La chasse - 2

Je ne sais si c’était le cas pour les autres, mais j’avais presque peur de respirer. Autour de moi, l’air était si compact qu’il en tartinait les vitres. Personne ne bougeait. Ma gorge sèche me chuchota que je restai bouche bée. Lentement, je la scellai et ravalai un peu de salive.

On entendait quelqu’un approcher. Un pas lourd qui faisait crisser la petite caillasse sur la terre sèche. Les portes béantes du bus étaient de mon côté. Il s’arrêta devant, un peu en retrait ; je le distinguais parfaitement. Il était grand et bien bâti, dans ce qu’on appelle la force de l’âge. Le noir et l’argenté s’entremêlaient dans sa barbe et ses cheveux, taillée de près pour l’une et coupés en brosse pour les seconds.

— Étrangers, tonitrua-t-il d’une voix de basse, entendez mes conseils avant d’abandonner votre transport fantôme.

Je songeai qu’en aucune façon ce maudit véhicule n’était nôtre.

— Dorénavant et à jamais, vous n’appartenez plus à votre monde. Bannissez-le de votre esprit ! Oubliez les règles qui lui sont propres.

Attentive, je relevai malgré tout sa présence imposante, son timbre autoritaire… Cet homme avait l’habitude de donner des ordres.

— Apprenez dès à présent les lois qui régissent cette Terre, poursuivait-il.

Un tatouage de lignes torsadées, fin et délicat dans son tracé, ceignait la partie haute de son front. Comme une couronne… Il devait également avoir l’habitude qu’on lui obéisse.

— Entendez et retenez qu’aucune clémence ne vous sera offerte, martela-t-il. En ces lieux, la force est gage de survie et les âmes vaillantes sont récompensées. Faire preuve de faiblesse vous mènera à la mort. Battez-vous férocement pour gagner votre place.

J’essayais d’intégrer son discours, d’y trouver un sens. Une échappatoire ? Une panique sourde enflait dans mon ventre ; il avait prononcé le mot mort. Nous pouvions mourir. Nous étions en danger… Et coincés : par les feux, la brume, cette lande désolée et tous ces gens armés…

Je voulus m’étreindre pour me rassurer, mais mon corps ne réagit pas. Pour la seconde fois de cette horrible journée, j’étais réduite à l’état de fantoche.

L’inconnu au tatouage de couronne nous tourna le dos d’une torsion droite et militaire et poursuivit son discours un cran plus fort, s’adressant au paysage comme s’il incarnait une personne.

— En ce premier jour de nouveau centenaire et à l’instar des précédents, voici les vingt âmes moissonnées dans l’Ailleurs.

Il pivota pour nous englober de son bras. Le geste découvrit son flan, orné d’un genre de rapière au pommeau doré. Si cette arme paraissait délicate, l’épaisse hache retenue contre son dos par des sangles noires avait, elle, une allure barbare.

— Ces Étrangers apportent avec eux leur âme, un renouveau de force vitale pour notre monde ! s’extasia-t-il avant de poursuivre plus sobrement :

— Tel que le stipule le Contrat des Peuples, chacun est en droit d’en tirer bénéfice. En ma qualité de Représentant du peuple des Hommes, je m’engage à maintenir et à mettre en œuvre toutes les Épreuves, dans le respect le plus complet des antiques règles définies par nos ancêtres, préservant ainsi l’Équilibre au sein de notre monde.

Là, il m’avait perdue… Déjà, son débit s’était accéléré, ensuite, j’eus à nouveau cette impression d’être dans une partie de jeu de rôles. Impression ridicule ; ce que je voyais et ressentait était bien trop réel.

L’homme nous fit face à nouveau. Fermant les yeux, il commença alors à agiter ses lèvres dans une danse muette et soutenue. Il fronçait les sourcils lorsqu’il signa, à hauteur de poitrine, un ample symbole - un rond et une ligne ? Réunissant l’index et le majeur, il effleura lentement le tatouage qui ornait son front, d’une tempe à l’autre. Ses paupières se relevèrent et c’est par une terrible injonction qu’il conclut son étrange chorégraphie :

— Étrangères, Étrangers… Sortez.

Ma première réaction fut la peur de ne pas en être capable. Je haïssais ce bus, mais en cet instant, il symbolisait un lien tangible avec ma vie, mon quotidien - mon réel ! Comment allais-je réussir à m’en arracher ?

Mais cette crainte s’effaça très vite pour laisser place à la consternation : mon corps rétrogradé à l’état de poupée désarticulée obéissait sans mon consentement. La rage explosa dans mes veines tandis que je me levai gracieusement pour prendre place dans la file que formaient les dix-neuf autres passagers du bus. Mes pieds écrasèrent sagement la moquette marron en direction des petites marches escamotables. Comme les autres, ils les descendirent calmement.

Je n’avais pas fait trois pas qu’une douleur cuisante me pinça sous le nombril. Mon corps n’en laissa rien paraitre, mais je sentis une larme perler au coin d’un œil. Incapable de l’écraser, je continuai d’avancer avec une apparente légèreté. Je ne m’arrêtai qu’une fois alignée dans un parfait arc de cercle - qui avait le barbu omnipotent pour centre.

Une colère froide m’emplissait tout entière.

Ma relation avec cette émotion avait toujours été… compliquée. Aujourd’hui encore, je regrettais des choses dites et faites sous son influence. Quand je la sentais poindre, je cherchais à la chasser, par réflexe, pour garder le contrôle. Mais à cet instant, quelle bouée ! Louée était-elle ! Cette violente révolte silencieuse tenait ma panique en respect - je tenais encore les rennes de mon esprit.

L’homme nous dévisageait tour à tour, s’attardant plus longuement sur certaines personnes - pas moi. Mon visage figé menottait ma curiosité habituelle, m’empêchant de voir ce qu’ils avaient de particulier.

De lentes minutes s’écoulèrent ainsi, dans le silence et l’immobilité. Lasse de cette posture de statue, je finis par me faire la réflexion qu’étonnamment l’air était agréable. Ni trop chaud ni trop sec. Je le trouvais doux et léger à respirer, comme s’il avait été filtré, épuré. Cette réflexion ne me procura aucun plaisir, elle cristallisait cette douloureuse vérité que j’étais bel et bien ailleurs.

L’homme se racla bruyamment la gorge et pris une posture plus militaire - selon moi. S’il avait daigné me regarder dans les yeux, aurait-il pu deviner tout ce que ce pantomime m’inspirait ?

— Étrangers, je vais maintenant énoncer les conditions de votre première Épreuve, articula-t-il gravement. Je ne parlerai qu’une fois. Menace, question, supplication… Évitez ces pensées parasites et inutiles, car aucun temps de parole ne vous sera donné. Toutefois, à la suite de mon départ et avant que ne résonne le Chant des brumes qui libérera vos corps, le temps de deux sabliers vous sera offert. Aucun danger ne surviendra pour déranger ce recueillement dans votre esprit.

Un air dédaigneux s’était peint sur son visage, me donnant l’impression que cette partie du discours tenait plus de la récitation que d’une réelle trace d’empathie.

— Je vous invite à user de ce répit pour formuler vos adieux à ce que vous laissez derrière vous. Si d’obscures croyances vous gouvernent, servez-vous-en comme d’un moment de prières. Je vous le répète, votre ancienne vie est morte. Faites-en vite le deuil et entreprenez le nécessaire pour étirer autant que possible celle qui commence aujourd’hui.

Un sourire froid reprit ses droits sur sa bouche cernée de poils ras. La suite ne me disait rien qui vaille, le guerrier devant moi s’y retrouvait.

— Au chant des brumes, tous les feux seront soufflés, sauf un. Les ténèbres griseront davantage ce lieudit des Dunes sèches. Alors, les bêtes fonderont sur vous, plus rien ne les maintenant à distance. Ce peuple est carnassier. Intelligent, mais primaire dans ses besoins.

Je l’écoutais tandis qu’une plainte s’usait en boucle dans ma tête : c’est un cauchemar, c’est un cauchemar, c’est un cauchemar…

— Les bêtes désirent cette force étrangère à notre monde que votre âme abrite - comme nous tous. Mais pour se l’approprier, elles se doivent de vous dévorer. Et elles y prendront un plaisir vicieux.

Un crachotant rugissement de moteur mit ces terribles révélations sur pause. L’homme ne semblait pas décontenancé, il patientait en regardant ce que nous ne pouvions voir.

La peur reprenait ses droits sur mon corps ; j’étais trempée sous les bras, j’avais perdu le contact avec mes pieds et le sang ayant abandonné un instant mon visage, je guettais le bourdonnement caractéristique qui ne manquerait pas de remonter dans mes oreilles.

Je comprenais ce qu’il se passait dans mon dos, je le visualisais sans mal : le bus art déco nous abandonnait. Démarrage, manœuvres et en route pour de nouvelles aventures ! Si j’avais bien compris, celles-ci n’auraient lieu que dans cent autres années. Quoiqu’il puisse m’arriver dans les heures à venir, je ne serai plus là pour l’accueillir le jour de son retour.

Par une profonde raie sur toute sa fichue carrosserie !

Un claquement de mains sec et sonore relança le discours là où il avait été interrompu.

— Un tas d’armes diverses se trouve désormais derrière vous. Ne vous surchargez pas, n’emportez que ce que vous serez en mesure d’employer correctement. Les Bêtes, aussi monstrueuses soient-elles, sont faites comme vous de chair et de sang. Vous avez le droit de vous défendre. Si l’occasion s’en présente, ne réfléchissez pas, et tuez-les. Visez le cou, la poitrine ou l’entrejambe. Si vous ne pouvez y parvenir, rendez inusables leurs pattes arrières ; cela vous permettra de fuir.

Il est fou, pensai-je en imageant malgré moi tout ce qu’il évoquait, c’est un cauchemar

— Toute âme atteignant vivante le sommet de la Haute Dune Herbacée sera marquée d’un sauf-conduit ; une Bête ne s’approche pas de celles et ceux porteurs de cette marque.

Il découvrit rapidement à notre attention son poignet gauche où paradait un petit tatouage bleuté.

— Pour faire simple, rejoignez la dune couverte d’herbes et gravissez-la. Un brasier y brûlera en continu pour vous guider dans la pénombre, c’est la seule lumière qu’épargnera le Chant des Brumes.

Je me remémorai ce feu central, plus imposant que les autres, que j’avais observé depuis ma fenêtre dans le bus. Pour m’en sortir, il y aurait un asile qu’il me faudrait atteindre…

Espoir, souffla ma voix intérieure.

L’homme tatoué dressa l’index. Je me racrapotai dans ma tête - qu’allais-je encore entendre ?

— Uniquement pour cette première Épreuve, le Contrat des Peuples concède aux Hommes, ainsi qu’à un Brumeur de leur choix, le droit de vous venir en aide. Nous vous attendrons au pied de la Haute Dune - nous ne pouvons intervenir plus avant dans les Terres Sèches. À ceux qui nous y rejoindront vivants, clama-t-il avec un regain d’ardeur, gardez espoir pour votre ascension finale ; nous nous y battrons à vos côtés !

Il gonfla ensuite le torse, comme un coq, un roi de basse-cour.

— Sachez que le Chant des Brumes ôte les protections. Efface les sauf-conduits ! insista-t-il. C’est au péril de nos vies que nous vous protégerons.

Despote arrogant, crachai-je de mes yeux figés.

Nous n’avions pas choisis d’être ramassés par cette saleté de bus. Nous étions en danger de mort, allions devoir nous battre, et ce, contre des… choses… dont l’unique souhait serait de nous boulotter. Il s’attendait réellement à ce qu’on l’adule ?

— En conséquence, achevait-il, pour le sacrifice de ces vies parmi nos meilleures guerrières et guerriers, il est reconnu et sera respecté que l’âme de chaque survivant reviendra à notre peuple. J’entends par là vos personnes vivantes - nous ne gagnerions rien à vous dévorer.

Et je le vis rire.

Où était la blague ? Où ? Et que sous-entendait-il dans cette dernière phrase ? Ces Hommes étaient-ils ici pour nous sauver ? Ou s’étaient-ils déplacés pour la récolte de leur nouveau centenaire ? Le doute était semé.

Tu maintiens ton fichu espoir ? apostrophai-je en aparté ma voix intérieure.

Allez, Luce, du calme, m’auto-disciplinai-je sur une lente inspiration nasale. On applique les clés. Je m’ancre, expirai-je. Je suis dans l’instant présent. Le reste… on verra plus tard.

 

****

 

Notre orateur entre deux âges était parti depuis un moment. Fidèle à sa parole, il n’avait parlé qu’une fois, d’une traite.

Si j’avais eu le contrôle de mes mains, je suis à peu près certaine que plus d’un doigt serait en train de saigner. Je m’attaquais à eux quand la tension était trop forte - je les mordais, les grignotais, sectionnais de petits bouts de moi de la pointe des dents… J’avais honte de mes mains abimées, elles ,’étaient pas belles à regarder.

Combien de temps me reste-t-il ? pensais-je nerveusement. À quoi correspondent ces deux sabliers dont il a parlé ?

J’enrageais que cet homme tatoué ne l’ait pas précisé, encore une raison de le maudire.

Sotte, me laminai-je en pensée ; l’aurait-il dit, je n’aurais de toute façon pas pu deviner où en était la chute des grains.

Je suis bienveillante envers moi-même.

Je tentai de reprendre le fil de mes mantras. J’avais déjà terminé mes adieux muets. Cela ne m’avait pas pris longtemps - il me restait peu d’êtres chers. J’en gardais la gorge nouée et des larmes impossibles à écraser finissaient de rouler sur mes joues. Je formulai une énième fois le même vœu : si je ne devais jamais leur revenir, qu’alors ils puissent vivre comme s’ils ne m’avaient jamais connue. Toutefois, par respect pour leur éventuelle souffrance - j’en frissonnai d’horreur - je m’étais jurée de faire ce qu’il faudrait pour survivre à cette… épreuve. Et aux autres…

Une chose à la fois.

Mes inquiétudes bifurquèrent sur ces Bêtes qui s’apprêtaient à nous courser. Seraient-elles lentes et massives ? Ou au contraire rapides et fluettes ? Quelle combinaison maximiserait mes chances de survie ? Que valait-il mieux espérer ? Mes pensées tournicotaient plus vite qu’une flopée de chaussettes en plein essorage. À quoi ressembleraient ces êtres à pattes et carnassiers ? Je me figurais des animaux dantesques, avec ou sans poils, passant d’un corps reptilien couvert d’écailles à la vision glaçante mais grotesque d’une démesurée mante religieuse. Et s’il s’agissait d’une sorte de scorpion géant, muni d’un dard à éviter, sans oublier les pinces et les mandibules ? Les scorpions avaient-ils des mandibules ? Les araignées en avaient. Pitiez, pas d’araignée.

Prête à imploser, ce ne fut pourtant pas le soulagement qui me gagna lorsque résonna le fameux Chant des Brumes. Il portait bien son nom ; le brouillard de la plaine semblait danser sur ses notes grasses et étirées. Mes os vibraient en cadence. Je songeais froidement que je n’étais pas prête pour ce qui m’attendait… Sans prévenir, un vent chaud se leva tout autour de nous. Le sang pulsait dans chaque extrémité de mon corps. Je pressentais que ce Chant n’allait pas s’éterniser. Ça soufflait de plus en plus fort, dans tous les sens. Mes cheveux étaient partout, ils s’engouffraient en masse dans ma bouche et dans mon nez. Instinctivement, j’y portai les mains.

Je sais plus respirer ! Dégagez de là !

Je réalisai tout à trac que je bougeai à nouveau librement. Enfin !

L’instant d’après, une bourrasque nous frappa. Le coup fut si violent que je basculai durement sur le sol.

Et ce fut tout. Ne resta qu’un pesant silence.

Sonnée, je me redressai à genoux dans la poussière. Je rabattis ma tignasse emmêlée et effectuai un rapide 360°. Rien ne nous fondait dessus… Je savais qu’un élastique trainait dans la poche de mon jeans ; machinalement, je m’en servis pour coincer vite fait mes cheveux en une grosse boule sur ma nuque. Mes oreilles sondaient les alentours autant que mes yeux. Il faisait plus sombre, crépusculaire. Nous étions presque tous à terre. À quelques enjambées, j’avisai un tapis d’armes sur le sol… que je lâchai vite du regard, la boule au ventre. Une épaisse fumée se dégageait des foyers, même lointains, qui avaient tous été soufflés. Tous sauf un. Comme promis, le brasier central était intact.

Plutôt que de les chasser, le vent semblait avoir concentré les brumes environnantes, rendant plus incertaine la lueur que nous devions atteindre…

Retentit soudain un hurlement bestial.

Les boyaux comprimés, je scrutai nerveusement les alentours. Rien. Le cri était venu de l’une d’entre nous. Presque à l’opposé, je découvris une rousse, en croc-top et mini-short, genoux et paumes en terre. Elle hurla une seconde fois. Ce fut tout aussi primal, et hypnotisant à regarder… Elle vomissait ses émotions devant nous. Une grande brune à ses côtés tentait de la calmer en lui caressant les épaules. Elle se mit à sangloter en la suppliant de se taire.

— Tu vas les attirer… Je t’en prie, calme-toi ! Tu vas les attirer…

— Allez ! s’égosilla brusquement un homme resté debout. On se reprend !

Je le contemplai bêtement sans réagir. À peut près comme les autres. Dans l’attente d’une consigne plus concrète ? Mais il n’en vint aucune. À la place, il s’élança vers l’étal de bois et de lames. Sa tenue était atypique. Je l’imaginai en plein footing lorsque le bus l’avait happé. Son short jaune fluo détonnait dans le décor ambiant.

Je me retournai pour scruter encore une fois le paysage. Toujours aucun mouvement…

Bouge, Luce, bouge !

Le temps de me redresser, ils étaient trois à farfouiller dans le tas d’armes. L’homme au short fluo n’avait pas trainé : je le vis fourrer quelque chose dans la poche ventrale de son sac à eau, puis dans une chaussette haute, pour ensuite récupérer une sorte d’arbalète d’une main et empoigner de l’autre un… glaive ? À ses côtés, je reconnus Pas Martial à ses longs et épais cheveux noirs. Elle éprouvait du poignet un long sabre.

Short Fluo se tourna vers nous. Brièvement, nos regards se croisèrent.

— Pardon ! cria-t-il à l’attention générale. S’ils sont ok, je prends ces deux-là et on part de notre côté.

Il avait pointé de sa courte lame Pas Martial et l’adolescent téméraire qui avait essayé d’ouvrir les portes du bus - un grand échalas aux cheveux bruns bouclés coupés en brosse.

— Bougez en petits groupes, nous pressa-t-il, ne courez pas en ligne droite et magnez-vous !

Bouge, Luce, putain, bouge !

Je fis à peine trois pas dans leur direction qu’on me tira en arrière par la manche. Sursautant, je reconnus Pull Rose.

— Attends, supplia-t-il.

Que me voulait-il, celui-là ? Je me dégageai brutalement. J’envisageai de piquer un sprint pour rejoindre la troupe en partance ; mon instinct me hurlait de déguerpir au plus vite.

— Mais attends ! répéta-t-il en attrapant une nouvelle fois et plus fermement mon bras.

Je le regardai méchamment.

— Lâche-moi, crachai-je.

Ce qu’il fit, en me dévisageant comme si j’étais une folle furieuse. Cela me fit mal. C’était pourtant lui qui réagissait de façon insensée, non ?

Pull Rose prit un peu de recul pour se démarquer du reste du groupe - qui n’avait pas vraiment bougé.

— Vous tous, écoutez-moi ! déclara-t-il en agitant les bras. Faut pas écouter ce gars !

Je cherchai ledit gars des yeux et jurai tout bas ; ils étaient déjà trop loin. Ils cavalaient comme des lapins. J’avais laissé passer cette chance. L’impulsion de courage ne me revenait pas. Personne d’autre ne prenait la direction des armes et je n’osai pas me lancer seule.

— Nous devons rester en groupe, insistait Pull Rose.

Je l’observai avec plus d’attention : sa bouche se crispait et l’incertitude était décelable dans ses yeux. D’autres que moi s’en rendraient forcément compte. Il tendit la main en direction d’une petite blonde - quoique plus grande que moi. Je reconnus son carré parfait et sa robe prune ajustée. Le visage confiant, elle s’arrima à ses doigts.

— Nous serons plus fort en grand nombre ! répéta-t-il.

Carré Parfait avait un physique peu banal, harmonieux et accrocheur, avec un port de tête élégant. C’était bête, mais le fait qu’elle soit si agréable à regarder donnait plus de poids aux paroles de Pull Rose.

— Est-ce que, comme moi, vous avez un doute sur ce que le vieux nous a raconté ? Cette affaire de monstres… C’est totalement barré ! Totalement insensé ! Et vous en voyez un de suite ? Moi, j’y crois pas.

— Mais qu’est-ce que t’en sais ? jappa le jeune aux dreadlocks.

Sa joue avait gardé la trace de la gifle de Pas Martial - elle n’y était pas allé de main morte.

— J’ai simplement la tête sur les épaules, rétorqua Pull Rose. Le surnaturel, j’y crois pas.

— Et la façon dont nos corps ont été manipulés, plusieurs fois ! On l’aurait tous rêvé ? se moqua avec hargne une dame aux cheveux rouges.

Ceux-ci juraient affreusement avec un collier de grosses perles mauve. J’avais reconnu sa voix rauque ; dans le bus, je me l’étais représentée en classique mère de foyer - son apparence brisait les carcans.

Pull Rose ne se démonta pas. Serrant plus fort la main de Carré Parfait, il débouta cette nouvelle attaque d’une répartie cartésienne.

— On a été drogués. Je sais pas comment, ni avec quoi, mais seule la drogue peut te mettre dans un tel état.

— Et tu justifies le reste comment ? le mit au défi un homme plus âgé.

— Déguisements, mascarade. On a sûrement été endormis. Il est évident qu’on est dans une région désertique, dans un endroit particulier.

— C’est vrai, ça pourrait être l’Islande…, dit tout bas une adolescente à la peau caramel.

— Oui ! s’extasia Pull Rose. Par exemple ! Et tous ces gens qu’on a vu, déguisés comme s’ils allaient tourner un genre de film à la Game of thrones, je vous parie qu’ils n’attendent qu’une chose : qu’on viennent bêtement jusqu’à eux ! Épuisés d’avoir couru, bêtement armés de trucs qu’on ne sait même pas utiliser correctement.

— Mais pourquoi ? couina Dreadlocks.

— Je suis pas dans leur tête… Mais si c’est un truc à la snuff movie, je pense que c’est plutôt eux la menace.

J’étais sidérée, son discours passait pour cohérent. Même la dame aux cheveux rouges, si sûre d’elle quand elle l’avait raillé, fronçait à présent les sourcils ; comme si elle pesait la possibilité que tout cela, au final, n’ait rien d’irrationnel.

— La situation reste tout de même dangereuse…

C’était Carré Parfait. Elle n’avait pas tort.

— C’est pas faux. Pour moi, on doit rester groupé, s’armer et partir à l’opposé, conclut Pull Rose.

— Droit sur les Bêtes ? s’alarma la grande brune qui serrait dans ses bras celle qu’elle avait enfin réussi à calmer.

— Il dit qu’y a pas de Bête, asséna Dreadlocks.

— Au fond, le danger vient surtout des Hommes, déposa une jolie blonde à la chevelure emmêlée comme du chanvre qui possédait de grands et étonnants yeux myosotis.

Le groupe semblait doucement se mettre d’accord. Pourtant… quoique plausible, cette possibilité me semblait démente. Tant que je trouvais celle d’un ailleurs surnaturel plus cohérente. Le paysage était trop vaste, les gens croisés trop nombreux, les sensations trop réelles…

Devais-je m’éclipser seule ?

J’ai trop peur.

Oserais-je tenter de convaincre au moins une personne de m’accompagner ?

Comment le faire discrètement ?

Fallait-il que j’entre dans le conflit ?

Je déteste ça, je perds trop vite mes moyens…

Je scrutai à nouveau les alentours ; les brumes tournaient plus vite du côté droit, à quelques mètres à peine… Je frissonnai. On perdait trop de temps.

— Et si tu trompes ? m’entendis-je prononcer.

La peur, ce moteur !

Pull Rose me lança ce regard que les adultes réservent aux enfants qui les ont fortement déçus.

— Elle n’a pas tort. Armons-nous comme nous le pouvons, et qu’ensuite, chacun choisisse librement de quel côté il veut partir.

C’était l’homme plus âgé - je lui envoyai mille mercis silencieux. Il débloquait intelligemment cette situation stagnante. Je hochai la tête de façon excessive pour marquer mon approbation.

— Sage réflexion, approuva aussi la dame aux cheveux rouges. Allons-y donc.

— Attendez ! s’énerva Pull Rose.

J’entendis Carré Parfait lui souffler tout bas de se calmer, que ce n’était pas grave. Se faisant, elle caressait doucement leurs mains jointes.

— Mais si, ça l’est ! s’emporta-t-il en haussant la voix. Plus nous serons nombreux, plus nous aurons de chance de nous en tirer ! C’est stupide de croire que de grosses Bêbêtes vont venir nous attaquer si on ne se met pas vite à courir vers un grand feu resté allumé en haut d’une stupide Dune !

Ce furent les derniers mots de Pull Rose.

Les Bêtes fondaient sur nous.

Il cria et fut leur première victime.

 

****

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Fhuryy
Posté le 01/10/2024
Awayyyy, brutale comme fain, mais j'adore **
Je voyais déjà pull rose devenir ce mec "sympa" qui en profite pour manipuler les autres et faire en sorte de survivre grâce à leurs morts xD RIP
J'aime énormément tes chapitres, et je veux en savoir plus. Je veux comprendre ce qui s'y passe !!!
Merce de publier cette histoire **
Lily D.P.
Posté le 01/10/2024
:p Mon but était qu'on se projette avec Pull Rose. Et paf. Ou plutôt crounch. ^^' (ce passage m'écœure moi-même... ^^')

Merci à toi de la lire <3 ! Et de partager ton ressenti à chaud ainsi <3 ^^ Ca rend l'histoire plus vivante. Chaque commentaire que je reçois me pousse à poursuivre la rédaction. ^^
Fhuryy
Posté le 02/10/2024
Ah bah c'est réussi !

Mais avec plaisir ❤️ merci a toi pour les avoir écrit !!
itchane
Posté le 05/08/2024
Hello Lily !

Eh beh, je ne m'attendais pas à un démarrage si violent ni si rapide ! Pauvres persos...
j'ai bien aimé le déni de Pull Rose, d'autant que je n'y ai pas plus cru que l'héroïne, moi aussi quelque chose me disais bien qu'ils étaient plutôt en train de perdre un temps précieux... donc ça fonctionnait plutôt bien. Le pauvre, il aura été bien puni T_T

Je rejoins - de nouveau - Isa sur le côté un peu bavard des analyses de l'héroïne qui a tendance à s'expliquer à elle-même ce qu'elle ressent je trouve, ce qui n'est jamais hyper naturel. Et comme Isa, j'adore les phrases en italique qui fonctionnent super bien ! : )

Je me demande à quoi elles ressemblent ces bêtes... j'irai lire la suite pour le découvrir ! : )
Lily D.P.
Posté le 05/08/2024
Coucou ^^

Merci pour ton retour, je prends bonne note de ce ressenti dans mes notes pour les jours de réécriture. :) J'espère que je saurai bien rééquilibré cela.

J'avais des choses à exorciser. Merci à ces persos ^^''''''
Isapass
Posté le 02/08/2024
Je n'étais pas si loin que ça en évoquant Hunger games, finalement : les personnages sont parachutés d'un coup dans un environnement éminemment dangereux, avec des armes à disposition dont ils ne savent pas vraiment se servir (probablement). La différence, c'est que dans HG, ils connaissent les règles et savent à quoi s'attendre. Ici pas du tout !
Alors j'espère que je ne te vexe pas en citant HG, mais mon but est exactement inverse parce que je suis une grande fan. Ca doit satisfaire mon côté barbare XD Du coup, l'intrigue de ce chapitre (et sûrement ceux qui vont suivre, comme c'est parti) me plaît aussi beaucoup.
Pour ce qui est de ta narratrice, c'est vraiment dur de savoir ce qui est cohérent ou pas en termes de réactions et d'introspections dans ce contexte que je n'ai (sans blague) jamais vécu. Cependant, j'aurais quand même tendance à te conseiller de mettre un peu moins d'introspections. Certes, ça aide à définir ton personnage, mais d'un autre côté, je me demande si ça ne coupe pas un peu trop le déroulement de l'intrigue. C'est légitime de vouloir "décortiquer" ce que provoque sur elle le discours du gars et la situation hallucinante, mais l'avantage d'en dire moins, c'est que 1) tu ne prends pas le risque d'en dire trop et de ne pas convaincre, ni de casser le rythme, et 2) souvent, les lecteurs "bouchent les trous" tous seuls quand tu choisis de garder quelque chose sous silence.
J'aime bien les réflexions de Luce (on connaît enfin son prénom !) en italique : elles sont vivantes, vives et parfois drôles, tout en faisant très bien comprendre son état d'esprit colère/panique/incrédulité, puis indécision dans la dernière scène. Peut-être que c'est juste ça qu'il faut garder ?
J'espère que mes remarques ne te vexent pas, mais j'ai la maladie des introspections à rallonge et j'essaie de me soigner ! Je viens de terminer un roman à la première personne justement pour travailler là-dessus. Je suis partie du principe que le narrateur raconter l'histoire à quelqu'un qui était en face de lui. Dans ce contexte, le tri dans les introspections se fait tout seul car ce ne serait pas naturel pour quelqu'un de décortiquer ses états d'esprit en racontant ce qui lui est arrivé. Et je crois que pourtant les lecteurices ont saisi les émotions et la personnalité du narrateur.
On est pas là pour parler de moi mais ça peut être un bon truc, puisque toi aussi tu t'es lancée dans la 1ere personne, pour savoir si la dose d'introspection est bonne.
Bon, évidemment, comme toujours, ce n'est que mon ressenti et si je suis la seule à penser ça, il ne faut peut-être pas en tenir compte.
Quoi qu'il en soit, l'histoire me plaît beaucoup, c'est haletant, et je vais continuer avec plaisir ♥

Détails :
"Autour de moi, l’air était si compact qu’il en tartinait les vitres." : excellent !
"Attentive, je relevai malgré tout sa présence imposante, son timbre autoritaire" : pourquoi "malgré tout" ?
"je tenais encore les rennes de mon esprit." : les rênes (sauf si tu es le père Noël ;) )
"J’avais honte de mes mains abimées, elles ,’étaient pas belles à regarder." : je pense qu'il y a une faute de frappe, non ?
"Presque à l’opposé, je découvris une rousse, en croc-top" : crop-top
"— Et si tu trompes ? m’entendis-je prononcer." : il manque "te"

A très vite !
Lily D.P.
Posté le 02/08/2024
Ôla ^^

Ah oui, à ce niveau-là aussi ça peut rappeler HG (je n'y avais pas pensé ^^'). Enfin, c'est pour se défendre et non pour s'entretuer :p .
(J'adore HG, j'avoue les avoir lu plusieurs fois ; je ne suis pas du tout vexée x'D. ---> Ptet que ton côté barbare va trouver son comptant.... ^^' )

Ce que tu expliques avec l'introspection et le fait que les lecteurs bouchent les trous. C'est terrible, parce que j'ai ça en tête ^^' Ainsi que le Show don't tell (je l'ai bien écrit ?). Manifestement, j'ai débordé malgré tout (et ce malgré tout que tu relèves... était lié à cela ; Luce ne devrait pas, dans cette situation, relever ce qu'elle relève, mais elle le fait "malgré tout".
Alors, merci ! :) Tu m'offres la possibilité de tirer mon écrit vers le haut avec cette observation. (Quand on a le nez dedans... Rien de tel que le recul et la hauteur ;) D'où l'aide des relecteur.ices.)
Merci aussi, car c'est grâce à toi que j'ai fini par me lancer à publier, pour justement voir ce qui coince ou pas. <3

J'ai consacré mon petit moment écriture du jour à remanier le chapitre 1. J'ai essayé de tenir compte au mieux de cet équilibre déséquilibré. (J'ai mis la correction en ligne pour d'éventuel.lles autres lecteur.ices de passage.) Je reviendrai encore dessus quand je l'aurai laissé refroidir. Mais j'ai conscience (^^' ouch) que je devrai peut-être reprendre d'autres chapitres (dont celui-ci) de la même manière. S'il te plait, n'hésite pas, si tu continues à lire cette histoire, à me signaler si tu relèves encore ce qui te semble être des surplus d'introspections. ;) J'ai la plume bavarde... ^^'

Je garde tout au long du récit ces phrases en italique où Luce se parle à elle-même. ^^ (Je réalise que c'est quelque chose que je fais beaucoup au quotidien... Je l'ai traduit de là. Des pensées restent floues et rapides, comme des flashs et des images, d'autres sont clairement formulées, d'autres encore, je les prononce à haute voix. J'espère que tout le monde fait ça. ^^')

ahaha x'D Je ris pour les rennes (j'ai corrigé cette faute moi-même dans d'autres chapitres.) Mon âme d'enfant fait des siennes quand je perds la notion de forme. J'ai beaucoup de mal aussi avec jugé et juché >< (la crainte du jugement jusque dans le subconscient).

(Et la mode n'est pas mon fort ^^' spoiler : j'ai fait la même faute en inventant le croc-top dans le chapitre 3 -> corrigé sur mon fichier original)

Merci pour tout, merci tout plein ! :)
<3
Ophelia
Posté le 21/07/2024
Hello ! Vraiment un chapitre qui se lit rapidement tellement il est captivant. Tu as un vrai talent pour écrire. "La chasse" prend tout son sens. Hâte de continuer ton histoire !
Lily D.P.
Posté le 21/07/2024
Hâte d'avoir tes prochains retours et voir si la partie chasse te plaira tout du long :)
Merci d'avoir pris le temps de me déposer ces retours. Tu me boostes pour ma séance d'écriture du soir.
<3
Ophelia
Posté le 25/07/2024
J'espère pouvoir continuer ma lecture et mes encouragements aujourd'hui, ainsi que mon histoire. Mais ça me fait très plaisir de te booster dans ton écriture !
<3
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