La Cité Maudite : Chapitre III

Par Rânoh

Comme elle était belle, cette femme du Nord, cette guerrière des temps obscures. Enserrée dans sa tunique de voyage, furetant d’un bout à l’autre à la recherche d’une entrée dégagée, ses mouvements pleins de vitalité offraient un drôle de spectacle. Elle parut avoir vingt ans, débordante d’énergie et de volonté, l’expression du pâle visage qui était le sien s’étonnait, s’égayait à chaque détour. Maeva vivait pleinement. Le frisson de l’aventure parcourait ses membres d’ordinaire sensibles, fragilisés par des années mouvementées marquées de combats et d’infortunes. Elle agissait de telle sorte, que Kapris crut un instant être retourné dans le passé, à l’époque où il menait la brigade spéciale de l’ordre au combat. Il avait alors affaire à une forte tête, réservée, mais toujours prête à défendre son point de vue, une jeune femme endurcie par les événements malheureux de l’existence. Ses yeux voyaient cette Maeva la Borgne le mener à l’orée de sa destinée, la sinistre Princalienne épousée à Eve n’existait plus, égarée à la sortie de la Tèrra Maudichia, et peu lui importait. Un pas décidé, des traits incrédules et le regard vif, l’envie, la passion et la détermination, autant d’aspects caractérisant cette amie rencontrée à Phylas par l’entremise de Sainte Lycorias. Rapprochés par les circonstances, ils devinrent inséparables, fidèles compagnons d’armes engagés pour la reconstruction du monde et le bien commun, ils se perdirent de vue à la suite d’un malentendu. L’ancien chevalier connaissait son erreur, lorsqu’il prit la décision de recommencer une vie nouvelle, il en commit un autre en entraînant la jeune femme au plus profond des ténèbres. Il lui fallut trente-deux ans pour le comprendre, pour réaliser que Maeva désirait une vie nomade, faite de péripéties et d’imprévus, non d’une situation stationnaire, à s’embourber au cœur d’une région inhospitalière.

— Là, on dirait que quelqu’un passe régulièrement ici.

La voix de la Princalienne sortie l’homme de sa torpeur, aussi revint-il aux choses du présent et laissa ses regrets à plus tard. Il inspecta la large piste qui se dégageait depuis le mur éventré sur une large surface, les ronces qui y poussaient étaient régulièrement piétinées et arrachées. Cela ne fit aucun doute, les empreintes le confirmaient, la principauté d’Helrate était désormais le territoire des Lycanthropes.

— Nous risquons de ne pas être les bienvenus, commenta Kapris. Assurons-nous qu’il ne s’agisse pas d’un piège, je n’ai pas envie de revivre la bataille du Doù. Je passe le premier à partir de maintenant, ces terres sont les miennes, je les connais bien.

L’homme attrapa le sabre qui ballottait à sa ceinture, puis avança avec prudence, les sens en alerte, à l’affût du moindre bruit, de la moindre odeur ou de tout mouvement suspect. Il constata avec stupéfaction l’énorme brèche creusée en lieu et place de la porte principale, pourtant, il se souvenait d’une entrée démesurée, haute comme trois hommes, sertie de solides attaches en fer et en bronze. La poterne n’était guère plus qu’un pan de mur écroulé, éparpillé en mille éclats de bois et de pierre sur plusieurs centaines de mètres. Lierre et ronces en condamnaient désormais une partie, s’étendant de part en part à la manière d’une toile d’araignée, soigneusement tissée au fil des décennies. Ce couvert végétal maintenait la frêle structure en place, les fissures ne tenaient que grâce à la bonne volonté de la nature, aussi les deux aventuriers ne tardèrent guère à franchir l’ouverture d’apparence précaire. Ils furent soulagés de se trouver de l’autre côté de la muraille, mais un deuxième ouvrage restait à enjamber. Un horizon de terre battue se déployait de leur position à cette élévation titanesque, qui demeurait à peine moins défigurée que la première, une vaste zone à découvert parsemée de cadavres déchiquetés et d’ossements broyés. Si le doute persistait encore jusqu’à présent, cette vision infernale ne fit que confirmer le jugement de l’ancien chevalier. Le foyer de l’Ordre de la Citadelle n’était plus que celui de ces bêtes poilues, à l’allure ingrate et viciée. Mais, pourquoi ? Kapris espérait bien le découvrir durant cette expédition.

La puanteur de la mort, brassée avec l’humidité de l’air marin tout proche, harcela les narines d’ordinaire insensibles des aventuriers, il s’agissait sans doute d’un message de bienvenue à l’égard des âmes téméraires. Prenant sur eux, ils firent leur possible afin de passer inaperçus, ce ne fut pas une mince affaire sur une terre exempte de relief ou d’obstacle. La progression fut lente et fastidieuse, tantôt accroupie, tantôt à plat ventre, ils durent user du moindre avantage pour éviter de compromettre leur présence en ce lieu interdit. Maeva commençait déjà à fatiguer. Malgré sa bonne volonté et le cœur qu’elle mettait à la tâche, son corps finit par lui rappeler ses cinquante-neuf ans. Les pauses se firent plus longues, les avancées plus lentes encore, mais après deux heures d’efforts, ils parvinrent à franchir la seconde muraille sans encombre.

— Par Helrate, fit Sire Kapris le souffle coupé. Dans quelle sorte d’enfer nous sommes-nous jetés ?

Une terre nue, vierge, couverte de cendre et de poussière, désertée par la vie et la beauté de la nature, un domaine désolé prenait place dès cet instant et à perte de vue. Où étaient les riches forêts seigneuriales qui constellaient ce pays d’espoir ? Où donc se trouvaient les champs dorés, resplendissant sous les rayons protecteurs du soleil ? C’était le néant. L’inexistence, un vide cauchemardesque prêt à aspirer l’âme des vivants, se nourrissant de la moindre once de vie, le royaume des morts. L’immortel vit avec stupeur un large cratère perforer la terre, à l’endroit où s’élevait jadis son fief, le village de La Garde-du-Sauveur, la vitrine étincelante d’une humanité épanouie. Le choc fut trop fort, il s’écroula sur les genoux, prit de plein fouet par la tempête du désespoir, son cœur pleurait de larmes amères en assistant au spectacle funeste des affres du temps et de l’Histoire. L’être surnaturel était de retour chez lui après plus de trois siècles d’absence, il découvrait son foyer ravagé par la fin du monde, victime du Cataclysme et de la corruption. Un monde multiséculaire, balayé en quelques semaines à peine, martyr de la guerre et de sa folie destructrice.

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