La cité des ingénieurs (Chap. 3) : Des vacances en banlieue

Par Cyrmot

Le jour du départ de Kristina il faisait un temps superbe. C'était à la fin juin, je m'étais levé assez tôt pour aller jouer au terrain, j'avais pris mon petit déjeuner comme si de rien n'était. Ça sentait le feuillage frais par la fenêtre ouverte de la cuisine, aux infos on parlait de la finale de l'équipe de France à l'Euro de foot, sûr qu'on allait gagner, les journalistes en parlaient en long et en large, on était au top niveau.  Au bout d'un moment ma mère avait même fini par couper la radio en soupirant.  

Quand deux semaines plus tôt j'avais subitement appris que la famille de Kristina allait quitter la cité pour le sud, j'avais d'abord pensé a des super grandes vacances. Comme la famille Lemaire qui partaient invariablement en camping  du 1er juillet pétantes au 31, ou le tiers du quartier qui se vidait en été pour aller au bled.

— Non, non, dans l'Essonne, elle m'avait précisé, en me citant une ville inconnue, Machin sur orge ou Patelin sous bois, enfin bref un bourg facilement oubliable dans ce département flou de l'autre côté de Paris. 

Bien sûr les Illic n'avaient pas l'opulence des Lemaire, les Lemaire avec leur BX 19 bleue métallisée et leur petite caravane qui passait l'année garée sur le parking, mais de là à aller passer des vacances en banlieue je comprenais pas l'idée. Ou alors peut être pour se changer les idées après la défaite en poule de la Yougoslavie a l'Euro, c'était même Platini qui avait scellé leur sort sur un mémorable triplé.

— On déménage en fait, elle m'annonça alors brusquement, en me regardant droit dans les yeux, comme si elle présentait les nouvelles du vingt heures. 

J'étais resté bouche bée un long moment, alors que Kristina me détaillait les raisons du départ - un logement plus grand, de la famille sur place, etc…-  et surtout l'avenir bienheureux qui semblait l'attendre dans son Essonne où je n'avais pour ma part, et elle non plus je pariais, jamais mis les pieds. 

— Et en plus j'aurai des cours de serbo-croate dans mon collège, c'est un collège spécial pour les langues, vers Paris. ça sera pas trop loin de chez moi.  

Elle y était déjà, sa mine d'habitude impassible s'éclairait ponctuellement de petits éclats de gaieté. son collège sa maison, encore deux minutes et elle me causerait bientôt de ses copines déjà sur place ou du foisonnement d'activités proposées par son foutu département.

Puis elle était remontée  faire encore des cartons, ça s'activait fort chez les Illic, le temps semblait déjà compté d'ici le grand jour. 

Une semaine plus tard elle m'avait filé son adresse sur un bout de papier déchiré, elle était repartie encore plus rapidement; à l'école on ne la voyait déjà plus.

 

J'attendis de ses nouvelles jusqu'au millieu de l'été. Je lui avais déjà écrit deux fois, sans réponse, Samir m’avait proposé à un moment qu’on aille à Paris demander au chauffeur d'un bateau-mouche qu'il nous emmène par la seine jusqu'à son patelin, mais c’était foireux son idée, comme celle d'Erwan que je devienne champion de France de smurf pour qu'elle me reconnaisse à la télé dans l'émission de Sydney.  

Puis à la fin août, un soir au milieu d'une marée de fournitures scolaires, qui embaumaient le plastique dans toute la chambre, j'étais retombé sur quelques unes de mes poésies pour Kristina en virant mes vieux cahiers de CM2 de mon étagère. Je les parcourus un  moment, soupirai à chaque strophe, puis fourrai le bout de papier déchiré de Kristina entre deux pages, avant de chercher des yeux le sac poubelle que notre mère nous avait sorti pour faire du propre.

Balancer ce truc périmé fut l'un de mes  derniers gestes avant d'aller dîner. Je rentrais bientôt en 6ème, moi aussi l'avenir m'attendait, pas la peine de m'encombrer avec des choses inutiles.

Dés septembre j'aurais un beau bureau tout net et une étagère clinquante de collégien, qui sentirait le papier glacé des bouquins de cours et le plastique tout frais sorti d'usine. Je laissai derrière moi une chambre en bon ordre et un bureau nickel, entre les piles de copies doubles, la nouvelle trousse, la pochette de règles et les classeurs vides.

Dix minutes plus tard je reposai ma fourchette puis filai fouiller le sac poubelle rempli de papiers devant la chambre, les sourcils froncés et la bouche pincée.

Qui sait, une adresse en Essonne ça pourrait toujours servir, j'aurais peut-être un prof en 6ème qui voudrait faire une sortie en banlieue sud, qu'on se perdrait pour faire le pique-nique et qu'il demanderait si on connaissait quelqu'un dans le coin pour nous guider. Ou même si dans la cité on chercherait leurs coordonnées aux Illic parce qu'ils auraient oublié un meuble devant le camion en partant. 

Mes idées étaient encore plus foireuses que celles d'Erwan ou Samir, surtout que je n'y pensais plus tant que ça à Kristina, une à deux fois par jour, et encore ;  bref, je calais le papier replié au fond de la trousse, hop, voilà, je pouvais en finir avec elle. Kristina était bien rangée elle aussi pour l'année. 

Je revins à table avec le sentiment que la rentrée pouvait enfin arriver, de toutes façons il n'y avait plus rien à faire de ces vacances, le stade et la piscine avaient fermé pour travaux avant septembre, au Prisunic et au Mammouth ils vendaient plus que des cartables, et au terrain on était jamais assez pour faire des équipes. Même le temps commençait à devenir merdique. 

Je me resservis du poulet basquaise au riz de ma mère, au moins de ce côté les choses n'étaient pas bouleversées, c'était toujours le top niveau.

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