Comme prévu, Sofia et Aidan se rendirent le lendemain soir à l’œuvre de charité de leur village. Contrairement aux années précédentes, Sofia n’était pas émoustillée lorsqu’elle franchit le portail fleuri du parc circulaire du Moriton Square où il était écrit Collecte de la Générosité. Elle n’était pas émoustillée lorsqu’elle vit tous ces fanions aux couleurs vives draper les alentours. Elle n’était pas émoustillée par la musique guillerette que jouait l’orchestre. Rien de tout ce qui caractérisait la Collecte ne l’émoustillait. L’atmosphère convivial des lieux accentuait même sa souffrance. Comment des étincelles de bonheur pouvaient encore être présentes dans ce monde alors que son père ne faisait plus parti de celui-ci ? Non pas qu’elle souhaitait le malheur des autres mais à ses yeux, cette ambiance chaleureuse sonnait comme un contraste irrespectueux face à son anéantissement de ces derniers jours.
-Nous devrions d’abord nous rendre au Stand de la Générosité, suggéra Aidan à sa cousine. Comme ça, ce sera fait.
-D’accord, approuva Sofia.
Le Stand de la Générosité était l’endroit où il fallait se rendre afin d’effectuer un don financier. Les cousins se positionnèrent derrière la queue du stand qui s’étalait sur environ quatre mètres, Sofia tenant dans les bras un bocal contenant l’argent que son père avait souhaité offrir cette année à l’œuvre de charité. Tandis que Sofia et Aidan attendirent leur tour, un couple de quadragénaire élégamment vêtu passa devant eux ainsi que devant tous ceux qui patientaient.
-Hé, vous ! s’indigna quelqu’un dans la file d’attente. A la queue comme tout le monde !
Le couple distingué se retourna vers celui qui les avait interpellés et le toisa.
-Hmm ! fit l’homme d’un air méprisant.
Sofia le reconnut. C’était le Lord qu’elle avait vu en compagnie de la harpie rosée sur le quai de la gare hier. Lord Nimbert, si elle avait bonne mémoire. La femme qui était à son côté devait être son épouse.
Puis Lord Nimbert se retourna vers le comptoir et sortit lentement de la poche de son gilet un portefeuille en cuir puis saisit une petite liasse de billets. Il la tendit devant lui avec ostentation, comme s’il souhaitait que tout le monde puisse contempler l’argent qu’il s’apprêtait à donner. Des éclairs blancs zébrèrent le dos de ce dernier. Sofia se retourna et aperçut alors à quelques mètres d’elle des hommes se tenir derrière des appareils photos à soufflet ainsi que d’autres hommes prenant des notes sur un carnet. Des photographes et des journalistes. C’était la première fois qu’elle en voyait à la Collecte de la Générosité.
Après avoir remis son don avec la même lenteur que celle d’un escargot, toujours sous les flash aveuglant, Lord Nimbert s’éloigna de la foule en compagnie de son épouse, tous deux arborant un sourire peu naturel qui semblait étrangement destiné aux photographes.
-Non mais franchement, quel toupet ces aristocrates ! maugréa quelqu’un derrière Sofia et Aidan. Ils se croient vraiment tout permis ! J’en ai vu une tout à l’heure avec un horrible chapeau vert qui a fait exactement le même numéro que ces deux-là. Elle a dépassé tout le monde dans la foule avec un air bêcheur et a sorti une liasse de billets avec exagération.
-A croire qu’ils aiment étaler leur richesse devant nous pour nous prendre de haut ! renchérit quelqu’un d’autre. Une belle brochette de prétentieux.
Au bout de quelques minutes, il ne resta plus qu’une seule personne devant Sofia et Aidan, un jeune homme d’environ dix-sept ou dix-huit ans faisant don d’une épaisse liasse de billets, ce qui ne manqua pas d’étonner Sofia. Cette liasse devait facilement contenir un bon millier de livres sterling* ! Même pour un aristocrate, il s’agissait d’une somme astronomique. Mais contrairement à Lord Nimbert, ce jeune homme ne semblait pas vouloir faire étalage de son opulence et remit son don dans la plus grande humilité. Le jeune bienfaiteur se retira ensuite et ce fut au tour de Sofia d’offrir le pécule de son père.
Alors que son cousin et elle se détachèrent de la queue, Sofia reconnut au loin une silhouette familière.
-Aidan, regarde ! C’est Jaw ! Le policier dont je t’ai parlé.
Jaw portait un ensemble noir et était coiffé d’un casque. L’usuel uniforme des policiers. Il était donc en service. Intriguée, Sofia se dirigea vers lui, Aidan lui emboitant le pas.
-Mr Jaw ? appela Sofia.
Jaw se retourna. Un sourire bienveillant se dessina sur son visage.
-Oh, bonsoir Miss Snow. Comment allez-vous ? J’ai voulu passer chez vous tout à l’heure pour prendre de vos nouvelles mais je n’ai pas eu le temps, j’étais très occupé. Est-ce que vous allez mieux depuis votre…perte de connaissance ?
-Oui, j’ai repris des forces, merci. Si cela n’est pas indiscret, que faites-vous ici ?
-Eh bien, je suis agent de police et j’ai été envoyé par Scotland Yard pour veiller au bon maintien de l’ordre de la Collecte de la Générosité.
-Pourtant nous n’avons jamais vu de policiers à la Collecte.
-La police est présente cette année car de nombreuses personnes issues de la noblesse prévoyaient de se rendre ici.
Sofia et Aidan échangèrent un regard éloquent. La présence d’aristocrates avait-elle un lien avec ce qu’ils pensaient ?
-Et la venue de l’aristocratie à la Collecte de la Générosité justifie la présence de la police la plus importante d’Angleterre ? s’enquit Aidan. La police locale n’aurait-elle pas pu se charger elle-même du maintien d’une œuvre de charité de la région ?
-Oh, la police locale aurait été totalement en mesure de s’en charger, bien entendu. Cela dit, la présence de Scotland Yard à la Collecte de la Générosité a été une demande formulée par les aristocrates qui sont ici. Ils se sentaient plus en sécurité entouré de policiers issus de Scotland Yard. Il y a les Belling, les Nimbert, les Connors… Il s’agit des familles nobles les plus influentes du pays.
-Jaw !
Sofia et Aidan se retournèrent. Un homme s’avança vers eux. Blond avec une moustache plus touffue que celle de Jaw et vêtu lui aussi d’un uniforme de policier, son visage était marqué par la sévérité.
-Oui inspecteur ? demanda Jaw avec affabilité.
-Ca fait dix minutes que je vous cherche ! Les Callaway souhaitent qu’un policier reste près d’eux.
-Inspecteur, avec tout mon respect, ce manège ne peut plus durer. Nous sommes des agents de police, pas des gardes du corps.
-C’est comme ça et pas autrement Jaw ! J’ai d’ailleurs demandé à Jameson de rester près des Belling et à Jobyll de rester près des Nimbert ! Allons, dépêchez-vous !
Puis il se retourna et disparut dans la foule au travers une démarche pressée.
-Il n’a pas l’air très amical votre supérieur, fit remarquer Sofia.
-C’est vrai que l’inspecteur Ascott a toujours été de nature plutôt revêche. Mais son austérité s’est renforcée ces dernières semaines à cause d’un numéro de La Voix au Chapitre où Néhémie Wilson y a publié des témoignages de londoniens qui faisaient part de leur… mécontentement quant à l’efficacité de Scotland Yard et cela en n’employant pas des propos très flatteurs. Inutile de vous dire que suite à ça, notre image en a pris un coup. Et la pression que l’inspecteur a reçu de la part des membres de l’aristocratie ces derniers temps ne l’ont pas aidé à calmer ses nerfs. Car récemment, plusieurs aristocrates ont massivement sollicité quelques membres de Scotland Yard pour que nous assurions leur sécurité lors de leur tournée à travers toute l’Angleterre pour participer à de nombreuses œuvres de bienfaisance et cela pendant au moins une semaine ;
Voilà dont la « tournée » qu’avait mentionné Lord Nimbert à Lady Belling hier sur le quai de la gare.
-Mais comme vous l’avez formulé à l’inspecteur, vous n’êtes pas des gardes du corps ! Ascott aurait dû refuser !
-Vous savez, il n’est pas toujours évident pour l’inspecteur de décliner les demandes de l’aristocratie. C’est assez compliqué…
-Je vois. Au fait, agent Jaw, je tenais à vous présenter mes excuses au sujet de mon comportement d’hier matin. J’étais…très secouée par vos révélations.
Jaw sourit.
-Je vous remercie, Miss Snow. J’accepte volontiers vos excuses.
-Où se trouve votre collègue, l’agent Jameson ? Je souhaiterais également m’excuser auprès de lui…
-Comme mon supérieur lui a demandé de rester près des Nimbert, il doit se trouver près de l’orchestre.
-Mais si j’ai bien compris, il est sourd, c’est ça ?
-Oui, Alexander est atteint de surdité. Mais il sait lire sur les lèvres donc il vous comprendra sans problèmes, ne vous en faites pas. A présent, veuillez m’excusez, je dois me rendre auprès des Calloway. Bonne soirée à vous.
Puis Jaw se retira en pressant le pas.
-Pourquoi tu lui a présenté tes excuses ? demanda Aidan. Qu’est-ce que tu as encore fait, So’ ?
Sofia s’était en effet gardée de parler à son cousin du comportement désagréable qu’elle avait eu envers les deux policiers tant elle était morte de honte.
-Euh…Et bien…
-Laisse-moi deviner, suggéra-t-il en esquissant en léger sourire, ils ont tous les deux été victimes d’une sofiarie, c’est ça ?
Dans le langage d’Aidan, une « sofiarie » était un comportement découlant de l’impulsivité excessive de Sofia et dont elle seule avait le secret.
-Je suis déjà assez gênée comme ça, pas la peine d’en rajouter Aidy. Bon, revenons à nos moutons. Tu as entendu ce qu’a dit Jaw ? Il y a des membres de l’aristocratie ici ! Ce doit sûrement être pour cette raison que Père craignait que nous nous rendions à la Collecte. Jaw m’a dit que ma mère avait eu de nombreux aristocrates sur le dos à cause de son mouvement féministe. Il a peut-être craint que l’un d’eux me reconnaisse étant donné ma ressemblance physique avec ma mère et vienne tout me raconter.
-C’est possible. Il faudrait nous renseigner sur les nobles présents. Jaw a mentionné qu’il y avait les Belling, les Nimbert et…Et qui d’autre déjà ?
-Les Connors aussi. Ce nom me dit vaguement quelque chose.
- « Vaguement » ? Alors ça, si je m’y attendais ! résonna une voix féminine derrière eux.
Sofia et Aidan se retournèrent et découvrirent qui était la propriétaire de ces mots méprisant. Incrédules, ils durent prendre quelques instants pour réaliser s’ils ne se trouvaient pas devant une créature irréelle.
Nimbée d’une magnifique robe de soirée gris perle se tenait la plus belle femme qu’ils n’avaient jamais vu. Une cascade de cheveux aux reflets chocolat se déversait tout le long de sa taille déliée et deux iris d’un marron scintillant accentuaient l’éclat de sa chevelure.
Sofia était subjuguée par l’extraordinaire beauté de cette femme. Une beauté royale à faire pâlir de jalousie des reines de splendeur telles qu’Hélène de Troie ou la comtesse de Castiglione. La somptueuse apparition porta une cigarette à ses lèvres et projeta une volute de fumée dans une grâce exquise.
-Permettez-moi de parfaire votre manque de culture. Il se trouve que Lord Edmund Connors est une figure emblématique d’Angleterre car il siège au Parlement en tant que membre de la Chambre des Lords et est issu d’une des plus illustres familles aristocratiques. C’est grâce à lui que la Collecte de la Générosité et bien d’autres œuvres de charité bénéficient de la popularité dont elles sont gratifiées aujourd’hui car c’est lui qui a convaincu la Reine Victoria et le Prince Albert de les parrainer. Edmund a toujours eu beaucoup d’influence vous savez. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que Gladstone, l’ancien Premier Ministre et chef des libéraux, l’a désigné comme conseiller personnel.
Sofia était irritée par le ton empreint de condescendance de leur interlocutrice et le fit comprendre à sa manière.
-Eh bien nous vous remercions pour ce cours d’instruction, répondit Sofia. Combien nous devons nous pour cette leçon de mondanité totalement inutile et pour laquelle on ne vous a rien demandé ?
-Ne vous en faites pas, c’est cadeau de la maison, dit la jeune femme d’un ton désinvolte. C’est toujours un plaisir pour moi d’instruire les nécessiteux.
Sa réponse accentua considérablement l’agacement de Sofia.
-Et bien dans ces cas-là, à mon tour de vous dispenser un renseignement à titre gracieux : nous n’en avons strictement rien à faire de savoir qui est le conseiller de machin ou qui siège au Parlement. Nous n’avons pas le moindre intérêt pour la mondanité. Pas vrai, Aidan ?
Mais tandis que Sofia attendait l’appui de son cousin, celui-ci ne répondit pas. En cet instant, la beauté de la jeune femme était la parfaite illustration de l’expression « laisser sans voix » car elle avait rendu Aidan mutique.
-Ai-dan ? insista Sofia en appuyant chacune des syllabes.
Puis Aidan secoua légèrement la tête, comme s’il venait de resurgir sur Terre.
-Hein ? Euh…Tu m’a parlé So’ ?
La jeune beauté éclata de rire durant plusieurs secondes. Pas un rire chaleureux. Un rire moqueur et méprisant.
-Apparemment, ce que vous dites suscite moins son intérêt que ce qu’il a devant les yeux, dit-elle à Sofia, toujours avec un sourire hautain. Au fait Miss, qu’est-ce que ces tickets qui dépassent de votre poche ?
Intriguée, Sofia regarda à l’intérieur de ses poches où, hormis un mouchoir, il n’y avait rien d’autre.
-De quoi parlez-vous ? Il n’y a pas de tickets dans mes poches.
-Ah non ? Je crois que vous avez mal regardé. Permettez.
La belle jeune femme plongea sa main qui ne tenait pas sa cigarette dans l’une des poches de Sofia et, dans un tour de prestidigitation, en sortit deux billets de théâtre.
-Comme vous avez réussi l’exploit de me distraire lors d’un évènement aussi barbant que celui de cette Collecte ringarde, cela mérite bien une petite récompense. Il se trouve que je fais partie de Cie & Chalmers, la troupe d’Howard Chalmers, un brillant illusionniste. Nous donnons des représentations à Londres au théâtre du Lyceum Theatre si cela vous dit.
-Sans façon, répondit sèchement Sofia. Nous avons autre chose à faire que d’assister à de stupides tours de magie !
-Eh bien, au cas où vous changeriez d’avis.
Elle déposa les tickets dans la poche du gilet d’Aidan tout en le gratifia d’un sourire si ardent que le Grand Incendie de Londres de 1666 paraissait bien glacial à côté. Aidan se liquéfiait sur place.
-Bonne soirée à vous, jeunes gens.
Puis dans un dernier rond de fumée projeté avec élégance, elle disparue dans la foule.
-Très agréable rencontre, murmura Sofia. Et je ne te remercie pas Aidy ! A cause de toi, on est passé pour des idiots !
-Oh, tu exagères…dit-il, gêné.
Bien que de nature enjouée et plutôt extravertie, Aidan avait toujours eu tendance à perdre de son assurance lorsqu’il se trouvait en face d’une femme qui lui plaisait, jusqu’à en devenir presque muet.
-Bon, assez perdu de temps, dit Sofia. Maintenant, chacun mène une investigation de son côté afin de glaner des informations en ce qui concerne les aristos présents. Il faut savoir si certains d’entre eux faisaient partis de ceux qui ont tenté de mettre des bâtons dans les roues à ma mère lorsqu’elle était encore à la tête des Dédaignées Indignées. On se retrouve ici dans une heure avant que le maire de Chesbury ne prononce son discours habituel sur l’estrade, entendu ?
Aidan acquiesça. Puis chacun parti de son côté.