Le lendemain en milieu d’après-midi, avant de quitter l’appartement, Sofia saisit son épingle à cheveux et l’attacha à l’arrière du crâne. Puis Aidan, Faye et elle sortirent de l'appartement et montèrent dans un fiacre qui les déposa devant la taverne du Tonneau Percé. Ils n’en avaient même pas encore franchi le seuil que la rumeur des conversations bruyantes se frayait déjà un chemin jusqu’à leur oreilles, témoignant par-là que la taverne devait être pleine à craquer. Lorsqu’ils pénétrèrent au sein du lieu, une odeur capiteuse d’alcool ainsi que de tabac agressa immédiatement leur sens olfactif et des notes de piano se confondaient avec le chahut ambiant. Les nombreux clients -tous des hommes- étaient assis derrière les tables en tonneaux à faire s’entrechoquer leur pinte de bière, se livrer à des combats de bras de fer, fumer des pipes ou des cigares d’où se dégageaient des volutes de fumées et, bien évidemment, à jouer aux cartes. Un photographe prit plusieurs clichés de l'intérieur de la taverne, annonçant à un homme aux rouflaquettes grisonnantes qu'il travaillait pour le Times et que ses photos serviraient à illustrer un article qui mentionnerait la réouverture du Tonneau Percé.
Alors que Faye proposa à Sofia et Aidan que chacun investigue de son côté, ce dernier émit une réticence à cette proposition. Il ne souhaitait pas laisser les deux filles seules au milieu de cette jungle d’hommes aux visages patibulaires et dont les oeillades malveillantes adressées à Sofia et Faye ne lui avaient pas échappé.
-On est pas des demoiselles en détresse Aidy, protesta Sofia. On peut se débrouiller seules.
-J’ai bien vu comment les hommes vous regardent depuis tout à l’heure, dit Aidan sur un ton inquiet. Ca ne me rassure pas.
-Ne t’en fais pas, répondit Faye. S’il y en a un qui me cherche des noises, il verra de quel bois je me chauffe et ça, ça sera pas beau à voir.
-De plus, ajouta Sofia, je te rappelle que ça fait une semaine que notre enquête piétine. On doit rattraper le temps perdu. Enquêter chacun de nôtre côté nous permettra de glaner le plus d’informations possibles.
Aidan ne pouvait pas le nier. Leur enquête n'avait pas connu la moindre avancée depuis quelques jours et il était grand temps d'y remédier. Il finit par capituler.
-Bon…d’accord, concéda Aidan. Mais faites attention à vous.
Puis le trio se sépara.
Sofia balaya du regard les environs. Les joueurs, le cigare en bouche se concentraient sur les cartes qu'ils tenaient dans les mains. Des phrases telles que « Bon alors, tu joues ou tu t'couches ? » « Je relance de dix pennies » ou « Black Jack ! » étaient proférées de temps à autres . Des jurons indistincts fusant ça et là ainsi que des coups de poings frappant instinctivement les tables indiquaient que des mises importantes venaient d’être perdues. Sur d'autres tables, des cartes s'alignaient tandis que des jetons étaient perdus, gagnés, ramassés. Des dizaines de paires d'yeux fixaient la boule tournant sur une roulette. A un moment, Sofia entendit quelques hommes conseiller à un joueur d'arrêter de miser car il avait perdu l'intégralité de son salaire mensuel en seulement une heure. Mais le joueur en question n'accorda pas l'ombre d'une attention à ses moralisateurs et décida de jouer davantage.
Alors que Sofia continuait d’avancer, des regards hautains se figeaient sur elle et ne manquèrent pas de la mettre mal à l'aise. Très mal à l'aise.
Toutefois elle se retint de réagir. Elle avait attendu d’investiguer ici depuis plus d’une semaine, ce n'était pas pour se faire remarquer et se faire expulsée comme ça avait été le cas lors de la Collecte. Elle devait juguler ses émotions et commencer ce pourquoi elle était venue ici. A savoir questionner des joueurs expérimentés pour se renseigner sur la signification des cartes du huit de trèfle et du neuf de carreau. Elle se dirigea alors vers une table occupée par plusieurs joueurs.
-Bonjour…, dit-elle d'une voix intimidée et à peine audible. Puis-je faire une partie avec vous ?
Les joueurs à qui Sofia avait posé sa question levèrent le regard de leurs cartes et plantèrent des pupilles torves sur elle, accentuant le malaise de cette dernière. On aurait dit qu’ils se demandaient s’ils avaient bien entendu. Puis ils éclatèrent de rire.
Les ongles de Sofia s’enfoncèrent dans ses paumes.
"Ne pas se faire remarquer, ne pas se faire remarquer…" se serina-t-elle intérieurement.
-‘scusez mamselle, mais les jeux de cartes, c’est pas pour les bonnes femmes
-Mais je sais jouer à beaucoup de jeux, répondit Sofia en s’efforçant de conserver un ton aimable. Je me suis beaucoup entraînée.
Cependant, les joueurs ne semblaient pas plus convaincus.
-J’veux bien qu'les tavernes réveillent pas chez les hommes leur meilleur instinct, dit l'un d'entre eux, mais en ce qui me concerne, ça s'ra pas au point d’accepter de jouer aux cartes avec une donzelle.
-Pareil, ajouta un autre joueur. Cracher à la figure de ma mère serait beaucoup moins insultant pour moi que de faire une partie de bridge avec une gonzesse.
Toute l'attablée rit à nouveau à gorge déployée, révélant pour la plupart des dents gâtées ou en or.
Sofia se sentit alors terriblement humiliée. Ses joues rougissaient de colère tandis qu’une hostilité sans pareille remontait le long de sa gorge et que le sang battait contre ses tempes. Elle était à deux doigts de perdre patience. A deux doigts.
-Allons Messieurs, résonna une voix derrière eux. L’art du jeu n’est en rien une exclusivité masculine et il n'y a rien de déshonnorant à jouer aux cartes avec une jeune femme.
Sofia se retourna. Un homme aux rouflaquettes poivre et sel ainsi qu'à l’apparence sophistiquée se tenait devant elle. Elle reconnut alors l'homme qui discutait tout à l'heure avec le photographe.
-Sur ce point M’ssieur Chamberlain, on tombera jamais d’accord, rétorqua l’un des joueurs.
-Venez avec moi, Miss, dit l’homme distingué. Il y a une table vacante vers le fond. Nous serons plus au calme là-bas.
Sofia suivit alors l’homme qui venait de l’inviter, s’arrachant volontiers à ces détestables personnages.
-Vous me voyez navré que vous ayez dû subir l’étroitesse d’esprit de ces joueurs, Miss. Ils n’acceptent pas l’idée qu’une femme puisse témoigner autant d’esprit qu’un homme dans l’art du jeu de hasard. Un jour, ils se feront une raison. Cela vous plairez-t-il de faire une partie de poker avec moi ?
-Avec grand plaisir Monsieur, répondit Sofia.
-Vous me flattez.
Tous deux se dirigèrent vers une table tonneau au fond de la pièce. Derrière celle-ci se trouvait une autre table où un homme au chapeau melon était assis. A côté de lui trônait une chope de bière ainsi qu'un vase dans lequel il y avait une rose fanée. L'homme saisit l'anse de sa chope tout en fixant Sofia d’un regard noir. Bien plus noir que tous les autres regards dont Sofia avait été gratifiée depuis son entrée dans la taverne. Elle se sentit très mal à l’aise…
Elle en avait assez de toutes ces personnes qui ne cessaient de la dévisager d’un œil torve depuis ces derniers jours. Lord Connors, le tavernier du Waxy's, Lyd, et maintenant cet homme. C'était à croire qu’ils s’étaient tous donnés le mot.
L'homme aux rouflaquettes et elle s’installèrent à leur table en faisant racler leur chaise.
-Mais au fait, je manque à tous mes devoirs. Je me présente, Sir Chamberlain. Je suis le tenancier du Tonneau Percé.
Ca pour une surprise ! L’homme dont lui avait parlé Victor. Selon ce dernier, le tenancier du Tonneau Percé était un véritable expert des jeux de cartes. Il pourrait donc sans nul doute répondre aux questions que Sofia se posait au sujet son l’enquête.
-Enchantée, répondit-elle. Miss Sofia Snow.
Chamberlain déposa des jetons sur la table puis distribua les cartes.
-Bien que je connaisse les règles du poker, je reste encore dilettante sur quelques points, avoua Sofia. Dites-moi, les cartes ont-elles chacune une signification particulière ?
-Une signification particulière ? questionna Chamberlain d'un sourcil légèrement arqué. C’est-à-dire ?
-Et bien…une carte, comme par exemple le huit de trèfle ou le neuf de carreau, a-t-elle une signification…métaphorique ? Pour signifier quelque chose comme la chance, la fortune ou que sais-je encore ?
Chamberlain paraissait décontenancé par la question de Sofia.
-Et bien…En numérologie ou au tarot, certainement. Mais au poker, non, les cartes n’ont pas de signification particulière. Si c’était le cas, croyez-moi que je le saurais. Je suis un joueur invétéré depuis une trentaine d’années.
Une terrible déception s’abattit alors sur Sofia. Toute une semaine d’attente pour apprendre que finalement, les cartes n’avaient pas de symbolique dans le domaine du jeu. Pourtant, les huit de trèfle et neuf de carreau retrouvées dans les poches de Nimbert et Leemoy n’avaient pas dû être choisies sans raison ! Il y avait forcément une explication qui expliquait la présence de ces deux cartes. Sofia devrait donc trouver une autre approche pour percer leur mystère.
En attendant de retrouver Aidan et Faye pour leur faire part ce qu’elle venait d’apprendre, Sofia se devait, par politesse, de terminer sa partie avec Chamberlain.
Elle regarda son jeu. Elle possédait seulement une paire de valets.
-Je ne vais pas aller loin avec ça, murmura-t-elle.
Chamberlain esquissa un sourire.
-Vous ne m’aviez pas menti lorsque vous disiez être novice. Car un joueur émérite sait que c’est erreur de révéler la valeur de son jeu à haute voix. Oh, mais à moins qu’il ne s’agisse d’une tactique pour m’emberlificoter ? Si c’est le cas, alors vous n’êtes pas aussi néophyte que vous voulez me le faire croire, Miss Snow.
Sofia ne comprit pas tout de suite où il voulait en venir. Puis elle finit par saisir.
-Ah, j’imagine que vous parlez du bluff ?
-Précisément, répondit Chamberlain. C’est en cela que le poker est intéressant. Car votre victoire ne dépendra pas uniquement de la combinaison de cartes que le hasard vous aura octroyé. Sinon, il n’y aurait rien de vraiment amusant. Non, ce qui devient intéressant voyez-vous, c’est lorsque la stratégie rentre en jeu. Ainsi, grâce au bluff, même une paire de trois peut remporter la mise face à un full.
-C’est vrai. Cela dit, j’aimerais mieux avoir une quinte flush royale. La au moins, je serais sûre de gagner et nul besoin de sortir mes meilleurs talents de comédienne pour bluffer mes adversaires.
-Haha, en effet. La Quinte Flush Royale, la combinaison imbattable au poker. Mais nul besoin de vous préciser qu’elle est extrêmement rare. Je pense ne l’avoir vu qu’une seule fois au cours de ma vie. Mais encore une fois, n’oubliez pas : pour être le souverain du jeu, la maîtrise du bluff est essentielle. Allons, montrez-moi quelle bluffeuse vous pouvez être.
-D’accord. Oh…Par contre, je n’ai pas beaucoup d’argent à parier...
-Ce n’est pas un problème pour moi. Le jeu est avant tout un plaisir.
Durant une vingtaine de minutes, Sofia et Chamberlain engagèrent quelques parties tout en se livrant à un concours d’impassibilité afin de ne pas laisser l’adversaire deviner le contenu de leur jeu. Jusqu’à présent, Chamberlain avait remporté la totalité des mises. Sofia s’en voulu car elle songea que Chamberlain pourrait gagner beaucoup plus d’argent s’il jouait avec d’autres joueurs plus fortunés qu’elle. Mais celui-ci lui répondit qu’il n’avait que peu l’habitude de jouer avec une femme et que c’était un plaisir dont il voulait profiter.
-J’ai de la chance d’être tombée sur un gentleman, dit-elle.
-Oh vous savez, la personne qui a de la chance ici, c’est moi. Je ne parle pas seulement de la chance que j’ai de partager ce moment avec vous, Miss. Et cela n’a rien à voir non plus avec l’argent que j’amasse depuis tout à l’heure. Voyez-vous, il y a quelques jours, j’ai fait acquisition d’une richesse plus précieuse encore que tout l’argent qui ne pourra jamais être accumulé dans cette taverne : J’ai retrouvé mon fils.
-Ah oui ? demanda Sofia, intéressée.
-Oui. Albert et moi nous sommes réconciliés après plusieurs années.
Une pointe d’émotion avait surgi dans la voix de Chamberlain.
-Il n’est pas dans mes habitudes d’ennuyer qui que ce soit avec mes histoires, mais d’un autre côté, quand un tel bonheur nous submerge, n’est-il pas humain et vital de vouloir le crier au monde entier ? (Sofia hocha la tête d’approbation tout en esquissant un sourire). Albert et moi étions fâchés depuis treize ans. J’ai souvent essayé de revenir vers lui, sans succès. Et puis, à ma grande surprise, il s’est rendu à mon domicile il y a quelques jours. Il était venu pour que nous puissions discuter. Nous avons énormément parlé et avons fini par enterrer la hache de guerre. Depuis, nous passons beaucoup de temps ensemble. Je n’ai jamais été aussi heureux.
En effet, Chamberlain dégageait une aura de félicité que Sofia trouvait très touchante.
-Je suis ravie pour vous, sincèrement. Effectivement vous aviez raison : Vous avez de la chance…
Une boule naquit dans la gorge de Sofia. Tout cela lui rappelait bien évidemment son père et la douleur du deuil encore trop ancrée en elle. Elle ne connaissait pas cet Albert mais en cet instant, elle mourrait d’envie de lui dire quelque chose « Tu es si chanceux d’avoir encore ton père. Profite d’être avec lui. Car le jour où il s’en ira, tu comprendras à quel point tu l’aime. Crois-moi, j’en sais quelque chose ».
Heureusement, Sofia put cueillir la larme qui perla de ses yeux sans que Chamberlain ne la voie, celui-ci étant concentré sur ses cartes.
Ils entamèrent une nouvelle partie. Chamberlain distribua les cartes. Un brelan de dames s’afficha cette fois-ci sous les yeux Sofia. Un jeu un peu plus intéressant. Elle saisit une poignée de jetons et la déplaça au centre de la table pour indiquer à Chamberlain qu’elle poursuivait le jeu. Un air plus expressif que d’habitude se cloua alors sur les traits du gentleman.
-Bien, alors qu’est-ce que cela veut dire, cette fois ? demanda Sofia en ébauchant un sourire, persuadée qu’il était en train de bluffer. Vous vous couchez, n’est-ce pas ?
Mais il ne répondit pas et resta figé dans cette même expression. Les mains qui tenaient ses cartes tremblaient. Il se passait quelque chose.
-Euh…Mr Chamberlain, est-ce que tout va bien ?
Toujours aucune réponse.
Une sorte de détresse tapissait le regard de Chamberlain.
Le cœur de Sofia loupa un battement. Cette expression visuelle…La dernière fois qu’elle l’avait vu, c’était au creux d’un regard vert émeraude, il y a quelques jours…
Chamberlain amena alors sa main vers son cou et en retira quelque chose
Une fléchette.
Chamberlain tomba de sa chaise, s’écroulant au sol.
-Non, non, non ! s’exclama Sofia qui se leva précipitamment de sa chaise dans un raclement d’urgence.
Tandis que tous les regards convergeaient en leur direction, Sofia s’agenouilla auprès de Chamberlain, lequel agonisait.
-Vite ! Quelqu’un s’il vous plaît ! s’écria Sofia. Cet homme est en train de mourir !
Alors que Sofia entendit des raclements de chaises se multiplier tout autour d’elle, elle entendit également Chamberlain lui murmurer fébrilement :
-Albert…Je veux…Je veux voir mon Albert…
-Mr Chamberlain, ça va aller, dit Sofia d’une voix qu’elle s’efforçait de maîtriser. Ça va aller, ne vous en faite pas.
-Dites à Albert que je l’aime…Que je suis désolé pour tout…
-Vous lui direz vous-même…Ca va allez, Mr Chamberlain…
Mais quelques secondes plus tard, Sofia compris que non, ça n’allait pas aller. Car il s’en était allé.
Lorsqu’elle avait suggéré qu’il se coucherait, Sofia n’avait pas cru si bien dire. Elle n’avait pas cru qu’il se coucherait pour la dernière fois.
Sofia était remuée. Voir quelqu’un mourir sous ses yeux était une sensation abominable. Et c’était la seconde fois en l’espace d’une semaine qu’elle vivait ça.
Plusieurs jambes s’alignèrent autour d’elle. Tandis qu’elle entendait des « Qu’est-ce qu’y se passe ? » « Eh M’sieur Chamberlain ! Z’allez bien ? » ou encore « On dirait qu’il fait une attaque ! », Sofia aperçut une petite forme blanche dépasser de la poche de celui qui venait de mourir.
Une carte.
Le dix de pique.
Elle eut tout juste le temps de saisir la carte et de la plonger dans sa poche avant d’être poussée sans ménagement par les hommes de la taverne qui s’agenouillaient près du corps du défunt. Puis elle balaya la cohue du regard, recherchant désespérément Aidan et Faye dans toutes cette agitation fébrile. C’est alors que ses yeux se posèrent sur une silhouette qui se tenait sur le seuil de la taverne. Une silhouette revêtue d’une robe jaune outrageusement salie et dont la taille était enlacée de la bandoulière d’une sacoche blanche. Il s’agissait de la femme que Sofia avait vu au Parlement.
Cette fois, même si cette femme portait une capuche, Sofia put aviser plus distinctement ses traits.
C’était Néhémie Wilson.