La cité des ingénieurs (Chap. 4) : La 6ème

Par Cyrmot

 

— Non mais moi au début je pensais qu’on allait partir creuser dans la forêt, ou fouiller des ruines, à la Indiana Jones… Et là on se retrouve à cinquante mètres du collège sur un parking à prendre des notes... Avec ses histoires de gypse ou de calcaire, putain j’y comprenais rien.

Samir était adossé au mur des toilettes, son sac à dos de chez Leclerc entrouvert entre les pieds. D’ici je distinguais sa rangée de classeurs de toutes les couleurs, made in Leclerc également, 9F90 les trois, on devait tous avoir les mêmes à la cité. 

— Ah mais t’as fait la sortie avec Villac, lui répondit Antonio, mon grand frère l'a eue aussi il y a quatre ans, chaque fois elle le fait son cours dehors. C’est une folle avec ses interros en plus. 

Je cherchai Erwan des yeux dans le hall, il était dans la même 6ème que Samir, mais ils n’arrivaient pas toujours en même temps. C’était le bazar à 10h30 tous les matins, au moins cinq cent élèves qui déboulaient continuellement de tous les escaliers, avec quelques visages de pions qui surnageaient deci-delà, au milieu d’une masse de quasi inconnus. J’avais atterri moi dans autre une classe, peuplée pareillement de nouvelles têtes, avec moins du quart venant de la cité des Ecureuils ; des Cécile, des Guillaume, des Clément, la plupart habillés et équipés différemment, ça allait de la marque ultra chère à la mode, au complet de communiant – cartable en tissu Tann’s, chemise et pantalon en toile beige, mocassins- ,  on en voyait même arriver certains en voiture le matin.  

— … Et elle nous parlait encore de ses strates et de ses caillasses...  Après elle demande si on a des questions. Alors moi je lui demande si on pouvait faire des fusées en gypse. Et là elle me met direct deux heures de colle.

Antonio fronça les sourcils. 

— Ah ouais merde ton père il va te bousiller... Mais c’est quoi ces questions aussi ?

— C’est un fou Samir, tout le monde a rigolé dans la classe, s’exclama Erwann derrière nous. 

Il avait surgi soudainement d’un autre groupe à côté, parmi la foule de mini-groupes dans le hall, les poings serrant les bandoulières de son sac à dos, un sourire large et le visage radieux.

— Elle nous sort qu’avec on peut construire des trucs super solides, reprit Samir la voix forte, et qu’il y en aurait peut-être sur Mars, je sais pas moi ! Ça pourrait nous servir je me suis dit, pour le projet.

— Le projet ?

— Ah ah ah ! Samir il est encore là-dessus, s'esclaffa Erwan en dansant d'un pied sur l'autre. Mais c’est tout mort ça, c’est des trucs de CM2 !... Eh, venez les gars on va dehors, on va pas rester devant les chiottes toute la récré !

Il était déjà reparti vers un autre groupe qui sortait, des filles de sa classe apparemment ; zéro Ecureuil là-dedans, il parlait déjà à l’une d’entre elles. Blouson naf-naf, nattes blondes, jean chipie, cartable Tann’s tenu à une seule anse, elle parut lui répondre avec peu d'entrain, en regardant ailleurs, mais lui ne semblait pas se démonter plus que ça.  

Depuis notre rentrée au collège, Erwan s’était remarquablement acclimaté à son nouvel environnement. Du petit rondouillard réservé, fagoté en sous pull et pantalon en velours, il s’était mué en moins de trois mois en un adolescent tonique et braillard, jean neige, veste de survêtement et baskets Puma, bien plus occupé par son style et par les nattes blondes que par nos discussions, qui semblaient chaque fois faire perdre un temps précieux au mec quasi branché et affairé qu'il était devenu.

On l'observa un moment à travers les vitres du hall, il avait déjà quitté le groupe de nattes pour en rejoindre un autre, un demi-cercle de petits pâlots à vêtements de marque, voix aigües et mines assurées. Erwan riait fort et tournait parfois sur lui-même, en jetant des regards de tous côtés. 

Il faisait un peu gris, la cour était bondée, des mecs jouaient au foot avec une balle de tennis au milieu des groupes, d'autres accouraient  d'un endroit à l'autre sans raison apparente. Des filles marchaient dans tous les sens ou squattaient la plupart des bancs, certaines étaient hautes comme des profs, des mecs devaient pas dépasser un mètre quarante, on aurait dit un grand jardin mal taillé. 

J'étais pas franchement mieux loti de mon côté, j'avais même poussé comme un haricot magique, vingt centimètres en un an, plus rien ne m’allait, ma mère avait couru les magasins pour me rhabiller au mieux pour la rentrée. Mais malgré tous ses efforts, je me trouvais toujours aussi mal fichu, informe et sans attrait ; un physique simplement absurde, un grand haricot sur des baskets, avec mes habits taille seize ans et mes péniches aux pieds. 

Rester planté toute la récré à bavarder contre un mur c'était finalement pas plus mal, ça reposait même de la cohue générale, comme une grande tige grimpante protégée des intempéries.

— De toute façon c'est mort, je repris en pliant ma tige à qui mieux-mieux sur un rebord de fenêtre. Moi je suis nul en maths depuis la rentrée c'est horrible. En plus j'ai un prof du moyen-âge, avec sa blouse là, et….

—  Ah oui, la 6e3 vous avez Bourdas non ? Me coupa Antonio les yeux ronds. Oh la la faut pas le chercher celui-là! Mon frère il s'est pris une exclusion parce qu'il lui avait mal répondu, laisse tomber. Et en Physique t'as qui, Lasseron? 

Il nous déterra une nouvelle anecdote face à mon vague hochement de tête, j'eus l'impression qu'il y avait passé trente ans son frère dans ce collège.

À côté Samir ne l'écoutait même plus, il ouvrait et refermait continuellement son cahier de correspondance en se mordant les lèvres. 

Ça m'avait fait drôle de l'entendre parler ainsi, depuis six mois qu'on n'avait pas remis le sujet sur la table, en gros depuis le milieu du CM2. En y songeant parfois, j'avais même l'impression que les temps étaient plus légers alors, plus dégagés, et les journées un peu plus simples. On était à fond à cette époque, sérieux et impliqués, au début du printemps on en parlait presque tous les jours du projet.

Même l'idée d'une fusée en gypse ça n'aurait fait rire personne.

— Messieurs…

Samir et Antonio levèrent la tête en même temps, un des surveillants s'était approché de nous, le sourire tranquille et  les bras écartés. Je l'avais repéré depuis tout à l'heure, à chaque récré il ratissait le hall comme une grosse machine agricole pour mettre tout le monde dehors, je comprenais pas trop le principe.

On se retrouva bientôt plongés dans la nuée de voix dissonantes et de sacs à dos, les troisièmes qui déambulaient paisibles comme des doyens, ou causaient dans leur coin de trucs insaisissables ou supérieurs, parfois même avec des pions ; puis les troupes survoltées des quatrièmes, entre les mecs chtarbés qui tenaient pas en place en gueulant de partout de leur gosier en pleine mue, et les groupes de filles d'où explosaient régulièrement des rires et des voix stridentes. Et enfin les cinquièmes, les premiers grades, les ceintures jaunes de récré, même si c'était là-dedans qu'on retrouvait pas mal de débuts de bastons, d'histoires de mecs collés, exclus trois jours, ou même d'autres qui avaient triplé leur année. Quant aux sixièmes, ils faisaient juste ce qu'ils pouvaient, les anciens seigneurs de l'école primaire réduits de nouveau à des canetons désorientés ; même si la plupart s'en tirait peu à peu, d'autres rasaient les murs depuis la rentrée.     

Une drôle de luminosité tombait du ciel, blanche et crue, sur le béton noir de la cour. Un éclairage froid, brutal, soulignant un peu plus l'éclat des uns ou le calvaire des autres. Les petites popularités ou les physiques embourbés, les looks à la mode ou les fratries entières habillées au marché, l'épreuve des relations, le contrôle mutuel, le cafouillis du début de l'adolescence, l'acné, les centimètres, les kilos, tout le bazar de la puberté.

Et je constatai une nouvelle fois en observant les environs, désertés par les élastiques, les billes, les 1,2,3 soleil et les cordes à sauter, combien ça avait pu être chouette la primaire, maintenant que l'école commençait à me sortir par les yeux.

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