Lysithea, son visage grignant dans ce qui devait être un sourire, regarda les lacets défaits d’Alexandre qui traînaient sur le tapis alors qu’ils avançaient. Elle lui en fit la remarque, amusée. Le petit garçon se pencha et commença à lacer ses chaussures, sans jamais quitter Lysithea des yeux, laquelle ne lui rendit qu’un plus grand sourire encore.
— Les couloirs de l’hôtel sont longs…, lâcha-t-elle alors qu’elle tournait finalement la tête vers son terme. Enfin, marcher m’a fait du bien, quand même, j’ai l’impression d’aller déjà mieux ! Et puis, au moins, on est au premier étage. Une fois qu’on sera aux escaliers, on pourra sans doute sortir ! J’espère qu’on va pas tomber sur un chargé du ménage. Je me demande comment ils montent, avec leurs chariots…
Elle oublia toutefois ce questionnement et rougit de plaisir, car au soulagement se mêlait le bonheur d’une fin après son imbroglio inextricable de calamités. Elle n’avait qu’une envie, se coucher, dormir, et puis voilà !
— Lysithea…
L’intéressée se tourna vers Alexandre après qu’il eut prononcé son nom de façon timide. Il se levait, regardant toujours la petite fille, de l’inquiétude dans le regard. Elle pencha la tête pour le pousser à dire ce qui le tracassait.
— Tu n’as pas peur ? Alors que les autres…
— Peur ? Je suis terrifiée ! Mais les autres auraient préféré que je sourie pour eux, je pense ? Et puis, je ne gâcherai pas leur vie. Quand je créerai mon monde parfait, les morts seront apaisés, j’en suis certaine ! Pas besoin d’être tristes pour si peu.
Alexandre la considéra, surpris, avant de hocher doucement de la tête, encore un peu dans sa réflexion. Lysithea le regarda, visiblement embêtée.
Il ne comprend pas qu’avec l’avenir que je promets aux autres, ma vie à plus de valeur ? dit-elle en esprit, un peu peinée de faire face à un garçon qui ne parvenait pas à comprendre une chose aussi simple.
— Tu as raison… C’est moi qui suis trop peureux.
Lysithea eut cette fois un sourire satisfait à l’écoute de cette réponse plus rassurante, et elle repartit en direction des marches de l’hôtel d’un pas allègre avant de déclarer :
— C’est important, d’avoir peur. Sinon, je pense que tu ne serais pas humain, tu vois ? Je ne pense pas que tu sois un peureux… juste quelqu’un comme moi, piégé dans un hôtel angoissant. Franchement… Si tu t’en veux pour ça, ce serait vraiment de la cruauté envers toi-même !
Elle détourna le regard d’Alexandre, ayant eu le temps d’observer l’admiration avec laquelle il la fixait, à croire qu’elle était une déesse venue lui apporter des mots doux et apaisants.
Cela étant, elle prit conscience, sans vraiment trop de rapport, qu’elle n’avait plus tant de provision que ça, ayant dû les partager avec cinq autres enfants. Elle décida de faire peu de cas de ce problème, car si cela signifiait rester ici plus longtemps, elle préférait ignorer les cuisines. Elle se débrouillerait autrement, car pour le moment, porter des œillères n’était pas une idée repoussante.
Elle admira ses bottines sur le tapis, se disant qu’elle avait sûrement épuisé toutes ses comparaisons de nuages, d’anges et d’aventures pour la semaine à venir. Elle eut au moins un sourire d’aise, car c’était toujours aussi agréable que de marcher sur aussi mou qu’une gelée.
Alors qu’elle approchait l’angle tant désiré des escaliers, Lysithea se retourna, enjouée, pour faire part de ce qu’elle songeait à Alexandre, mais quand elle ouvrit la bouche, le son d’une clochette retentit le long du couloir. Deux coups. L’air dans les poumons de la petite fille se bloqua, alors qu’Alexandre demandait ce qu’il se passait.
Il y eut le bruit d’une roulette, et elle tourna en tous sens, complètement catastrophée.
Il n’y avait rien dans cette partie du couloir, et pas question de faire demi-tour vers la chambre cent-sept. Ils avaient fermé la porte en partant, ils ne pourraient plus atteindre la poignée sans chaise !
La nôtre n’était pas fermée à clé même quand l’habitant y dormait ! se souvint alors Lysithea. C’est le cas de toutes les autres chambres ?
La roue s’intensifia alors qu’elle faisait un pas en arrière, la respiration difficile.
Oui… Pas besoin de chaise, en fait. Je dois juste dire à Alexandre de me faire la courte échelle, conclut-elle, se tournant vers lui, cherchant le moyen le plus concis pour lui faire comprendre ses intentions.
Le son des roues était tout proche, et Lysithea n’avait plus le temps à présent. Alexandre comprendrait tout juste son ordre que le groom serait déjà à les surplomber. Elle décida de directement sauter sur les épaules du garçon sans s’embarrasser de son consentement, et la figure du groom apparaissait alors qu’elle esquissait son geste. Elle prit par la droite, alors que les deux enfants étaient à gauche, le dos de la créature s’éloignant vivement, deux valises dans les pattes.
Lysithea demeura une petite seconde paralysée, un bras vers Alexandre, mais sans se laisser le temps de souffler, elle partit en courant, suivie du garçon qui avait eu le temps de comprendre la situation après avoir observé la menace. Ils se figèrent aussitôt après avoir tourné l’angle du couloir pour fuir. Une ombre était penchée sur eux, les toisant de ses yeux vides, curieux.
Les habitants ne font jamais rien aux enfants, se répéta-t-elle trois fois avant de pleinement s’en souvenir. La peur avait fait tomber sa gorge jusque dans son estomac, au point de la pousser à demeurer statique, attendant quelque chose. Elle ne saurait trop dire quoi, en vérité.
Lysithea s’imagina l’ombre immobile leur adresser un signe de main. “Vous pouvez passer, mes chers, je vous en prie”, dirait-elle alors. Prise dans son jeu, Lysithea se courba poliment et avança, l’habitant les suivant du regard sans rien dire, quand après un pas ou deux, le son des roulettes revenait encore.
Le groom devait se demander pourquoi son client ne le suivait pas ! Lysithea accéléra le pas, inquiète, mais le monstre apparaissait. La petite fille se retourna, voyant le petit corps maintenu au-dessus du sol, tourné vers eux, ses grands yeux gris apathiques tournés dans leur direction. Sa fine corpulence, dans le couloir, n’était éclairé que par une légère lumière venant d’une fenêtre d’un couloir. Il ne ressemblait qu’à une longue silhouette noire sans visage, son corps en tout et pour tout composé de pattes anguleuses. Lysithea s’élança en avant, Alexandre l’imita.
Le groom se débarrassa de sa deuxième valise et roula avec celle qui lui servait de moyen de locomotion. Lysithea décida que regarder en arrière était désormais inutile. Elle courut à s’en faire fondre les poumons, ses jambes la tirant aussi loin qu’elles le purent. Elle entendait Alexandre respirer aussi fort que s’il était déjà essoufflé, mais son instinct de survie devait sans doute lui dicter de poursuivre, quitte à mourir d’asphyxie plus tard.
Quand elle avisa des escaliers, à l’instant où ses oreilles lui crièrent que le son des roues était proche, elle ne réfléchit pas une seconde, et elle bondit en avant. Elle atterrit quelques marches plus bas, et descendit le reste en dégringolant, son corps triplant de chaleur sous la douleur qui afflua tout à coup. Elle s’était prise une marche dans l’épaule, et en roulant, tous les angles d’escaliers lui étaient rentrés dans les côtés, les hanches et la tête, lui donnant l’impression de tomber du premier étage à chaque collision. Elle entendit passivement le petit garçon suivre, et elle se leva. Ses jambes voulurent la faire tomber à terre, sans force, et elle avait envie de vomir, mais elle courut quand même, avant de se retourner.
Le groom avait glissé le long des escaliers si vite qu’il avait percuté le mur. Il était reparti sans sourciller. D’un geste habile, il ouvrit sa valise qui glissa le long du sol, saisit Alexandre qui n’était pas parvenu à supporter la chute aussi bien que Lysithea, et l’enferma dedans avant de sceller la valise pour reprendre sa course.
Lysithea n’eut aucune pensée pour ce spectacle, elle se retourna simplement et sauta la deuxième portion des escaliers la menant au rez-de-chaussée. Dire qu’elle sentit ses os s’échapper de son corps sous la souffrance serait pécher par excès de charité.
Elle voyait en plusieurs exemplaires à travers la teinte vaporeuse de son regard. Elle ne respirait plus, mais devait épisodiquement reprendre son souffle, car l’air ne revenait plus aussi aisément à l’intérieur de ses poumons. Son cœur faisait pulser dans son corps des coulées de lave en lieu et place du sang.
Elle fit un pas en avant, puis un autre, et elle accéléra la cadence pour se remettre à courir, le regard vide. Le groom suivait, descendant les escaliers à sa suite. Lysithea trébucha sur les valises, le groom les envoya valser avec la sienne. Elle s’empêtrait les pieds dans sa maladresse, et la créature roulait en ligne droite.
Elle finit par tomber, s’étalant de tout son long, la douleur affluant de nouveau pour se rappeler à elle. Pourtant, la petite fille se releva aussitôt pour reprendre sa course, alors que la chose approchait plus vite qu’elle ne s’en éloignait. Si c’était la mort qui l’avait attendu, peut-être Lysithea se serait laissé saisir, mais l’idée d’être prisonnière d’une valise sans connaître la suite de ses souffrances, ça lui suffisait pour avancer alors qu’elle ne le voulait plus.
Lysithea se sentit tomber encore, perdre conscience, mais ses jambes continuèrent de fonctionner, détachées du reste de son corps. Elle avait l’impression d’être au beau milieu d’un rêve, tant elle ne ressentait plus rien d’elle-même. Comme une pièce de théâtre, elle avait bien plus la sensation d’assister à la course d’une autre petite fille depuis ses yeux, que la vivre par elle-même.
C’est la porte ça, non…? se demanda-t-elle, l’esprit ralenti, alors que deux battants cassés s’approchaient de sa vision toute floue. Elle les traversa passivement, descendant les petites marches de l’hôtel tout en recevant les assauts d’une averse née il y a peu, avant de se mettre à marcher, lentement. Elle se retourna.
Il me suit pas…?
Elle fit quelques pas encore, après quoi elle tomba à genoux. Elle finit par s’étendre de tout son long, son visage s’écrasant sans force contre le sol mouillé.
Ce qui m'impressionne le plus, c'est le rapport de taille qui s'installe entre les enfants et les monstrueux hommes. Sans pour autant que tu décrives précisément ces deux éléments, on s'imagine très bien à la place de ces petits enfants démunis, complètement dominés par ces figures horribles, sinistres et sombres. La scène de l'habitant qui se penche sur Lysithea et Alexandre est franchement formidable.
Par ailleurs, le détail des habitants qui ne s'en prennent pas aux enfants est très bien trouvé. Ça désamorce un danger d'une manière très climatiquement, et c'est stimulant.
La situation des adultes est particulièrement intrigante. Pourquoi les habitants ne s'en prennent pas aux enfants, alors que le personnel de l’hôtel les cuisine carrément ? Comment naissent les adultes, si les enfants sont pourchassés ?
En bref, hâte de lire la suite. Un changement d'environnement est le bienvenu !
Coquille : "peut-être Lysithea se serait laissé saisir" -- laissée
Merci pour les coquilles par ailleurs, il faudrait que je prenne le temps de les modifier !