Profondément surprise de voir la femme qu’elle admirait le plus au monde se tenir devant elle, Sofia fuit le regard de Wilson et ses pupilles intimidées se réfugièrent sur le médaillon de la journaliste qui pendait sur sa poitrine. Un médaillon en bronze sur lequel était frappé les symboles d’une plume et d’un parchemin.
-Elle…Elle est dans sa…loge…, reprit Sofia en pointant un doigt vacillant sur la porte derrière elle.
-Je vous remercie, dit aimablement Wilson.
La journaliste frappa ensuite à la porte et y pénétra après qu’un « Entrez » proféré par Simons lui en eut donné l’autorisation.
-Aidan…C’était Néhémie Wilson…Néhémie Wilson…, murmura Sofia, fébrile, encore sous le choc.
-Incroyable…Oh mais Sofia, puisqu’elle est là, si tu en profitais pour lui parler de notre projet de refuge ? Depuis le temps que tu envoies un courrier à sa rédaction, c’est une belle occasion à saisir !
-Je…Je n’oserais jamais…
-Comme disait ton père, qui ne tente rien regrettera peut-être tout. Viens, allons l’attendre dehors.
Sofia et Aidan sortirent du Lyceum Theatre et patientèrent contre une des colonnes du théâtre. Le froid devint de plus en plus cuisant à mesure que la pénombre du crépuscule déclinait. Sofia n’aurait su dire si c’était la température glaciale ou la perspective de parler à Wilson qui expliquait ses tremblements.
C’est alors que le regard anxieux de Sofia se posa hasardeusement sur une silhouette féminine située à quelques mètres d’eux. Une silhouette qui arborait un grand chapeau à bords larges parsemé ostensiblement de plumes. Ce détail familier l’intrigua. Elle plissa les yeux. Malgré la pénombre, Sofia vit alors que cette femme avait un nez proéminent, un regard dur comme l’acier et que sa main se refermait sur la poignée d’une canne en noyer.
-Aidan, regarde. On dirait que…Mais oui, c’est Belling ! dit-elle en pointant l’index en direction de l’aristocrate.
Aidan axa son regard vers la silhouette indiquée par le doigt de Sofia.
-Ah mais oui, c’est elle, approuva-t-il.
-Mais pourquoi est-elle là ? Mildred Baldown nous a pourtant dit que Belling était censée faire la tournée des œuvres de charités du pays pendant plusieurs semaines, non ?
Aidan haussa les épaules.
-Il faut croire qu’elle a préféré revenir plus tôt que prévu. Ca devait la barber de se retrouver dans toutes ces œuvres de bienfaisance entourée de « paysans », comme elle l’a dit elle-même.
Puis Aidan détourna à nouveau le regard, guettant l’éventuelle apparition de Néhémie Wilson. Sofia quant à elle continuait d’observer Belling, avec un essaim de points d’interrogation bourdonnant dans son crâne. Belling aurait donc abrégé sa tournée et laisser les libéraux, les membres adverses du parti de son époux, s’attirer pour eux seuls les louanges de générosité dans les journaux ? En agissant ainsi, elle leur ferait la part belle pour les élections de novembre. Jamais elle ne ferait ça. Au vu du portrait que lady Baldown lui avait dressé de Belling, cette dernière était une arriviste de première ordre et ne reculerait devant aucune occasion pour servir ses intérêts. Non, pour que Belling se soit arrachée à sa tournée dont l’unique but était d’embellir l’image des conservateurs, c’est qu’il devait y avoir une bonne raison. Une raison très importante.
Sofia vit l’aristocrate plonger sa main dans sa poche intérieure et en sortir une montre à gousset en or. Cette dernière lorgnait le cadran avec une sorte d’impatience. De toute évidence, elle attendait quelqu’un.
Sofia ne sut dire pourquoi mais elle eut un mauvais pressentiment. Un très mauvais pressentiment.
Puis un fiacre arriva. Belling rangea sa montre à gousset et monta dans l’hippomobile.
Instinctivement et sans réaliser ce qu'elle était en train de faire, Sofia courut à toute vitesse et s’accrocha derrière le véhicule. Puis un coup de fouet retentit dans l’air et les sabots claquèrent sur la chaussée, sans qu’Aidan ne s’aperçoive de quoi que ce soit.
Positionnée à l’arrière du fiacre, Sofia s’accrocha aux éléments protubérants afin de s’avancer vers la fenêtre. C’était exercice difficile à causes des régulières secousses du véhicule. Elle aperçut alors l’une des mains de Belling, dont le majeur était orné d’une précieuse chevalière, posée sur le rebord de la fenêtre. Le plus discrètement possible, Sofia se déplaça de façon à se rapprocher et, une fois qu’elle fut suffisamment près, elle s’immobilisa pour se concentrer sur ce qu’elle allait entendre.
-Je n’arrive pas à le croire…, dit Belling. Tout se joue ce soir et vous, vous préférez… (bruit de sabot) …opéra grotesque…
Il y avait donc bien quelqu’un d’autre dans le fiacre. Malheureusement, les réguliers martèlements de sabots camouflaient des bribes de conversations.
-Le… (bruit de sabot) …pier sait pertinemment pourquoi j’ai eu besoin de me rendre à l’opéra. Il sait l’effet que la musique classique a… (bruit de sabots) …moi. C’est pourquoi il… (bruit de sabots) …permission.
Cette voix était celle d’un homme.
-Je ne vois pas en quoi… (bruit de sabots) …urgence absolue d’aller écouter des guignols à voix de castra… (bruit de sabots) … sur scène.
-Il faut croire que certaines personnes sont nées pour...(bruit de sabots)... réceptives à ce langage divin et d’autres pas, dit la voix d’un ton empli de dédain.
-Oh mais oui suis-je bête ! C’est vrai qu’il n’y a que les plus brillants esprits comme le vôtre, cher… (bruit de sabots) …oven, qui peuvent en saisir la subtilité !
-L’heure n’est pas à l'aigreur ou aux futiles jérémiades. Je vous conseillerais donc de… (bruit de sabots) ... Je m’apprête maintenant à exécuter la tâche qui m’a été incombée. Et vous, contentez-vous d’aller… (bruit de sabots) …votre mari que demain, les libéraux subiront une défaite cuisante.
-Si ce que vous dites est vrai, alors Gladstone et Connors ne feront plus long feu dans la Chambre des Lords. Je suis… (bruit de sabots) … de voir cela.
« Je m’apprête à exécuter la tâche qui m’a été incombée » « Les libéraux subiront une défaite cuisante ».
Cela voulait-il dire que… ?
A cet instant, et sans pouvoir se retenir, Sofia poussa spontanément un gémissement de stupeur. Un gémissement un peu trop bruyant.
-Vous avez entendu ? demanda Belling à son interlocuteur.
Le cœur de Sofia loupa un battement.
Elle s’était fait repérer…
-Cocher ! dit la voix masculine. Arrêtez-vous !
Le fiacre s’arrêta.
La panique gagna Sofia. Elle n’avait plus le temps de s’enfuir. Instinctivement, elle sauta au sol sur la pointe des pieds et, dans une rapidité aussi impressionnante que discrète, se faufila sous le fiacre, ses coudes rampant contre la rugosité de la chaussée. Elle aperçut alors des bottines noires descendre du véhicule.
Les martèlements dans la poitrine de Sofia redoublèrent leur cadence tandis qu'elle vit les bottines faire le tour du fiacre, certainement pour inspecter les horizons. Elle craignait à tout instant que la silhouette ne s'agenouille pour s'assurer que personne ne s'était dissimulée sous l'hippomobile.
-Personne à l’horizon, conclut la voix masculine.
-Je suis certaine d’avoir entendu quelqu’un ! protesta Belling qui était toujours à l'intérieur de l'habitacle. C’était du côté de ma fenêtre ! Quelqu’un nous espionnait ! J’en suis certaine !
-Pourtant, il n’y a pas âme qui vive ici. Et si la personne s’était enfuie, on l’aurait entendu courir. De toute évidence, vos nombreux voyages durant votre tournée des oeuvres de bienfaisance vous ont assommé au point…
-Au point quoi ? De me faire entendre des voix imaginaires ? Dites que je suis folle pendant que vous y êtes ! Je sais ce que j’ai entendu !
-Ecoutez, nous n’avons pas de temps à perdre. Cocher, repartez s’il vous plaît.
Le soulagement imprégna Sofia de tout son être lorsqu’elle vit les bottines masculines disparaître pour remonter dans le fiacre. Le bruit de la porte ainsi que le coup de fouet claquèrent dans l’air et les roues de l’hippomobile avancèrent, dévoilant la cachette de Sofia qui était à découvert. Une fois que le fiacre se fut suffisamment éloigné, elle se releva, fit demi-tour et courut retrouver son cousin.
Après quelques instants, Sofia réussit à retrouver Aidan, lequel, fou d’inquiétude, lui demanda où diable elle était passée et qu’il l’avait cherché partout. Sofia, qui reprenait son souffle après avoir courut à en perdre haleine, lui raconta la conversation qu’elle avait entendu entre Belling et cet homme mystérieux dont le nom finissait par « oven »
-Jamais entendu un nom finissant par oven, dit Aidan. Ca doit être un nom de consonnance allemande peut-être.
-En tout cas, j’avais raison, dit Sofia, dont la respiration lacérait toujours sa poitrine. Belling et les membres de son parti mijotent un coup dans l’ombre ! C’est Gladstone et Connors, les principaux membres des libéraux, qui ont élaboré le projet de loi pour le droit de votes des femmes. Et si cette loi ne passe pas, alors ce sera une défaite pour leur parti. Et c’est bien ce que cet homme dans le fiacre a fait comprendre. Qu’il allait exécuter une tâche pour que les libéraux subissent une « défaite cuisante ». Ce qui signifie que Belling et cet inconnu vont tout faire pour que la loi ne passe pas ! Exactement comme il y a vingt-sept ans ! Ca doit être eux les coupables du Jour de l’Explosion !
Sofia et Aidan avaient du mal à réaliser ce qu’ils venaient d’apprendre.
-Mais s’ils comptent vraiment saborder les chances de succès de cette loi, comment vont-ils s’y prendre ? demanda Aidan. Tu crois qu’ils vont encore fomenter une explosion ?
-Non…je ne pense pas, ça serait trop gros de refaire le coup une deuxième fois…Ils vont sûrement s’y prendre autrement.
-Il faut prévenir la police, suggéra Aidan.
Mais Sofia balaya la proposition d’Aidan d’un vigoureux geste de la main.
-Jamais ils ne nous croiront. L'inspecteur Ascott me hait. Et puis n'oublie pas qu'il est le petit chien fidèle des aristos, alors tu penses bien qu’il ne fera rien qui serait de nature à froisser Belling !
-Oui, c’est vrai. Dans ces cas-là, allons prévenir Simons ! Elle est amie avec Lord Connors. Elle pourra le prévenir qu’un complot se trame contre lui et le projet de loi qu'il veut mettre en place.
Sofia hocha la tête en signe d'acquiescement.
Ils se rendirent alors au Lyceum Theatre. Malheureusement, ils apprirent que Simons ainsi que les autres membres de la troupe Cie & Chalmers venaient de quitter les lieux et qu’ils ne seraient pas de retour avant le lendemain matin aux alentours de sept heures. Quelle poisse ! Les votes à la Chambre pour les projets de loi avaient lieu en général aux alentours d’onze heures. Ca allait faire très juste. Mais Sofia et Aidan comprirent qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de patienter jusqu’à demain matin…
La sonnette accentuée tira brutalement Sofia de son sommeil. Elle était si stridente que Sofia eut l’impression qu’on lui perçait les tympans. Elle jeta un coup d’œil ensommeillée à la petite pendule posée sur le secrétaire de sa chambre. Il n’était pas encore six heures. La sonnette continua de retentir dans tout l’appartement d’une force persistante.
-Mais qui est l’espèce de crétin qui ose faire un tel raffut ? s’exclama-t-elle en se redressant de son lit.
Les nerfs dangereusement à vif, elle sortit en trombe de son appartement et ouvrit à la volée la porte de l’immeuble. Un heurtement lui fit comprendre qu’elle venait de cogner quelqu’un. Elle ouvrit en grand la porte, un froid cinglant la transperçant jusqu’à la fibre des os et vit Ernest dégringoler sur les marches du perron, une kyrielle de journaux voletant et s’éparpillant ça et là en bas des escaliers.
-Ernest ! Désolée…Rien de cassé ?
Ce dernier, aplati sur les marches, se releva péniblement, une grimace de douleur déformant ses traits.
-Aïe ! La douceur Sofia, tu connais pas ? ronchonna-t-il en massant son bras endolori.
-Pas plus que tu ne connais la discrétion, on dirait ! Depuis quand tu sonnes de cette manière chez les gens ! Et à cette heure-ci ! Tu es cinglé ma parole !
-Je préfère être cinglé que violent !
-Questquisepasse ?
Sofia se retourna. Aidan, revêtu dans sa robe de chambre mal refermée et le regard pétri de fatigue, était apparu dans l’encadrement de la porte de l’immeuble. On comprenait qu’il venait de se réveiller.
-Il se passe que ta cousine a cédé à son envie de me martyriser !
-Je ne l’ai pas fait exprès ! Et je me suis excusée !
-Tu parles, t’en pensais pas un mot !
Les joues de Sofia s’empourprèrent de colère.
-T’inquiète pas, je pense qu’un grand garçon comme toi se remettra facilement d’une chute de trois centimètres !
-C’est sûr que j’aurais plus de facilités à me remettre de ma chute que toi, tu ne vas te remettre de la tienne. Car contrairement à moi, tu vas tomber de dix étages.
Il saisit alors un des exemplaires du Times étalé sur les marches du perron et le brandit en direction de Sofia, un sourire de triomphe succédant à sa grimace de souffrance.
Sur la manchette, on pouvait lire :
« NEHEMIE WILSON A TENTE D’ASSASSINER UN MEMBRE DE LA CHAMBRE DES LORDS »