La chasse - 4

Myosotis et Dreadlocks accusaient le coup. Je me raclai la gorge, je devais énumérer les faits pour les intégrer.

— Si j’ai bien compris… entre ce pont et le sommet qu’on cherche à atteindre, il y a d’autres Bêtes… encore plus grandes ? 

— Oui, répondit laconiquement Cheveux Rouges. J’en ai vu deux, dont celle qui lui a arraché le bras.

Elle frissonna en contemplant le bandage de fortune de l’adolescent dégingandé.

— Les soldats du coin se battaient contre elles pour le protéger. Ils en ont tué une et se regroupaient sur la seconde, ils étaient une bonne dizaine... Quand j’ai aidé le petit à se remettre debout, l’un d’eux m’a dit de revenir sur le pont, le temps de bander sa plaie, puis de reprendre notre route vers le brasier. Et qu’ils seraient encore là pour nous défendre.

— Attendez, attendez, si les monstres sont devant et derrière, ça veut dire qu’on est encerclé ? piailla Dreadlocks. C’est dégueulasse ! C’est pas sport ça !

Il a toujours un temps de retard, celui-là ? m’exaspérai-je.

Un grondement fit sursauter notre groupe à l’unisson, je me retournai en ramassant mon couteau. Elle n’était qu’à quelques pas, couchée dans la terre caillouteuse. Personne ne l’avait entendue approcher. Les pattes avant croisées, la Bête nous fixait tranquillement - depuis combien de temps ? On aurait dit qu’elle nous écoutait.

Ses yeux ressemblent aux nôtres…

Une terreur froide s’écoula le long de mon échine.

— On est en sécurité sur le pont, on est en sécurité sur le pont, on est en sécurité sur le pont…

Grand échalas ne pleurait plus, mais la peur l’avait métamorphosé en disque rayé.

— Hey ! Vous !

Nouveau sursaut général, on nous apostrophait depuis l’autre côté du pont. Quelle angoisse de lâcher le monstre des yeux. L’homme qui nous interpelait était du coin : sa tenue mêlait le cuir et le tissu en un patchwork disparate, diverses dagues pendaient à sa ceinture et il tenait une courte épée - ensanglantée.

— Restez pas là, tonna-t-il, c’est pas une zone neutre, le pont ! Faut pas vous y croire en sécurité ! Elle attend juste que vous vous décidiez.

— On doit décider quelque chose ? s’étonna Myosotis.

Je ne savais plus de quel côté regarder. La Bête avait penché sa gueule de biais - c’est vrai qu’elle donnait l’impression d’attendre quelque chose…

— Tu veux fuir ou te battre ?

Myosotis le fixa pour toute réponse, de ses yeux si étonnants. Même de là où j’étais, je vis l’homme se troubler.

— C’est à vous d’choisir votre état d’esprit, mais c’est que de mon côté du pont que vous aurez de l’aide pour les repousser, ajouta-t-il moins férocement.

Je me lançai.

— Si vous êtes là, ça veut dire qu’on est au pied de la bonne dune ? Son sommet est encore loin ?

— T’as déjà parcouru plus des trois quarts.

Cette réponse avait le mérite d’être réconfortante. J’allais lui demander ce qu’il gagnait à nous aider quand Dreadlocks jappa en me bousculant, il cherchait à passer derrière moi. J’allais pester, mais son teint livide repoussa mon attention vers la Bête : elle se redressait.

— Vous avez trop trainé, s’énerva l’homme, elle va vous montrer son prix pour vous laisser partir, et il faudra choisir vite !

Le cri d’un sifflet retentit de son côté, mais je l’ignorai, incapable de détacher mon attention du monstre : lentement, il répartissait son équilibre sur trois de ses pattes, dressant la quatrième. Puis, il pointa du doigt l’un d’entre nous.

 

****

 

Ce n’est pas moi. Respire, respire…

Je me retins de reculer. J’espérais que les autres en faisaient autant.

— Les petites chassent les plus faibles, cria nerveusement l’homme dans mon dos, elles laissent les autres aux Alphas, les grandes. Si vous ne lui laissez pas vite sa proie, elle les appellera ! C’est à vous d’choisir, laissez-lui le gamin blessé ou préparez-vous à vous battre.

La Bête avait choisi Grand Échalas…

— On fait bloc, ne t’inquiète pas, entendis-je Cheveux Rouges lui chuchoter.

— Tu veux que des plus grosses que ça nous tombent dessus ? s’affola Dreadlocks.

— Et toi, tu offrirais tes fesses pour qu’on puisse se sauver, peut-être ? Hypocrite ! Vous pensez ça aussi, les deux autres ? siffla-t-elle à voix basse.

Je ne veux pas mourir… Mais ne pourrais pas vivre avec ça sur ma conscience.

— Il va falloir courir vite, murmurai-je en réponse.

— Partons chacun de notre côté, s’accorda Myosotis.

Durant cet échange bref, j’avais scruté les yeux de l’animal. J’y lisais de l’intelligence. Son index gris, à l’ongle noir et pointu, demeurait rivé sur Grand Échalas - qui sanglotait en boucle qu’il voulait rentrer chez lui.

— Ça suffit, mon grand. Et comme on se met tous en danger pour te sauver la vie, je te demanderai de prendre sur toi et de faire un effort, lui dit doucement mais fermement Cheveux Rouges. Debout, maintenant. Appuie-toi sur moi.

La Bête abaissa son doigt.

— Vous pensez qu’elle nous comprend ? s’interrogea Myosotis.

Je sentis une main moite se poser sur les miennes, cherchant à récupérer mon couteau.

— Donne-le moi, supplia Dreadlocks.

En même temps, la Bête me regarda et claqua les mâchoires d’impatience - du moins, je le traduisis ainsi.

— On dégage ! ordonnai-je en repoussant durement Dreadlocks et ses mains avides de mon couteau, mon unique défense.

Aurais-je encore de la chance ?

Je tournai le dos au monstre et envoyai dans mes jambes tout ce qu’il me restait d’énergie. L’homme s’était reculé, mais il était encore là.

— Allez ! Plus vite ! encourageait la mère volcanique.

Nos pieds claquaient sur la ferraille du pont, nous brisions le silence des brumes et du crépuscule. Mais qu’importe, la Bête que nous laissions derrière nous hurlait encore plus fort.

Ne pleure pas, cours, cours !

Ce n’était pas un son continu, plutôt une suite de cris saccadés, rauques et perçants. C’était horrible à entendre.

— Elle les appelle ! hurla l’homme en regardant partout à la fois, l’épée calée entre ses mains jointes. Les secours vont pas tarder  !

Ils devraient déjà être là, putain ! m’énervais-je hors d’haleine.

J’avais presque quitté le pont, vers où continuer à courir ?

— Fonce en ligne droite ; après ces arbres, tu verras la lumière du feu !

L’homme s’adressait à Myosotis - sacrée détente, elle s’était élancée comme une fusée et l’avait déjà rejoint ! De fait, de hautes frondaisons se dévoilèrent à mon approche, camouflées jusque-là par un rideau plus épais dans les brumes persistantes. Je regardai rapidement par-dessus mon épaule pour voir comment s’en sortaient Cheveux Rouges et son protégé ; elle le soutenait solidement, avec l’aide de Dreadlocks - comment s’y était-elle prise pour le convaincre ? La Bête ne nous avait pas suivi, je ne la distinguai presque plus. Et là, je trébuchai. Je me vautrai et glissai sur quelques bons centimètres dans la terre sèche et caillouteuse. Mon premier réflexe fut de ramper pour récupérer mon couteau, puis je sentis le sol vibrer sous mon ventre. Les cris de la Bête cessèrent, j’entendis alors la course de celles qui arrivaient. La peur me cloua au sol.

 

****

 

Elles étaient deux. Plus grandes, plus massives. Celle à la robe brune se jeta sur l’homme-soldat. L’autre, aux poils blanc, s’arrêta.

— Relève-toi !

J’aime cette femme, pensai-je.

Le trio m’avait rejoint et c’était à moi que Cheveux Rouges offrait cet encouragement. La Bête blanche nous inspectait en grondant. Du coin de l’œil, je vis Myosotis reculer lentement pour s’enfoncer dans un buisson. L’homme tenait son carnassier adversaire en respect, tailladant tantôt les airs, tantôt sa chair. Une flèche sortie de je ne sais où se planta dans la gueule brune déjà lacérée. Puis tout alla très vite. Tout alla de travers. Le Géant Blanc, babines écumantes, s’avança vers nous. S’en fut trop pour Grand Échalas qui rua pour se dégager de ceux qui le soutenaient en vomissant une litanie de non, non, non ! D’autres flèches, projetées d’un peu partout, criblèrent la fourrure brune - la Bête piailla de douleurs. Sa compagne blanche se tourna vers elle, grognant de rage et, se tassant sur elle-même, bondit face au soldat. Haletant et en sueur, celui-ci venait de porter son sifflet à sa bouche ; il y rendit son dernier souffle, quatre violents coups de pattes lui ôtèrent la vie. Le monstre s’en désintéressa aussitôt pour reporter son attention sur nous. Dreadlocks était le plus proche.

— Armes en avant, bredouillai-je en serrant mon petit manche à m’en faire mal aux doigts.

Cheveux Rouges lâcha complètement son protégé et attrapa de fines tiges en fonte aux extrémités en tête de flèche qu’elle transportait dans un carquois glissé en bandoulière sur son dos. Dreadlocks aurait pu en faire autant, il y en avait assez, même pour moi et Grand Échalas. À la place, il attrapa le bras de la maman Rock and Roll pour la déséquilibrer et, de l’autre main, la poussa en avant, avec force, droit sur la Bête. Celle-ci accueillit l’offrande paumes et gueule grandes ouvertes. D’un geste sec, elle lui brisa la nuque. Je vis le corps de Cheveux Rouges devenir tout mou… Les mains blanches et velues l’allongèrent avec délicatesse sur le sol avant de s’atteler à défaire le nœud d’une des hautes bottes à lacet. Je me tournai vers Dreadlocks et le fixai avec horreur. Le regard fuyant, il cracha par terre avant de s’échapper en courant.

Je n’arrivais plus à penser, j’étais choquée. Le danger vient surtout des Hommes ; c’était les paroles de Myosotis. Avait-elle vu ce qu’il venait de se passer depuis sa cachette de verdure ? Ou était-elle déjà loin ? À mes pieds, Grand Échalas respirait vite et fort. Je me penchai vers lui - son visage était gris, ses lèvres exsangues. Je m’apprêtai à lui parler, quand ses yeux devinrent fous. Prenant appui sur un genou et son bras valide, il se redressera à moitié et s’éloigna de moi cahin-caha.

Non, pas de toi.

La Bête brune s’était relevée et se trainait mollement vers nous - vers moi !

Je frappe où ? m’affolai-je en serrant des deux mains mon couteau de cuisine.

La réponse arriva sous la forme d’un gros carreau : il se ficha brutalement dans l’épais cou brun. Le monstre s’affala lourdement sur le flanc. Ses yeux se voilèrent ; il n’était plus une menace.

Restant sur mes gardes, j’épiai la réaction du Géant blanc : il fixait une femme qui se tenait au pied d’un arbre, une longue arbalète reposait encore sur l’une de ses larges épaules. Il gronda à son attention, puis il déplaça son corps imposant de façon à lui tourner le dos, reprenant sa tâche là où il l’avait laissée - nous n’existions plus pour lui.

Je remerciai l’arbalétrière d’un hochement de tête et m’empressai de rejoindre mon adolescent en panique.

— Reviens, Grand… le Blessé, reviens ! criai-je.

J’eus vite fait de le rattraper, il tenait à peine debout.

— Attends, du renfort est arrivé !

— Laisse-moi, geignit-il, je retourne au bus !

Merdouillasse, il a perdu la tête.

Il était arrivé face à la berge pentue, mais cela ne l’arrêta pas ; il entreprit de la dévaler, droit vers l’eau boueuse. La mousse fluo qu’il écrasait sans ménagement dégageait des vapeurs vertes qui ne m’inspiraient rien de bon. Elles s’amoncelèrent rapidement pour former un nuage plus dense. Je m’arrêtai à distance, je ne pouvais pas l’y suivre. Je le vis frotter ses yeux et tenter de couvrir sa bouche. Il toussait comme un possédé. Lorsqu’il entra dans l’eau, elle lui arriva directement au nombril - il se pencha légèrement, sûrement pour se rincer le visage.

Ça l’aidera peut-être à reprendre ses esprits.

Comment allais-je m’extirper de cette situation ? C’était un vrai boulet ce gamin !

— Merde !

J’avais hurlé malgré moi.

Grand Échalas…

Une énorme gueule écailleuse venait de l’emporter sous l’eau. Je ne l’avais même pas vu se débattre, la surface brunâtre était à peine ridée.

Je suis désolée…

Un cri strident me ramena à ma situation précaire, je reconnus le sifflet de l’homme-soldat.

Survis, Luce, me rappelai-je à l’ordre.

Je revins sur mes pas. De là, je savais quelle direction suivre.

 

****

 

La femme à l’arbalète était agenouillée auprès du corps sans vie de l’homme - des pièces reposaient sur ses paupières closes. Elle serrait le sifflet contre sa poitrine.

— Vous êtes seule ? osai-je demander après m’être approchée.

Elle ne me regarda pas.

— Tant de morts…, accusa-t-elle. Nous n’aurions pas dû nous porter volontaires…

Une larme roula sur sa joue. Je me sentis obligée de dire quelque chose - quelque chose de sincère.

— … Il s’est battu bravement.

— Évidemment, grinça-t-elle.

Un grondement interrompit l’échange stérile. Il ne provenait pas de la Bête blanche - je me sentis pâlir. Un mastoc gris sortit des fourrés.

— Que vaille la peine de vivre, récita l’arbalétrière en se redressant vivement.

Je suis foutue.

La chance s’agita alors pour nous prêter main-forte : d’autres locaux sortirent d’entre les feuillages. Ils se jetèrent en hurlant sur la Bête grise.

— Fuis, m’ordonna la femme en encochant un carreau dans le mécanisme de son arme. Ce combat n’est pas le tien.

Elle n’aurait pas à me le dire deux fois.

— Courage, offris-je pauvrement.

J’abandonnai tous ces inconnus et m’enfuis par le buisson qui avait gardé Myosotis en sûreté.

****

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Fhuryy
Posté le 01/10/2024
Nannnnnnnn Cheveux Rouge T.T
C'est bon, je déteste Dreadlocks T.T
Mon coeur s'est brisé pour Grand Échalas qui ressemble physiquement à mon petit frère >< Ceci dit, au moins, il ne souffrira plus T.T
Vraiment, je tombe amoureuse de ton univers, c'est incroyable **
Lily D.P.
Posté le 01/10/2024
:p Super intéressant de découvrir ce que t'inspirent ces persos.
Moi aussi, j'aimais beaucoup Cheveux Rouges...
(Dis à ton petit frère de prendre le pont s'il voit une rivière ^^')
<3
Fhuryy
Posté le 02/10/2024
Promis, je lui dirais xD ❤️
itchane
Posté le 07/08/2024
Hello Lily,

encore un chapitre réussi je trouve. Brrr, quelle horreur, cette histoire démarre vraiment de façon assez horrible x'D
Pauvres personnages. Chacun peut mourir à tout moment. Je ne m'attendais pas à d'autres bêtes de l'autre côté du pont. Et plus grosses en plus, argh ! Mais heureusement arrivent les guerriers. Comme Ophelij, je me demande ce qui les a poussées à se porter volontaires. Hâte de le découvrir dans la suite : )
Lily D.P.
Posté le 08/08/2024
<3
Ophelia
Posté le 25/07/2024
Re coucou !

Encore un magnifique chapitre. C'est fou comme la lecture est fluide, tu as vraiment un talent incroyable.

Je trouve intéressant le fait que les Bêtes aient vraiment une sorte de conscience ainsi qu'une hiérarchie.

<3
Lily D.P.
Posté le 25/07/2024
Merci Ophelia <3
J'avoue qu'elles me fascinent... Je me demande ce qu'elles représentent dans mon inconscient. ^^'
Ophelij
Posté le 22/07/2024
Il y a de beaux personnages, du courage, de la dignité. Les bêtes sont assez captivantes aussi, elles semblent prendre des décisions en fonction du comportement des humains qu'elles chassent, on est même presque tenté de croire à un moment qu'elles cherchent à punir certains comportements.
J'ai hâte d'en savoir plus sur le peuple d'hommes soldats, le lien qu'ils entretiennent avec les passagers du bus et ce qui les a motivé à se porter volontaire...
à ce stade l'intrigue est bien posée.
Lily D.P.
Posté le 23/07/2024
Merci pour ta lecture et le partage de tes impressions :)
(Ton retour sur les Guerriers a stimulé mon imagination. Une idée d'un évènement à intercaler m'est venue grâce à lui. ^^ Trop bien. Merci beaucoup d'avoir pris le temps de commenter en plus de lire, c'est vraiment riche.)
Vous lisez