— Les terres que nous avons traversées m’appartenaient jadis, expliqua Kapris à sa femme à l’écoute. En tant que chef de la deuxième brigade, je possédais le territoire le plus proche de la sortie, mon groupe étant affecté à l’exploration de l’extérieur. Chef, j’ai hérité de mon titre et du fief de mon père, Perate, l’un des fondateurs de l’Ordre de la Citadelle. J’ai ensuite fait don de certaines parcelles à mes meilleurs hommes. Les chevaliers, hormis les commandants, n’ont accès à la terre que de cette manière, c’était une façon de récompenser les plus braves, ils n’héritaient que de leur poste au sein de la citadelle. Ah ! La Garde-du-Sauveur, je me souviens la première fois que j’y suis venu, jeune écuyer de mon père sur un cheval blanc et robuste. Les gens étaient si gentils, si reconnaissants envers nous. La douce musique des soirs d’été résonne au fond de mon esprit, je les entends chanter dans leur langue vulgaire, ces paroles mélancoliques ou enjouées.
»Vois-tu, Maeva, du temps de ma jeunesse, l’on apercevait la citadelle de mon fief, là où se trouve l’énorme cratère que nous avons contourné tout à l’heure. Et le soir, une fois par semaine, le Mont des Folies s’illuminait, les écuyers et les pages couraient dans les couloirs pour allumer les feux de l’espoir partout, quelle magnificence, quelle glorieuse époque ! Nous portions en nous, les chevaliers je veux dire, les rêves et les espérances de l’humanité entière, elle nous acclamait et agitait des tissus de couleurs vives à notre passage, elle pleurait la perte de nos vaillants héros tombés au combat. Aujourd’hui, je me rends compte que ce monde n’était qu’une illusion. Nous promettions de libérer le continent du joug de la corruption, ces viles créatures qui infectaient quiconque s’en approchait. Cependant, ce but, ce rêve que portait sincèrement l’ordre n’était rien de moins qu’une occupation futile, un moyen de nous détourner de la réalité des choses. Nous avions nous-même condamné l’humanité à des siècles de captivité, sans jamais trouver le moyen de vaincre la corruption. Voilà le résultat.
L’ombre grandissante des montagnes obscurcissait un tableau déjà peu reluisant à mesure que le soleil déclinait. Devant, les fortifications de la cité d’Helrate tenaient en équilibre sur elles-mêmes, une simple brise ou un mouvement brusque pouvait les faire s’effondrer. De la grande poterne, il ne restait aucune trace, seul un fossé indiquait l’emplacement d’un ouvrage réduit en poussière par le chevalier noir. L’ironie voulut que le rêve des chevaliers de l’ordre fût réalisé par celui qui provoqua sa chute, lors de la terrifiante Nuit Maudite longue de trois mois. Murs et tours s’entrecoupaient d’amas de pierres et de débris en tout genre, allant d’ossements plus ou moins récents aux armes et armures rouillées des derniers défenseurs de la cité condamnée. La violence des combats menés se ressentait par la disposition des impacts sur l’enceinte et l’appareil qui le composait. Un chemin de ronde discontinu, mis à nu du fait de l’écroulement des éléments défensifs, créneaux, mâchicoulis et archères, les assauts arrachant simultanément la pierre et la vie des braves qu’elle supportait. Ces risibles résidus du passé n’étaient guère en mesure d’accomplir leur devoir à présent, l’on distinguait sans mal la cité d’Helrate à travers la multitude de brèches ouverte en eux.
Seules des ruines inertes parsemaient le paysage autrefois époustouflant de cette gigantesque cité. Aucun toit ne pointait en direction des cieux grisonnants, écroulés sous les coups d’une sanglante tragédie à l’aube du nouveau monde. Nombreux furent les quartiers complètement rasés, ne comptant guère plus que des murs ou des piliers instables, des tas de tout et de rien, cendres et carcasses difformes. Au bout de l’avenue principale, au pavement toujours visible en dépit des crevasses et des talus divers, s’élevait les majestueux escaliers de la fameuse citadelle, jadis centre du monde d’une humanité humiliée. Il s’agissait d’un large escalier, imbriqué dans la roche, d’une centaine de marches en mauvais état. Un socle interrompait la montée au quart de l’ascension, il y trônait jadis une statue gigantesque de Saint Helrate, dont les membres en mille morceaux s’étaient à jamais perdus au milieu du champ de dévastation. Cependant, les reliefs décorant les deux côtés de l’escalier demeuraient presque intacts, fresques monumentales à l’épreuve du temps et des méfaits de la fatalité. Au-dessus de cet ensemble peu engageant se dressait la citadelle, ou une copie défigurée de ce qu’elle fut jadis. Elle parut avoir implosé. Sa moitié supérieure n’existait plus, effacée de la réalité. Aucun survivant de l’ordre n’avait la réponse quant aux événements ayant provoqué de tels dégâts, aux dires de ces derniers, la citadelle fut secouée d’une explosion sans égale, aux verts éclats. Le mystère restait entier. Ce palais, bâti à même le Mont de Folies, résistait malgré cela, sa base parsemée de fissures tenait ferme et l’on apercevait des couloirs intacts depuis sa surface éventrée.
Kapris observait cette vision de cauchemar l’air béat, étourdi par l’ampleur des dégâts affligeants son lieu de naissance. L’homme suivait sa femme de manière mécanique, il ne prêtait plus attention à l’environnement dans lequel il progressait. Au détour d’un pan de l’enceinte, Maeva s’arrêta, inquiète.
— Il n’y a rien ici, commenta-t-elle en s’accroupissant. Je ne sens pas la moindre présence, pas une ombre au coin de ces rues déchiquetées, pas un son, seule l’odeur de la mort flotte au milieu de cette cité maudite. Ne crois-tu pas que nous sommes tombés dans un…
La Princalienne s’écroula sur la terre cendreuse, sortant l’Helratien de ses rêveries. Lorsqu’il se précipita au-devant de cette dernière, il vit deux ruisseaux de sang suinter de ses narines, son teint fut plus pâle encore qu’à l’accoutumée et ses yeux vitreux se baladaient sans logique apparente. Maeva était victime d’une crise qui la secouait irrégulièrement, celles-ci devenaient de plus en plus fréquentes au fil des années. Ses veines étaient infectées du sang de la bête borgne, vaincue lors d’une effroyable bataille au cœur des collines Évéennes, en un fortin assailli de monstres. Pris au dépourvu, Kapris fit son possible pour s’adapter à la situation, comme il savait si bien le faire, et décida d’emmener sa femme dans un lieu plus discret. Il navigua avec prudence entre les ruines de cette mer d’édifices naufragés, usant de sa force et de sa ruse pour ne point se faire remarquer par les ombres espiègles qui, peut-être, l’épiaient en secret. Finalement, il parvint à un bâtiment à la mine correcte, dont le toit demeurait encore discernable et les fondations solides. La porte était toujours en place, après quatre décennies d’abandon et de solitude, quelqu’un la poussait pour la première fois.
À l’intérieur, les meubles étaient en vrac, retournés ou brisés par l’infortune et la négligence de ses actuels occupants. Poussière et objets en tout genre parsemaient le sol tantôt tapissé, tantôt boisé, témoignage de la richesse passée de cette demeure aux murs peints d’azur et d’argent. La fresque qui s’étendait là racontait la gloire oubliée des chevaliers de l’ordre, elle s’effaçait derrière d’importantes fissures et taches de terre, mais Kapris la connaissait par cœur. Il s’agissait d’une réplique, que faisaient reproduire tous les notables de la principauté, d’une œuvre sensationnelle figurant dans le hall d’entrée de la citadelle. La version miniaturisée ici faisait pâle figure en comparaison à l’original. On racontait, jadis, que certaines personnes plaquaient du véritable argent sur les murs. Cela n’avait plus grande importance aujourd’hui, les préoccupations actuelles de l’immortel demeuraient autre et plus urgente, car sa belle souffrait d’un mal inconnu en un lieu où le danger se cachait parmi les ombres.