Une averse diluvienne avait pris Londres d’assaut le lendemain où le trio s'était plongé dans l'étude des livres achetés, donnant l’impression qu’une divinité suprême s’acharnait contre les londoniens. Le ciel s’était teint d’une intense couleur d’acier, les nuages chargés d’orages déversaient insatiablement leurs larmes torrentielles et des éclairs tonitruant à en réveiller les sourds scindaient l’horizon. Ce temps inclément compromettait l’investigation de Sofia, Aidan et Faye, les obligeant presque à rester cloîtrer à Tavistock Place. Mais de toute façon, la seule piste qu’ils détenaient, hormis le fait d’examiner les onze livres à leur disposition, était de se rendre à la taverne du Tonneau Percé. Et celui-ci n’ouvrirait pas ses portes avant plusieurs jours. Alors à y réfléchir, qu'ils restaient enfermés ou qu'ils sortaient changeait finalement peu de choses.
Pendant leurs trois premiers jours de confinement, Sofia, Aidan et Faye avaient analysé scrupuleusement les onze livres. Ainsi, ils connaissaient par cœur les règles de nombreux jeux de cartes tels que le black jack, le cribbage, le poker ou encore le whist. Malheureusement, rien de ce qu’ils avaient appris dans ces centaines de pages n’avait eu matière à éclairer leur lanterne quant au mystère qui auréolait le huit de trèfle et le neuf de carreau. Leur lecture ne leur avait donc pas permis de découvrir une nouvelle piste sérieuse à explorer pour faire avancer leur enquête. Non seulement ils avaient l’impression d’avancer à reculons mais en plus, ils étaient broyés par la fatigue à force d’avoir trop lu, trop réfléchi, trop conjecturé. En effet, Sofia sentait que son cerveau chauffait tel un coquemar et, pour ne rien arranger, elle n’arrêtait pas de voir des cartes de jeu dès qu’elle fermait les paupières. Des cartes ainsi que des fleurs. Car depuis le jour de la débandade dans les escaliers de l’immeuble, Laurie était venue chaque matin offrir un bouquet de fleurs à Sofia afin de se faire pardonner. Ainsi, l’appartement des cousins commençait à ressembler à un parc floral qui n’aurait bientôt plus rien à envier à Hyde Park.
Des cartes et des fleurs. Des fleurs et des cartes. Voilà à quoi se résumait la vie de Sofia ces derniers jours. Elle allait devenir folle, elle en était certaine. C’est pourquoi, en attendant la réouverture du Tonneau Percé le 25 octobre, le trio décida de freiner la cadence quant à leurs recherches effrénées et s’autorisa régulièrement quelques moments de détente. Ainsi, Aidan apprenait de nouveaux mots à Wallace, Faye s’isolait dans une pièce pour jouer du violon dont les murs émoussaient les notes et Sofia s'atelait à du raccommodage . Le jour suivant, Faye racontait à Sofia des anecdotes sur ses balades sylvestres en Irlande. Le lendemain, toutes deux s'attablèrent pour jouer aux échecs, Wallace commentant les parties sur son perchoir en piaillant « T’es nuuulle Sofia ! » ou « Tu joues mal, Fayyye !», soufflés évidemment par Aidan, ce qui arracha des rires aux filles.
Le son mélodieux du violon, les blagues plus ou moins drôles d'Aidan, la couture, les récits des aventures dans la forêt, les innombrables sourires de Faye ainsi que ses échauffements extravagant, ...cette accumulation de petits moments simples, Sofia les savoura particulièrement. De plus, ils l'aidèrent à se délester de la pression considérable qu’elle avait accumulé ces derniers temps.
Le cinquième jour, alors que Faye fredonnait l’air que Spield avait chanté sur le Piccadilly Circus et qu’Aidan, en sa qualité de vétérinaire, s'était rendu au deuxième étage pour s'occuper du chien du voisin dont la patte s'était infectée, Sofia quant à elle était en pleine élaboration. Elle se confectionnait une arme.
L'attaque qu'elle avait subie par Lyd à Leicester Square l'avait profondément traumatisé. Si un jour, Sofia devait à nouveau se faire agresser, elle voulait cette fois-ci être en mesure de riposter.
Elle s’était donc rendue dans le réduit et, dans un panier en osier rempli de bricoles en tout genre, avait mis la main sur une épingle à cheveux d'une longueur d'une quinzaine de centimètres. A l'extrémité, elle avait attaché un morceau de bois, dont le motif rappelait l'aspect d'un oeillet d'Inde, en guise de manche solide. Ainsi, lorsqu’elle se sentirait en danger, Sofia n’aurait qu’à retirer son épingle à cheveux pour se défendre.
Le matin de leur sixième journée de confinement, l’averse continuait à marteler sévèrement contre les vitres, si bien que Sofia se demandait s’ils étaient condamnés à ne plus jamais revoir le soleil. Puis miraculeusement, deux heures plus tard, bien que les nuages arborèrent toujours une teinte gris perle, la pluie diluvienne s’atténua considérablement et finit par céder sa place à une légère bruine. « Enfin ! » pensa Sofia.
Tandis qu'Aidan était retourné chez le voisin pour continuer à soigner le chien du voisin, Sofia et Faye quant à elles décidèrent de profiter de l’accalmie pour sortir s’aérer l’esprit. Faye se dirigea vers le mur où était accrochée la grande carte de Londres et tapota d'un index enthousiaste l'emplacement de Green Park.
-Ca fait des jours que ce parc me fait de l'oeil, dit-elle avec un grand sourire. Oh s'il te plaît on peut aller là-bas ? Je meurs d'envie de m'y rendre ! La verdure grandeur nature me manque terriblement.
-Oui, je comprends. Dans ces cas la, tu ne préférerais plutôt pas qu'on se rende à Richmond Park ? C'est le plus grand parc de Londres et c'est celui qui s'apparente le plus à une forêt. On y trouve même des biches. Il te fera surement penser à ton Irlande.
-Oh je t'assure, je tiens vraiment à aller à celui de Green Park ! insista Faye en tapotant frénétiquement des mains.
-Bon, très bien. Allons-y alors.
Sofia et Faye enjambèrent alors les multiples pots de fleurs qui jonchaient le sol -Laurie était encore venue en offrir à Sofia ces derniers jours- et sortirent de l’appartement. A peine avaient-elles ouvert la porte que l'air frais fouettèrent leur visage, leur procurant un divin sentiment de revigoration. Faye bondit du perron et tournoya dans tous les sens, les jupons de sa robe tournoyant gracieusement, son visage irradiant d'allégresse. Elle ressemblait à une biche qu'on avait enfermé trop longtemps dans une cage et à qui on venait de rendre sa liberté. La jeune irlandaise se remit alors à danser. Sofia avait l'impression de revenir quelques jours en arrière, lorsque son amie s'était livrée à un spectacle de danse sur le Piccadilly Circus, devant ces centaines de personnes.
Sofia comprenait alors que la danse représentait bien plus pour Faye qu'une simple distraction. Il s'agissait pour cette dernière d'une manière d'exprimer ce qu'elle ressentait, d'extérioriser et sublimer toute la palette d'émotion qui regorgait en elle. Une sorte de magnifique d'excutoire. Sofia sourit. La jovialité de Faye lui avait permis de ne pas perdre la tête pendant cette semaine de confinement. Plus les jours passaient, plus Sofia réalisait à quel point la joie de vivre de Faye était un trésor dans ce monde empli de douleur.
Tandis que le vent faisait valdinguer leurs cheveux dans tous les sens, Sofia et Faye prirent la direction de Tavistock Square. Elles s'y arrétèrent un instant pour savourer le pétrichor qui emplirent leur narines puis montèrent dans un fiacre. Après une vingtaine de minutes, Faye insista pour descendre au Piccadilly Circus, ce qui étonna Sofia. Le parc Victoria était encore à dix minutes de fiacre. Mais lorsqu'elle vit Faye tourner la tête dans toutes les directions, comme si elle cherchait quelqu’un à l’horizon, Sofia sourit. Elle comprit immédiatement pourquoi Faye avait tant insisté pour descendre ici, et même pourquoi elle avait préféré se rendre au parc Victoria plutôt qu'à celui de Richmond.
Quoiqu'il en soit, ce quelqu’un que Faye cherchait ne sembla pas pointer le bout de son nez. Aussi, toutes deux longèrent la rue de Coventry Street, laquelle était jonchée de flaques d’eau issue du récent déluge. En cours de route, elles passèrent devant Le Waxy, le pub où le trio s’était rendu la dernière fois. Une silhouette familière scrutait la vitrine de la devanture, comme pour voir s’il y avait âme qui vive à l’intérieur du pub. Le sourire de Faye s’élargit lorsqu’elle vit que la silhouette avait des boucles châtains ainsi qu’un accordéon étalé derrière le dos. Elle avait retrouvé le quelqu'un en question.
-Hé ! Spield ! s’exclama Faye.
Le jeune homme tourna la tête. Une lueur de bienveillance emplit le regard de ce dernier.
-Hé, salut vous deux, répondit-il en tremblant de tous ses membres.
Les vêtements de l'accordéoniste étaient trempés et ses boucles ruisselantes. En le voyant dans cet état, Sofia avait froid pour lui.
-Eh ben dis donc, t’as fait trempette dans la Tamise ou quoi ? demanda Faye, le visage toujours aussi expressif.
-Disons surtout que j’ai pris l’averse matinale de plein fouet pendant que je jouais sur le Piccaddilly, répondit-il en souriant.
Le musicien était vêtu des mêmes habits que la dernière fois: une veste marron rapiécée, un pantalon délavé et des chaussures grignotées. Rien qui n’avait matière à lui tenir chaud.
-Tu va attraper la mort si tu restes dehors, s’inquiéta Faye. Tu devrais aller te réchauffer au Waxy autour d’un bon grog.
-Justement, j’étais venu pour voir le tenancier du Waxy parce que je voulais lui remettre une bague. Mais c’est fermé. On dirait qu’il y a eu de sacré dégâts la dernière fois avec cette avec cette bagarre dont vous m’avez parlé…
Effectivement, sur le chevalet ardoise situé devant le pub était inscrit :
« Fermeture momentanée »
Sofia et Faye jetèrent un coup d'oeil à travers la vitrine, laquelle était fissurée à plusieurs endroits. Et en effet, elles purent constater les sérieuses dégradations causées par la rixe de la semaine dernière. Quelques tessons de bouteilles juchaient encore le sol, le comptoir était sérieusement dégradé, le parquet était rayé. Des balais, chiffons et autres matériel pour opérer un nettoyage étaient disperçés ça et là.
Le tenancier avait certainement fermé le pub en attendant de pouvoir réparer les dégâts. Une pointe de culpabilité naquit chez Sofia. Elle savait que c’était à la suite de son geste maladroit que la bagarre avait débuté.
-Si c’est pas indiscret, pourquoi tu veux remettre une bague au tenancier ? demanda Faye à Spield avec un ton espiègle. Serait-ce parce que tu veux demander sa fille en mariage ?
Derrière son ton empli de désinvolture, Faye était en vérité très curieuse d'apprendre la situation sentimentale du jeune homme.
Spield esquissa un sourire.
-Non, ce n’est pas ça, répondit-il. Il y a quelques jours, j’ai trouvé une bague noire près du British Museum. Une chevalière plus précisément. Je me suis souvenu que j’avais souvent vu un client régulier de ce pub en porter une comme ça. Alors je voulais la remettre au tenancier pour qu’il puisse le rendre à ce client, si elle lui appartient bien.
-C’est cette chevalière que tu tiens dans la main ? demanda Faye.
-Oui, c’est celle-là.
Sofia avisa la chevalière carrée dans la paume ruisselante du jeune homme. Sur le large chaton noir du bijou était gravé de fines lignes dorées formant une rose ouverte.
-En effet, pas vraiment le genre de bague qu’on offre pour des fiançailles, dit Faye. Quoique la rose confère un aspect romantique.
Sofia était impressionnée par l’honnêteté du musicien. Cette chevalière devait valoir une petite fortune. S’il la vendait, il en tirerait assurément un très bon prix et aurait de quoi se payer à manger pendant des mois ainsi que des habits plus chauds. Mais il préférait la restituer à son propriétaire plutôt qu’à en tirer profit. Combien de personnes auraient agit avec autant d'intégrité ?
-Je maintiens que tu devrais aller dans un pub, insista Faye. Sinon tu vas te transformer en stalagmite. Ca te dirait de venir manger un morceau avec nous ?
La surprise dépeignant le regard de Spield indiquait que ce dernier ne s’attendait pas à cette proposition.
-Oh…Euh…C’est très gentil mais…mais je… mais je ne veux pas vous déranger…
-Tu ne nous dérange pas, au contraire, dit Faye. J’en profiterais pour te conseiller sur la manière d’encaisser la défaite la prochaine fois que je te mettrais une raclée à un petit duel musical. Tu verras, ça te sera utile.
Un sourire nerveux et empreint de timidité tapissait les traits du musicien tandis qu’il frictionnait son cou glacé, le regard fuyant. Il semblait gêné. Sofia avait du mal à croire que le jeune homme qui se tenait devant elle était le même qui avait joué de l’accordéon avec autant d’aplomb sur la place du Piccadilly Circus devant des centaines de personnes. D’ailleurs, lorsque le trio lui avait parlé la dernière fois quand il mangeait son pain rassis, là aussi Spield avait paru assez réservé. Comment expliquer un tel contraste ? Jouer de l’accordéon lui donnait peut-être une assurance qu’il perdait subitement lorsqu’il s’arrêtait ?
-Allez, viens avec nous, répéta Faye, enthousiaste.
Mais Spield semblait toujours sur la réserve.
-C’est vraiment gentil mais…une autre fois.…
Faye décida de ne pas insister.
-Très bien, une prochaine fois alors, dit-elle.
Spield leur adressa un sourire chaleureux.
-Bonne journée les filles.
Puis il repartit dans l’autre direction, serrant fermement la bretelle de son accordéon.
Après avoir longé la rue de Coventry Street, Sofia et Faye atteignirent enfin le parc Victoria. Il s’agissait d’un grand parc somptueux dont l’odeur de pétrichor éblouissait le sens olfactif. Mais Sofia qui s’attendait à voir Faye frétiller comme un poisson hors de l’eau à la vue de toute cette verdure et de se livrer à un numéro de danse fut surprise de découvrir cette dernière étonnement sage. De plus, Faye semblait moins joviale que tout à l’heure. On aurait dit qu’elle avait la tête ailleurs.
-Ca va, Faye ? demanda Sofia.
-Bien entendu, répondit cette dernière en souriant. Pourquoi ça n’irait pas ?
Sofia avait appris depuis bien longtemps que dans la vie, il y avait deux sortes de sourires. Celui dont le rôle était de traduire un sentiment d’allégresse et celui qu’on arborait comme un masque afin de dissimuler un sentiment moins guilleret. Et c’était la première fois qu’elle eut l’impression de voir ce deuxième sourire incruster les traits de Faye.
-Tu en es sûre ? s'enquit Sofia.
Bien qu’elle conservât son sourire, une pointe de déception naquit dans le regard de Faye. Une façon d’avouer que quelque chose la tracassait bien.
-C’est juste que…J’ai l’impression que Spield ne voulait pas être avec nous…
-Mais non, ne dis pas ça. Tu as vu comme il était trempé ? C’est pas pratique de rester comme ça toute la journée. Il voulait peut-être rentrer chez lui pour se sécher, tout simplement. Enfin, s’il a un chez lui.
-Comment ça ?
-Eh bien, si on en juge par ses vêtements loqueteux et sa mendicité sur le Piccadilly…Il est probable qu’il fasse parti de la classe ouvrière vivant dans la rue.
A la déception succéda l’inquiétude dans le regard de Faye.
-Tu crois ? Et c’est comment les conditions de la classe ouvrière ?
-Eh bien, d’après ce que j’ai pu lire dans les journaux de Néhémie Wilson, c’est vraiment pas la joie…
Faye planta un regard préoccupé dans celui de Sofia.
-Raconte-moi, s’il te plaît.
Sofia exposa alors à Faye ce qu’elle savait au sujet des conditions de vie de la classe ouvrière grâce aux journaux de Néhémie Wilson.
Le lendemain, lorsque Sofia se leva aux aurores, elle vit Faye assise sur le canapé. Le chignon de travers et les sourcils arqués en une expression de concentration, cette dernière lisait un livre qu’elle avait pris sur la bibliothèque en acajou du living. Il s’agissait des Temps Difficiles de Charles Dickens, un ouvrage qui dépeignait les conditions misérables subies par la classe laborieuse. Les cernes de Faye ainsi que le fait qu’elle en était à la moitié du livre laissaient penser qu’elle avait dû passer une bonne partie de la nuit plongée dans les mots de Dickens.
Faye devait pourtant économiser son énergie car le lendemain, Sofia, Aidan et elle devraient reprendre leur enquête lors de l’ouverture du Tonneau Percé. Ils ne le savaient pas mais c’était précisément ce jour-là, le 25 octobre, que la meurtrière s’apprêtait à réutiliser sa sarbacane.