentait nauséeuse, et en plus du reste, elle était frigorifiée. Son manteau était imbibé d’eau, ses cheveux gouttaient sur son visage en tentacules bruns. La pluie continuait de tomber, en conséquence de quoi Lysithea était chaque seconde plus mouillée que la précédente.
Elle portait à sa bouche un morceau de pain que l’eau avait rendu mou. Lentement, elle croquait un morceau, puis l’éloignait de sa bouche pour mâcher, un certain temps. Elle répétait le geste, passive. Ses yeux étaient apathiques, fixant le sol sur lequel elle marchait.
Une goutte de larme se mêla à celles du ciel, que Lysithea prit la peine d’essuyer avec la manche de son manteau trempé. Elle intima à son esprit de penser à la pluie. Le son de l’averse qui empêchait tous les autres de s’imposer. Le rideau de particules translucides qui offraient un décor semblable à un rideau à perles.
Lysithea écarta un bras, le geste lui tirant une profonde douleur dans tout le corps. L’eau vient rapidement s’écraser contre son membre. Alors elle rangea le morceau de pain dans sa besace et écarta les deux bras, avant de lever le visage au ciel. Elle eut la sensation d’avoir le corps plongé en plein océan, mais il y avait en prime la mélodie de l’eau qui pianotait contre le sol.
Bras tendus, visage levé, paupières closes, Lysithea tourna sur elle-même pour se mettre à chantonner doucement. Elle avança sans voir devant elle, s’habituant vite à l’eau qui lui ruisselait du visage pour en faire une nouvelle sorte de fontaine ; mouvante et chantante. Elle agita ses bras qui protestèrent sous la douleur, posa les jambes en pas de danse qui firent souffrir son corps, et continua de chanter comme si elle n’était pas prodigieusement meurtrie.
Elle avançait, un pied devant l’autre, chaque pas faisant éclabousser autour d’elle, tandis que sa voix était couverte par le bruit plus impérieux des milliers de gouttes contre le sol. Elle finit par s’imaginer être vêtue d’une robe liquide, d’un bleu clair pur et cristallin, alors que devant elle, toutes les gouttes seraient des spectatrices de sa représentation musicale. Elle chanta du mieux qu’elle le put pour eux, car elle ne s’arrogerait pas le droit de décevoir un public en si grand nombre.
Elle fut néanmoins incapable de conserver ce rythme effarant très longtemps. La souffrance finit par se rappeler à elle, alors Lysithea s’assit sur le palier d’une boutique, juste à l’abri de la pluie, exhalant un soupir d’épuisement d’avoir trop chanté.
Elle ramena ses jambes à elle et fixa le sol sans plus penser à rien. Elle était cernée, et ses yeux avaient perdu de leur couleur, pourtant, il y avait un fin sourire sur son visage, revenu après son bal en solitaire.
Quand j’aurai ma ville de rêve, il me faudra remercier la pluie pour tout ce qu’elle a fait pour moi, se dit-elle. Elle avait été une amie, une berceuse, un paysage, un rideau occultant.
Lysithea s’adossa contre la porte de la boutique et poussa un profond soupir, admirant les rues de la ville, se demandant s’il était judicieux de dormir ici. Elle se réveillerait sûrement entourée d’une horde d’ombres curieuses, mais au prix d’un peu de sommeil, ce ne serait pas cher payé, ni particulièrement dangereux pour elle. Peut-être un peu pour ses nerfs, cela étant dit…
Alors qu’elle fermait les yeux, reniflant épisodiquement, car son nez se mettait maintenant à couler, elle entendit de la musique. Elle ouvrit les paupières, effrayée à l’idée de ne pas être seule, et avisa un spectacle tout à fait surprenant à travers la boutique d’en face.
Des lumières. Jaunes, rouges, bleues. Des pantins qui s’agitaient en gestes saccadés, comme des robots. L’un versait du thé, portait la tasse à sa bouche et se redonnait du thé. Une fille en bois faisait de la couture. Deux autres pantins dansaient ensemble en roulant le long d’un chemin qui formait un cercle. Il y en avait une centaine d’autres, chacun affairé à l’activité qui lui seyait le mieux. Et puis, enfin, de la musique ! Plusieurs boites à musiques assemblées, formant un petit concert charmant et engageant. Cette mélodie dissipa celle de la pluie, car Lysithea la trouvait si belle… Elle lui rappelait la musique que lui chantait sa grande sœur.
La petite fille se mit à rire, une main devant la bouche. Elle se leva et avança vers la boutique. Elle poussa la grande porte en bois, qui céda aussitôt sous l’impulsion. Ses yeux s’agrandirent comme des soucoupes.
Elle venait de pénétrer à l’intérieur d’une mosaïque dansante de pantins articulés, de lumières colorées et de petits bruits ; le mécanisme des boites à musique, les pantins qui frappaient au marteau contre un meuble, le train miniature qui tournait autour de la pièce, les oiseaux mécaniques qui battaient des ailes. Ce magasin était somptueux, le plus beau de toute la ville. La porte d’abord, et maintenant le sol, les murs, le plafond, les pantins ; tout était si propre, si lisse, si féerique !
Lysithea en vint à oublier qu’elle avait mal partout dans le corps !
Elle avança en regardant les pantins dansants, se demandant s’il lui fallait se joindre à eux. Ceux qui s’efforçaient à coudre lui donnaient l’envi de s’approcher et d’apprendre auprès de leur technique émérite. Quand c’était un repas qui se tenait non loin, elle voulait profiter d’un nouveau banquet en compagnie de nouveaux amis ! Il y avait même au loin un chef de gare sur son étagère. Quelle délicieuse visite ce serait, que d’embarquer avec lui pour survoler cette boutique de merveille.
Quand, dans un geste habitué, elle voulut toucher la lanière de sa besace, elle fut surprise de ne plus rien sentir.
Oh… mon sac ! constata-t-elle, tournant aussitôt les talons. Elle alla pour chercher sa besace, évitant de l’offrir à l’attention des rats, mais quand elle tira sur la basse poignée de la porte, celle-ci était fermée. Elle poussa une piteuse interjection dans sa confusion. Elle tira un nouveau coup, puis conclut que la porte était fermée à clé.
La musique lui parut soudain bien plus angoissante.
Lysithea se retourna, croisant le regard des pantins qui la saluaient machinalement, tandis que tous les autres continuaient leurs petits jeux, sans se soucier de l’enfant coincée entre leurs murs. Elle venait de se faire coincer avec la facilité d’un insecte collé à du sucre.
Lysithea décida d’avancer, l’angoisse dans l’âme. Elle serrait ses doigts ensemble, tournant la tête en tous côtés, se fustigeant pour sa curiosité idiote. Elle avait jusque-là tenu à s’éloigner de tout ce qui lui attirait l’esprit, préférant s’offrir ses propres songes, et voilà qu’elle posait pied dans rien de moins qu’une boutique inconnue. Elle avait été séduite par la musique de sa sœur, elle en prenait conscience, désormais. Elle ne tenait toutefois pas à la rejoindre de sitôt.
Lysithea sursauta quand une pendule laissa s’échapper un pantin dansant pour afficher les coups d’une heure nouvelle, pour qu’il regagnât ensuite l’intérieur de sa demeure.
Elle se tourna, inquiétée, quand un pantin lui fit des signes, lui proposant des gâteaux autour d’une table, ses habituels gestes heurtés laissant croire à Lysithea que s’il la regardait… ce n’était qu’une coïncidence.
Un autre tendait des cadeaux. Une autre, tout un tas de boîtes à musiques qui n’attendaient qu’à être tournées pour se mêler à celles de la boutique. Au bout d’un moment, Lysithea commença à trouver que le nombre de pantins qui la fixait allait en grandissant trop bien.
Sur les étagères, pendant leur couture ; autour d’une table, en dînant ; en dansant, partenaire dans les mains. Tous regardaient Lysithea, et les visages suivirent. Pour chaque pas, les pantins tournaient leur tête, lentement, pour la garder bien en face des yeux. La petite fille n’osa pas accélérer le pas, car chaque fois qu’un pantin disparaissait de son champ de vision, caché par un autre, elle était terrifiée à l’idée qu’il pût en profiter pour partir.
L’un des pantins était assis à une table, jambes croisées, yeux rivés vers l’enfant. Elle détourna le regard, trop effrayé, mais quand elle entendit un bruit, elle découvrit alors qu’il n’était plus à sa place. Lysithea se figea, sans plus savoir quoi faire. Courir, pleurer, ou attendre ?
Elle tourna sur elle-même, la respiration vive, la douleur se rappelant à son corps, comme si elle était un moyen supplémentaire pour la rendre alerte.
Une ombre passa derrière un meuble. Elle se tourna vers elle, horrifiée, avant d’entendre un objet tombé. Elle se retourna. Quelque chose venait de filer sur l’étagère en renversant une boîte de carte sur son passage. La respiration de plus en plus erratique, Lysithea chercha à retrouver l’ombre en fuite qui tournait autour d’elle pour l’effrayer.
Elle avisa soudain une nouvelle marionnette, seule, sur un piano, la regardant en silence. Cible du regard de Lysithea, elle décida de s’activer. Son bras gauche se leva à hauteur de ventre, puis de visage. Sa paume tendue abaissa son auriculaire, puis son annulaire, son majeur, et son pouce, enfin. Il pointait vers le haut.
Lysithea leva la tête et sentit un poids tomber sur son corps. Le mannequin de la chaise venait de lui atterrir dessus. La musique s’était arrêtée en même temps, soudain. Les lumières s’étaient éteintes d’un seul tenant.
La petite fille poussa un cri et tenta de repousser le pantin, mais il serrait son bras. Elle s’agita sur cette main, mais sa poigne était formidable ; en fait, elle serrait tant et si bien l’enfant qu’elle commençait à avoir plus mal encore au bras.
Elle commença à frapper de toutes ses forces sur le bras en bois, mais rien n’y fit, il garda résolument celui de Lysithea entre ses doigts, le regard apathique rivé vers elle.
— L… Lâche-moi ! Tu me fais mal !
Elle eut à peine le temps de finir sa phrase que le pantin était soudain tiré par des fils, Lysithea suivant violemment le mouvement qui la traîna sur le sol d’une vivacité alarmante. Elle continua de se débattre sur le pantin, alors que tous les autres la regardaient ; tous sans exception. Elle distinguait certains regards dans le crépuscule de la pièce, et cela ne fit qu’exacerber la terreur dans son cœur.
Lysithea poussa un nouveau cri quand elle percuta le mur. Elle prit alors de l’ascension. Le pantin était attiré dans les airs, et en levant la tête, Lysithea avisa dans le plafond une ouverture d’où sortaient les fils accrochés à son ravisseur. Elle ne voulait pas y mettre emmenée… surtout pas ! Elle se débattit comme une diablesse alors qu’elle longeait le mur, donnant coup sur coup, mais le pantin ne lâchait pas.
Ça sert à rien… Je dois penser à autre chose…, se souvint-elle, comme quand une solution n’amenait à rien. Elle regarda avec attention les pantins qui parsemaient l’étage à côté de laquelle elle remontait, et agit quand une solution se fit jour.
Lysithea se balança et arracha un ciseau des mains d’un des pantins, qui la suivit du regard, se mettant à sourire quand elle s’éloigna avec sa nouvelle arme subtilisée. Lysithea l’ignora et planta alors la lame sur le bras du pantin. Une fois, maintes fois. Elle s’acharna contre le bras en bois à l’aide d’une détermination qui conjuguait horreur et colère. Elle planta, encore, dans l’espoir de peut-être tirer des larmes de sang à cette créature qui lui faisait si mal, mais à la place, le bras céda, scindé en deux.
Lysithea tomba en chute libre pour s’écraser au sol, la douleur passant de sa colonne vertébrale à l’intégralité de son corps. Des larmes coulèrent aussitôt, car jamais de sa vie – pas même aujourd’hui – elle n’avait eu si mal. Pourtant, quand le pantin et son bras tombèrent à côté d’elle, elle pleura plus fort, mais se leva, effrayée à l’idée qu’il pût se relever. Elle tomba à genoux sous les coups de la douleur, puis se releva aussitôt. Elle se mit à courir.
Elle traversa la pièce, avant de tomber, s’étalant de tout son long. Son regard croisa deux mannequins. La fille se releva encore et s’élança, déjà essoufflée, pour tomber contre une table. Elle repartit sans attendre, trébuchant à chaque pas, se cognant contre tous les meubles, le regard errant partout autour d’elle. Tous ces regards lui donnaient la force de fuir en dépit de son corps qui lui, voulait abandonner ici.
Elle quitta la pièce, déboulant dans un immense hall de plusieurs centaines de mètres. Les décorations étaient par milliers, mais Lysithea n’en regarda pas la moindre. Elle continua de courir, les yeux fermés, pleurant toutes les larmes de son corps, autant contre la douleur que la peur et son envie d’échapper à ce cauchemar.
Quand elle rencontra quelque chose de dur sur son chemin, elle s’y heurta violemment pour tomber sur les fesses. Elle rouvrit les yeux, la respiration bruyante, les yeux encore embrumés par les larmes.
Elle reconnut toutefois la forme d’un pantin, se servant de ses deux bras pour porter son poids, ses jambes tombant mollement sur le sol. Cela dit, même comme ça, il restait plus grand qu’elle. Il avait donc fallu que dans l’immensité de cette pièce, Lysithea prît la seule trajectoire qui lui ferait rencontré le chemin de cette forme.
Sans bouger son corps, le pantin tourna lentement son cou vers la petite fille, révélant un visage blanc, orné d’un sourire écarlate sur deux yeux en croissants de lunes posés à plat. Il se pencha alors vers elle.
— Mazette ! Si ce n’est pas une enfant…, prononça-t-il d’un ton volontairement traînant.
Il recula soudain, avant de désigner la pièce d’un bras.
— Je suis heureux d’en voir une ! Bienvenue dans ta nouvelle maison, petite fille ! Je suis Confetti ! Ton nouvel ami !
Lysithea eut la sensation d’avoir troqué un Enfer pour un autre.