La Chevauchée

   Bien que cela lui avait coûté une douloureuse chute, Ernest ne regretta pas d’avoir sonné à outrance pour attirer l’attention de Sofia car il voulait à tout prix être celui qui lui annoncerait la nouvelle afin d’être aux premières loges pour contempler sa réaction. Et à en juger par le sourire narquois du vendeur de journaux, il était on ne peut plus satisfait des yeux ronds d’incrédulité de Sofia.

   Alors, il semblerait que ta Wilson ait bien caché son jeu, hein ? dit-il en brandissant fièrement la manchette du journal. Qu’est-ce que tu disais déjà à son sujet ? Hmmm, laisse-moi me souvenir…Qu’elle était un modèle de moralité, la défenseuse des opprimés et que je pouvais aller voir ailleurs si j’y suis ?

   -Donne-moi ça ! fulmina Sofia en lui arrachant le journal des mains.

   -Hop hop hop ma belle ! Si tu veux lire les infos, tu paies comme tout le monde. 

   Mais Sofia ne l’écouta pas et entama la lecture du quotidien. 

   -Ca se saurait si les choses étaient gratuites en ce monde, hein ! s’exclama-t-il en se relevant. J’taff pas pour des clopinettes, moi ! Alors maintenant, tu vas aligner l’oseil…

   Sofia s’arracha instantanément à sa lecture et lui darda un regard noir. Un regard qui signifiait : « Lâche-moi ou tu vas très sérieusement le regretter. » 

   Ernest perdit alors toute son assurance, s’écrasant sous le poids de cette œillade glaciale.

   -Euh…Réflexion faite, je te fais cadeau de celui-ci pour cette fois. On va pas quand même pas se fâcher pour si peu, hein…?

   Il ramassa à la va-vite les journaux que le vent n’avait pas emportés et détala comme un lapin, la main plaquée sur son béret afin d’empêcher la bourrasque de le lui extirper du crâne. 

   Sofia regagna l’intérieur de son appartement. Frigorifiée, elle s’écroula dans le fauteuil plus qu’elle ne s’y assit et lut le journal pendant qu’Aidan lui couvrit les épaules d’une légère couverture pour la réchauffer du froid qui venait de la brutaliser. 

« C’est une nouvelle pour le moins stupéfiante que nous nous devons de faire écho auprès de nos lecteurs : Néhémie Wilson, la rédactrice en chef du célèbre quotidien La Voix au Chapitre, aurait tenté de tuer un membre de la Chambre des Lords. Lord qui a tenu à ce que nous taisions son nom dans ces lignes pour les raisons que nous allons vous exposer. Ainsi nous le nommerons sous le nom de Lord Anderson.
Dans la nuit du 14 au 15 ocotbre, Lord Anderson, une éminente figure du Parlement, s’est rendu dans les locaux de Scotland Yard afin de livrer aux agents de police un témoignage glaçant : 
  Il révèle que cela ferait depuis plusieurs jours qu’il serait victime d’un chantage de la part de celle que les londoniens surnomment L’Impératrice de la Plume, c’est-à-dire Néhémie Wilson. En effet, la journaliste détiendrait en sa possession des photographies démontrant Lord Anderson en compagnie de prostituées dans les rues du West End.
Néhémie Wilson aurait appris par le biais de ses sources que Lord Anderson était fermement opposé au projet de loi du droit de votes des femmes pour lequel cette dernière milite acharnement depuis des mois. Afin de s’assurer que Lord Anderson n’entraverait donc pas les chances de passage de cette loi lors de son vote le 15 octobre, Néhémie Wilson lui aurait donc imposé de convaincre comme il le pourrait les membres de son parti de voter en faveur de la loi pour le droit de votes des femmes. Et si la demande de Wilson s’exposait à un refus, alors celle-ci révélerait le passé sulfureux de Lord Anderson dans le prochain numéro de La Voix au Chapitre, afin de montrer au monde que, selon les dires qu’aurait tenu Wilson à Lord Anderson : « les hommes ne méprisent pas les femmes quand ça les arranges ».
Refusant de se laisser faire, Lord Anderson se serait rendu directement chez Néhémie Wilson dans la nuit du 14 octobre en lui affirmant que non seulement il ne céderait pas à son chantage mais qu’en plus, il révélerait à tout le monde son odieux chantage en montrant les preuves à la police, c’est-à-dire des missives envoyées par Wilson. Prise de panique, Wilson se serait donc saisi d’un pistolet et aurait tiré sur Lord Anderson. Réalisant la gravité de son acte, Wilson se serait enfuie de chez elle. Elle demeure introuvable. 
Fort heureusement, Lord Anderson n’est que légèrement blessé. Dès aujourd’hui, Scotland Yard annonce l’ouverture d’une enquête.»


NOUS DEMANDONS A TOUS LES HABITANTS DE LONDRES DE FAIRE PREUVE DE LA PLUS GRANDE PRUDENCE. NEHEMIE WILSON EST DANGEREUSE ET ARMEE.
QUICONQUE DISPOSERAIT D’ELEMENTS PERMETTANT DE LA LOCALISER EST PRIE D’EN INFORMER LES AUTORITES DANS LES PLUS BREFS DELAIS. »

J. Nordling


   Le quotidien se froissa sous les doigts crispés de Sofia.

   -Ca y’est ! enragea Sofia. On le sait maintenant ce que manigançait Belling et son comparse du fiacre ! Ils ont voulu faire tomber Wilson en inventant un scandale. Bande de fumiers !

    Furieuse, elle réduit en boule le journal et le propulsa au loin, celui-ci retombant à quelques centimètres du pied de la table en acajou.

   -L’histoire se répète et personne ne va rien dire !

   -L’histoire se répète ? demanda Aidan qui ne voyait pas où elle voulait en venir.

   -Ca tombe sous le sens ! s’exclama Sofia. Il y a vingt-sept ans, Lord Connors, figure du parti libéral, soutient publiquement une militante du peuple, ma mère, en apportant un appui financier à la campagne de son mouvement féministe revendiquant le droit de votes des femmes. Le Jour de l’Explosion se produit le jour où doit être voté cette loi pour le droit de votes et ma mère est suspectée d’être la responsable de cette tragédie. Connors ayant soutenu ma mère, cela lui fait perdre de la popularité à la Chambre et les membres de son parti, les libéraux, manque de peu d’échouer aux élections à cause de cette histoire. Des années plus tard, Néhémie Wilson, nouveau porte-parole du peuple qui fédère de la manière que ma mère la foule à se mobiliser massivement pour le droit de votes des femmes, est également soutenu par Connors qui finance son journal. Et voilà que celle-ci se retrouve à son tour impliquée dans une affaire scandaleuse ! Et tout ça de nouveau à la veille du vote pour le projet de loi et peu de temps avant les élections législative. L’histoire se répète, c’est évident ! C’est les libéraux, le parti du Belling qui doit être derrière tout ça ! Ils n’ont pas réussi à faire tomber les libéraux la dernière fois en discréditant ma mère, alors là ils recommencent en discréditant Néhémie Wilson qui est soutenue par les libéraux afin de s’assurer de conserver leur pouvoir dans la Chambre ! Je suis donc certaine que c'est Belling et ses comparses qui sont responsables du Jour de l'Explosion !

   -Vu sous cet angle, je reconnais que cette situation est sacrément semblable à celle d’il y a vingt-sept ans, approuva Aidan. Et puis, j’aimerais savoir si ce Lord Anderson existe vraiment. Si ça se trouve, cette manigance a été monté avec la complicité d’Ascott. Cette histoire pour lui, c’est du pain béni. Non seulement il se venge de Wilson qui a publié des articles défavorables à son égard dans La Voix au Chapitre, mais en plus il rend service aux aristos dont il ne cesse de vouloir se faire bien voir. Cela dit, un détail m’intrigue néanmoins. Si Wilson est innocente, pourquoi as-t-elle pris la fuite ?

   -Je ne crois pas une seule seconde que Wilson ait pu prendre la fuite. Pour une personne aussi courageuse, ça ne lui ressemble pas ! Imagine qu'elle ait été kidnappée et qu'elle soit séquestrée par ses conspirateurs pour justement accréditée l’hypothèse de sa fuite. Ils seraient très bien capable de faire ça ! A quelques jours des élections, tous les coups sont permis ! Pauvre Wilson… Il faut qu’on fasse quelque chose et vite !

   -Viens, allons au Lyceum Theatre prévenir Simons. Elle pourra informer Connors de tout ce qu’on sait.

   Sur ces mots, Sofia bondit de sa chaise, manquant de trébucher et se rua en direction de sa chambre pour aller se vêtir.

 

 Alors qu’une légère teinte rosée commençait à empourprer le ciel et qu’un rideau de pluie fine tombait sur la ville, Sofia et Aidan, ivres de fatigue, avaient sauté dans un cab. Assise sur la banquette qui tressautait de temps à autre, Sofia serait fermement son poing à chaque fois qu’elle entendait des vendeurs de journaux clamer« Néhémie Wilson a tenté de tuer un Lord ! Demandez le journal » ou « Le vrai visage de Néhémie Wilson est découvert, fausse féministe, vraie enragée ! » 
   Depuis l’annonce de la traque de Néhémie Wilson, tout Londres était en émoi. Les journaux consacraient des pages entières à ce sujet, si bien que tout le monde ne parla plus que de ça dans toute la ville. Les discussions des londoniens étaient très partagées. Certains affichaient leur infinie déception quant à la découverte du vrai visage de Wilson, d’autres au contraire se montraient plus sceptiques et, comme Sofia, soupçonnaient un complot ayant pour objectif de provoquer la chute de celle qui avait toujours dérangé les aristocrates. De plus, des affiches à l’effigie de Wilson, promettant une récompense mirobolante à quiconque la capturerait, étaient placardées en nombre impressionnant partout, si bien qu’il était impossible qu’une seule des six millions de personnes ne soient pas familiarisées avec les traits de la journaliste.
   Après plus d’une demi-heure de trajet, le fiacre s’arrêta devant le Lyceum Theatre où Sofia et Aidan se ruèrent. Ils demandèrent à l’ouvreur s’ils pouvaient la voir.
   -Désolé, mais Crystal est parti, répondit-il.
   -Quoi ? s'exclama Sofia. Mais il faut absolument que nous lui parlions, c’est extrêmement urgent !
   -Je regrette. Lorsqu’elle est arrivée ce matin, elle a lu les nouvelles du Times concernant l’Affaire Wilson puis elle a dit à Howard Chalmers qu’elle devait retrouver Lord Connors au 21 Cavendish Place.
   -Au 21 Cavendish Place ? Parfait, merci beaucoup ! Viens Aidan, il faut qu’on la retrouve là-bas !
   Sofia et Aidan remontèrent alors dans le même fiacre qu’ils avaient emprunté avant que celui-ci ne parte. Ils leur indiquèrent l’adresse de Connors.
   Quelques instants plus tard, le véhicule les déposa à Cavendish Place, devant une rangée de bâtiments à briques rouges. Aidan toqua à la porte. Pas de réponse.
   -Lord Connors ? clama Sofia en effectuant à son tour un cognement plus téméraire à la porte. Ouvrez-nous s’il vous plaît ! C’est urgent !
   Mais son appel resta également orphelin de réponse. Simons ne devait pas encore être arrivée. Mais pourquoi Connors ne répondait pas ?
   -Bon, eh bien aux grands maux les grands remèdes, décida Aidan.
   Celui-ci tira alors de sa poche intérieure un portefeuille et l’ouvrit pour en sortir une épingle à cheveux. Puis il s’agenouilla devant la serrure et introduisit l’objet à l’intérieur sous les yeux arrondis de Sofia.
   -Aidy ! Mais depuis quand tu es équipé d’un matériel pour crocheter les serrures ? Non, en fait la vraie question tu vois, ce serait plutôt depuis quand est-ce que tu crochètes les serrures ?
   -Je n’en suis pas fier, crois-le bien, répondit-il tout en entreprenant de forcer la serrure. Mais parfois dans certaines situations, même les plus grands gentlemen n’ont d’autre choix que de contrevenir à la bienséance pour…se sortir de problèmes de taille… Fais le guet pendant que je m’occupe de cette serrure
   Sofia resta bouche bée de découvrir son cousin se livrer à une méthode propre aux cambrioleurs, lui qui, si on excluait ses petits problèmes d'alcool, avait toujours eu l’attitude du parfait gentleman. Mais il était vrai que dans la situation présente, elle ne pouvait pas se plaindre de ce côté peu reluisant qui leur était profitable. Il lui donnerait des explications plus tard. 
   Alors qu’elle scrutait l’horizon pour s’assurer que personne ne les verrait, Aidan avait réussi à crocheter la serrure et pu abaisser la poignée sans aucun problème. Ils pénétrèrent dans la demeure. Une odeur de meuble neuf envahit leur sens olfactif. 
   -Lord Connors ? appela Aidan. Lord Connors, vous êtes là ?
   Tandis qu’ils longeaient un long couloir tapissé de cadres familiaux, Sofia et Aidan tournèrent la tête à chaque fois qu’une pièce se présentaient devant eux, à la recherche de Lord Connors. Alors qu’ils entrèrent dans le living…
   -Oh mon dieu ! s’exclama Sofia.
   La silhouette d’un homme effondré sur une table en bois massif d’où pendait un bras dans le vide se présenta sous leurs yeux.
   Tandis qu’Aidan se précipita vers lui, Sofia, elle, se figea sur place, incapable de faire le moindre mouvement. 
   Aidan examina le corps inerte.
   -C’est bien Connors, dit-il.
   -Tu crois…Tu crois qu’il est…?
   Aidan saisit le poignet de Connors puis pencha son oreille près de la bouche de ce dernier. Une méthode qu’il avait acquis depuis longtemps, ayant vu son oncle le faire à maintes et maintes reprises en sa qualité de médecin.  
   -Non, son pouls bat encore et il respire. 
   Sofia souffla de soulagement. Aidan ouvrit les paupières de Connors.
   -A en juger par ses yeux vitreux, il est juste dans les vapes, dit Aidan. Comme si…Comme s’il avait consommé de la drogue…
   -De la drogue ? demanda Sofia, stupéfaite. Mais Connors ne serait tout de même pas aussi stupide pour consommer de la drogue à quelques heures d’un vote aussi important ! Oh regarde !
   Sur la table trônait un exemplaire du Times. Connors était donc au courant de l’Affaire Wilson.
   -Il a du tomber de haut en lisant cet article…dit Aidan. Et tout ça à seulement quelques heures du vote à la Chambre ! Imagine la pression qu’il a dû ressentir en l’espace d’un instant. Il a du vouloir soulager sa soudaine e pression avec une dose. Puis une autre. Et puis voilà dans quel état il est.
   -Il doit à tout prix se réveiller ! s’exclama Sofia.
   Aidan tapota alors légèrement le dos du politicien.
   -Euh…Lord Connors ? demanda-t-il d’une voix presque gêné.
   Mais Sofia n’usa pas de la même tactique de douceur et secoua Connors par les épaules.
   -Lord Connors ! Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! 
   -Sofia ! s’exclama Aidan en interrompant son geste. Mais tu as perdu la tête ou quoi ?
   -Aidan, la situation est trop urgente pour faire grand cas de la politesse ! Il faut à tout prix qu’il se réveille ! Lord Connors, réveillez-vous ! Allons, réveillez-vous !
   La tête de Connors ballota d’avant en arrière. Mais ce dernier ne poussa que quelques gémissements. Il était malheureusement toujours plongé dans la léthargie que confère la consommation de drogue. 
   Sofia perdit patience et empoigna plus fermement le col le conseiller de Gladstone. 
  -Ecoutez moi très attentivement, vous ! La situation n’est déjà pas brillante alors si en plus, vous restez vautré là, vous n’allez rien arrangez du tout ! Alors maintenant, vous allez lever vos fesses et vous rendre au Parlement pour faire passer cette loi une bonne fois pour toutes, vous avez compris ?!
   Sofia avait les nerfs à vif. Pendant des années, sa mère avait lutté pour revendiquer les droits des femmes, dont celui d’avoir accès au vote. Et à cause d’une abominable injustice, celle-ci avait vu ses efforts réduit à néant. Mais voilà que des années plus tard, tout ce pourquoi sa mère s’était battue avait une chance inespérée d’aboutir. Cela était à deux doigts de se réaliser. A deux doigts ! Et voilà que Connors, celui qui pouvait être l’intermédiaire de la réalisation du combat de sa mère, se transformait en obstacle. Sofia ne pouvait pas le supporter.
   -Sofia, ça suffit, dit Aidan qui tentait de la raisonner. Tu vois bien qu’il n’est pas dans son état normal !
   Elle relâcha alors le col du Lord.
   -Aidan ! Qu’est-ce qu’on va faire ? S’il ne se rend pas au Parlement, le droit de vote des femmes n’aura pas la moindre chance de passer ! C’était peut-être notre unique chance ! 
   Sofia s’agitait en tous sens, l’anxiété la gagnant de plus en plus.
   -Calmons-nous, dit Aidan d’une voix qu’il s’efforçait de maîtriser en abaissant les paumes de ses mains. Paniquer ne nous sera d’aucune utilité dans cette situation. Essayons de réfléchir…
   -Désolée mais j’ai jamais été très douée pour réfléchir quand je suis paniquée !
   -Di…Di…
  Aidan se retourna. Connors n’avait pas bougé d’un pouce et ses paupières étaient toujours closes. Pourtant, il était sûr de l’avoir entendu parler.
   -Lord Connors, vous avez dit quelque chose ? s’enquit Aidan.
   Aucune réponse.
   Aidan tendit l’oreille vers le politicien, à l’affut d’une prochaine parole mais Sofia qui ne cessait de marmonner « …C’est fichu… ! » « …votes des femmes ne passera jamais !... » , « …Belling…fichu plan… » pouvait camoufler la voix de Connors.
   -Sofia, tais-toi. Je crois que Connors a parlé. 
   Aidan se pencha plus près de la table afin d’entendre le Lord. Pendant quelques secondes, le living était empli de silence. Puis :
   -Scour…, murmura Connors
   Sofia se pencha elle aussi.
   -Scour ? s’enquit Aidan, étonné.
   -Ti…Ti….
   -Laisse tomber, il dit n’importe quoi ! s’énerva Sofia qui était trop angoissée pour avoir la moindre patience. Tu l’a dit toi-même, il est plongé dans une autre dimension ! 
   Mais contrairement à Sofia, Aidan ne perdit pas patience et continua de tendre une oreille attentive aux propos inintelligibles de Connors.
   -Roir…
   « Roir… » ?
   Mais que voulait-il dire ? 
   Aidan tenta de rassembler ses esprits en essayant de ne pas se laisser distraire par les pas chargés d’anxiété de sa cousine qui ne cessait de marteler le plancher et se mit à réfléchir.
   « Scour…» « Ti… » « Roir…» « Tiroir ! » pensa-t-il.  « Scour… » « Scour… » Qu’avait dit Connors juste au tout début déjà ?... Ah oui ! « Di ». « Di… » « Scour… » Discours ! 
   Discours. Tiroir.
   Aidan se retourna alors vers sa cousine.
   -Sofia, regardes dans les tiroirs de la commode.  
   Cette dernière, qui se rongeait les ongles, arrêta net ses incessant va-et-vient sur le plancher.
   -Dans les tiroirs ? Pour quoi faire ?
   -Connors a dit qu’il a un discours dans un des tiroirs. Probablement celui pour aujourd’hui ! Vas-y, regarde !
   Sofia se dirigea vers la première commode qu’elle vit, celle située juste devant la table en noyer. Elle ouvrit un tiroir. Puis un deuxième. Un troisième. Enfin dans le quatrième, elle vit une ribambelle de feuilles éparpillées. Elle en compulsa quelques-unes rapidement mais fut vite découragée en constatant la marée de feuilles épars présentée devant elle.
   -Il y a un million de feuilles là-dedans ! On n’arrivera jamais à trouver à temps !
   Aidan se dirigea alors vers la commode tout en s’efforçant de ne pas se laisser déteindre par la panique de sa cousine puis il se mit à chercher calmement pendant quelques minutes.
   -Non…Non…Non…Ah ça y’est ! Je l’ai ! Regarde, « Discours pour projet de loi, 15/10 ».
   Mais tandis qu’Aidan affichait un sourire empreint de soulagement, son émotion n’était pas pour autant partagée par Sofia.
   -C’est bien joli d’avoir retrouvé son discours Aidy, mais je vois pas à quoi il va pouvoir nous servir si Connors n’est pas en mesure de se rendre à la Chambre des Lords.
   Aidan se souvint alors des paroles de Crystal Simons.
   -Simons nous a dit que Gladstone devait se rendre au Parlement pour ce projet de loi. Si on parvenait à lui remettre le discours de Connors juste avant les délibérations, peut-être pourra-t-il se charger de le lire à sa place ? 
   A cet instant, une horloge plantée au milieu du living sonna un coup pour signaler la demi-heure écoulée. Il était dix-heures.
   -Oh bonté divine, dit Aidan. On a pas vu le temps passer…
   -Bon, eh bien maintenant il ne nous reste plus qu’à trouver une catapulte qui puisse nous projetés d’ici jusqu’au Parlement ! s’exclama Sofia. Car je te rappelle que le Palais de Westminster se trouve à l’autre bout de la ville et que la réunion des Lords a lieu à onze heures !
   -Ce qui signifie qu’à défaut d’avoir une catapulte, on a intérêt à se bouger ! 
   -Exactement ! Allez viens !
   Elle tira son cousin par la manche pour l’entraîner vers la porte.
   -Attends ! dit Aidan. On devrait au moins laisser un mot à Connors pour lui dire que nous avons pris son discours. Où à Simons lorsqu’elle arrivera. Elle pourra lui expliquer.
   -Bon d’accord, mais fait vite !
   Aidan balaya la pièce du regard et trouva une plume ainsi qu’un morceau de papier. Dessus, il consigna à l’intention de Simons qu’ils étaient les deux personnes qui étaient venus la voir hier dans sa loge, qu’ils s’étaient introduit chez Connors dans le but de le prévenir d’un complot qu’ils avait ouï et qu’ils étaient partis au Parlement remettre le discours de Connors à Gladstone. Aidan déposa le mot à côté de Connors. Puis sa cousine et lui quittèrent l’appartement en trombe, dévalèrent les escaliers à travers une vitesse impressionnante et sortirent de l’immeuble. Ils balayèrent ensuite l’horizon du regard, à la recherche d’une hippomobile à héler.
   -La, regarde !
   Sofia pointa du doigt un fiacre immobile sur la chaussée. Il n’avait pas de cocher. Ce dernier devait se trouver dans l’abri vert situé juste en face, afin de se restaurer, comme c’était de coutume.
   « C’est notre seule chance », pensa Sofia.
   Elle courut vers le fiacre, grimpa à l’avant et saisit les rênes, sous les yeux estomaqués d’Aidan.
   -Sofia ! s’écria Aidan qui se précipita lui aussi vers l’hippomobile. Mais qu’est-ce que tu fais ?
   -Vite Aidy! Grimpe ! dit-elle en désignant la place à côté d’elle.
   -Mais on ne va quand même pas voler un fiacre ! Appelons-en un qui nous conduira au Palais de Westminster !
   - Aidy on a pas le choix ! On doit se rendre le plus vite possible au Parlement et si on y va à l’allure d’un fiacre normal, demain on y sera encore ! Allez, monte ! Dépêche-toi !
   A ces mots, les jambes d’Aidan le poussèrent en avant, comme guidés par le ton d’empressement de sa cousine et il grimpa à l’avant sans réaliser ce qu’il était en train de faire. A peine s’était-il installé aux côtés de Sofia que celle-ci donna un coup de rênes aux chevaux.
   -Ya ! s’exclama-t-elle.
   Dans un hennissement sonore, l’hippomobile démarra en trombe.
   -Hé ! harangua une voix.
   Aidan se retourna. Un homme arborant un haut-de-forme semblable à ceux des cochers venait de sortir de l’abri vert. Abasourdi, il observait, impuissant, l’éloignement de son véhicule.
   -Désolés ! On vous le ramènera ! s’écria un Aidan penaud, à l’encontre de l’homme dépouillé.
   Sofia, dont le cœur battait à tout rompre, était tétanisée. Était-il utile de précisé qu’elle n’avait jamais ni volé un fiacre, ni conduit un fiacre de sa vie ?
   A travers un concert de martèlement de sabots sur la chaussée et de hennissements incontrôlables, l’hippomobile dévala à grande vitesse les rues de Londres, créant une frayeur considérable chez les passants qui, affolés, firent un bond en arrière afin de ne pas se faire heurter par le véhicule. Des injures à l’encontre des deux conducteurs novices fusèrent en tous sens mais les crissements des roues cerclées de fer les rendirent inaudible. A un moment, Sofia crut même qu’elle allait heurter un autre fiacre se dirigeant droit sur eux, mais heureusement, Aidan tira énergiquement les rênes vers lui, évitant à nouveau d’extrême justesse la collision pendant que sa cousine poussait un cri de frayeur. 
   Tandis qu’Aidan continuer à veiller à la bonne conduite de Sofia, cette dernière quant à elle était complètement déstabilisée. En l’espace de quelques heures, il s’était produit des choses tellement irréalistes qu’elle avait eu l’impression d’être tombée dans la quatrième dimension. Venait-elle vraiment de se rendre dans l’appartement de l’un des hommes les plus importants de toute l’Angleterre ? Venait-elle vraiment de voler un fiacre ? Son cousin et elle étaient-ils vraiment en train de bouleverser toute la circulation londonienne dans le but de permettre aux libéraux de faire passer un amendement pour le droit de votes des femmes ? Allait-elle accomplir le combat de sa mère ?
   Tout cela était à la fois terrifiant et…si grisant. 
   Après une longue cavalcade dangereuse à travers la capitale, une immense dose de soulagement vint s’insinuer dans les veines des deux terreurs routières lorsqu’au loin, bordée par la Tamise et auréolé de nuages d’acier, se dressa devant eux la figure la plus familière des londoniens. Big Ben ! Symbole du palais de Westminster. Il était temps !
   Plus le fiacre progressait, plus le corps du Parlement s’allongeait pour dévoiler l’étendue immense de sa surface dorée au style néogothique. Ils traversèrent à vive allure le Pont de Westminster, toujours à travers une symphonie de sabots frénétiques et, au bout de quelques minutes, finirent enfin par arriver à Parliament Square. Sofia tira alors de toutes ses forces sur les rênes, provoquant l’arrêt brutal du fiacre et un concerto de hennissements résonna dans les environs.
   Echevelée, le cœur battant encore à tout rompre de la vive émotion qui venait de l’étreindre, elle sauta de l’attelage, avec l’impression que ses jambes transportaient du plomb, et se dirigea vers les chevaux.
   -Pardon mes bébés de vous avoir maltraités, dit-elle en frictionnant leur crinière. Je n’avais pas le choix, je…
   Mais Aidan la saisit par le bras en l’entraînant avec lui.
   -Tu t’excuseras plus tard ! Viens vite ! Il est presque onze heures !
 

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