C’était dans une plaine, bordée de montagnes ;
Soleil de plomb, air lourd et électrique.
Rien ne bouge dans ce petit bout de campagne ;
Pas un souffle de vent sur l’herbe qui pique.
Des choses, parfois, se font un peu entendre :
Des choses qui soufflent, grondent, claquent ou grésillent.
L’herbe rase, des arbres nus couleur de cendre,
La plaine, partout devant, pas le moindre asile ;
Pourtant tout ce qui est là est invisible.
Il n’y a qu’une seule petite chose,
Grise, tâchée de noir, qu’on appelle « nuisible » ;
Une haute civette qui, en virtuose,
Pousse une grande brouette qui bringuebale ;
Et d’une seule main, s’il-vous-plaît : de l’autre,
Elle fait virevolter des pièces de métal,
Ne les lâche pas des yeux, si bien qu’elle se vautre.
C’est une civette ouvrière qui, enfin,
Vient de terminer sa journée de travail.
Doubles honoraires, c’est bien là tout le moins
Pour une civette trimant le jour : sa marmaille
Se lèvera aux premiers rayons de lune ;
Elle, les ayant embrassés, s’endormira.
Couchée à terre, elle ramasse sa fortune,
Et soudain se redresse, alerte : tout là-bas,
En bas du ciel, de gros et sombres nuages,
Qui grossissent, tempêtent, grondent, éclatent et mugissent.
Elle se lève, tandis que s’approche l’orage.
Le chemin est long, il faut qu’elle le finisse ;
Peu plaisante, l’odeur de civette mouillée.
Elle se remet d’aplomb et reprend sa route,
En poussant devant elle sa brouette rouillée.
Elle se hâte, et puis sent les premières gouttes.
Elle accélère, et tout à coup elle s’arrête.
Devant elle, immense au milieu de ce rien,
Une girafe, immobile. « Mais quelle simplette ! »
S’écrit la civette qui ne veut que son bien.
« Elle est si haute, elle va s’attirer la foudre !
Il faut qu’elle s’enfuie, ou elle va finir cuite... »
Elle veut la prévenir, mais elle est comme sourde ;
C’est qu’elle est trop grande, et l’autre trop petite.
Qu’à cela ne tienne, la civette s’approche,
Pousse sa brouette vers la sotte girafe,
Et lui donne sur les jambes quelques taloches.
Mais rien n’y fait : bien trop faiblardes ces baffes ;
C’est à peine si elles font frémir la géante.
Alors la civette, bien décidée, s’éloigne ;
Il ne sera pas dit qu’elle fut fainéante.
Elle avise une branche, non loin, et l’empoigne,
Puis va la déposer près de la statue
Qui, tranquille, a décidé de rester là.
La civette, pour sauver la grande têtue,
Repart aussitôt, et puis la revoilà.
Un aller-retour, puis un autre, et encore,
Inlassablement, la bestiole s’active,
Ramasse tout ce qui traîne dans le décor,
Concentrée sur sa tâche, sans une dérive.
Bouts de bois, branchages, cailloux et pierres,
Longues planches, tôle froissée et métal rouillé,
En pagaille et entremêlé de lierre ;
Bientôt la pluie s’en mêle et tout est mouillé.
La brave civette, vaillante et ruisselante,
S’agite en tous sens, se presse davantage,
Sous les yeux vides de la girafe indolente.
Le monticule s’élève, d’étage en étage,
Jamais la brouette n’a tant débordé.
L’ouvrière, en regardant monter sa tour,
Craint de la voir tout à coup dégringoler,
Mais continue pourtant ses allers-retours :
Elle doit être plus rapide que l’éclair.
La sereine girafe, baissant ses grands yeux,
La regarde du haut de son belvédère,
Voit monter devant elle l’amas rocailleux,
Ne comprend pas bien cette gesticulante,
Qui s’agite, court, sautille et crie sous la pluie,
Et fourre des saletés dans sa boîte ambulante.
« Après tout, dit-elle, ne jugeons pas autrui. »
Et elle se détourne, regarde approcher
Nuages noirs et lueurs électriques,
Foudre et grondements sourds du ciel chargé.
Elle regarde, sans cligner. « C’est magnifique,
Se dit-elle, subjuguée. Comme je suis chanceuse
De voir de mes deux yeux de si belles choses. »
Et elle oublie bien vite, en bas, la danseuse
Qui continue de valser, sans une pause.
Et elle ne voit plus la tour qui va l’égaler,
Qui va, très bientôt, atteindre sa hauteur.
Elle ne voit plus mais soudain entend hurler.
Elle est là, tout près, la civette sans peur,
La gaillarde qui a gravi hardiment
La montagne instable bâtie de ses mains,
Et qui crie : « Ne restez pas là, c’est dément !
Mettez-vous donc à l’abri jusqu’à demain. »
Elles regardent ensemble l’immense orage,
La pluie déchaînée qui frappe et qui bouillonne,
Et le vent qui gronde, furieux, soufflant sa rage.
L’ouvrière, debout sur sa bâtisse brouillonne,
Les pattes en porte-voix, crie à s’essouffler.
Et elle s’acharne. Toute à son empathie,
La civette presse la girafe, sans voir
Que c’est un paratonnerre qu’elle a bâti.
Et la foudre frappe, attirée par les pièces,
Gardées précieusement au fond de sa poche ;
Indifférente devant cette hardiesse,
Elle a allumé comme une grande torche.
Ne reste qu’un civet de notre civette.
La girafe la regarde grésiller
Et, tranquille, soupire et se dit : « C’est bête,
Je ne lui avais pourtant rien demandé. »
Hahahaha c'est une tragédie bien menée, car j'ai senti très tôt que c'était la civette qui allait se prendre la foudre à vouloir trop extirper la girafe de là.
J'ai eu un doute sur la morale de l'histoire : est-ce que c'est "il ne faut pas aider les gens qui ne demandent pas d'aide" ? Est-ce que tu as envisagé de mettre quelques vers où tu énonces clairement la morale, au début ou à la fin, comme le fait La Fontaine ? J'adorais ces vers qui énoncent la leçon, parce qu'ils étaient souvent tournés de façon drôle, et que j'étais 100% certaine de ce que l'histoire venait illustrer.
Pour la morale, j'imagine que c'est ce que tu en as compris aussi (ne pas imposer son aide à quelqu'un qui n'en veut pas), mais j'avoue que j'ai souvent du mal à savoir moi-même où je veux en venir avec mes fables... ^^ J'aime assez l'idée de laisser les gens tirer ce qu'ils sentent du texte, c'est pour ça que je n'inscris pas noir sur blanc le sens de l'histoire. Et pour tout te dire, je crois que je ne serais pas très à l'aise dans le rôle de moralisatrice...
Mais à réfléchir ! Merci pour ta remarque ;)
Pauvre petite civette transformée en civet et la sotte girafe qui la regarde s’éreinter sans broncher !!! La tension apportée par l’orage est palpable, on sent grésiller l’atmosphère. Un conte à la hauteur !
À bientôt
C'est un beau texte, comme toujours. Je trouve que l'orage est particulièrement saisissant.
A très vite
Et oui, elle est (ou plutôt était) comme ça, le cœur sur la main
Ça m’a fait un peu de peine de lui faire ce coup-là, mais je n’ai pas résisté au jeu de mot avec le civet
Tant pis...