Les Instructions


   Le chahut régnait au sein du pub. Les chopes s’entrechoquaient dans un tintement aigu, l’odeur de mousse emplissait les narines et les rires d’ivrognes résonnaient de tous les côtés. 

   Comme tous les soirs, les clients se rendaient en nombre en ce lieu où, autour d'un verre qui déliait leur langue, ils confiaient leur tracas de la journée. On jurait contre son patron qui nous traitait pire qu'un déchet. On se plaignait du misérable salaire perçu que l'on estimait pas à la hauteur de ses efforts durement fournis. On se lamentait que la jeune femme que l'on adorait en secret ne nous accordait pas l'ombre d'un regard. Plus le flot de lamentations s'allongeait, plus l'envie d'engourdir les douleurs cuisantes de l'âme au moyen de l'alcool s'accentuait. Dans les moindres recoins, les services de l'absinthe étaient demandées en abondance, si bien que la petite poignée de serveurs de l'établissement se livrait tant bien que mal, plateaux en mains, à un ballet effréné d'allers-retours en tout sens afin de pouvoir assouvir le plus rapidement possible les insatiabilités environnantes.

   Parmi ces clients qui se noyaient dans la cacophonie tout en noyant leur problème dans l’alcool, seul un homme barbu et au chapeau melon restait silencieux. Isolé à une table au fond du pub, un bec de narguilé dans bouche, il avait un visage patibulaire et constellé de légères traces rouges. 

   Raoul Burfield.

   A plusieurs reprises, il sortit de la poche de son gilet une montre à gousset en argent, son regard se perdant à la fois sur le cadran et sur les alentours du pub qu'il scrutait avec attention. De toute évidence, il attendait de la visite. Et à en juger par son air empli d'impatience et ses sourcils marqués par un froncement, cette "visite" tardait à être honorée.

   Burfield n'était pas réputé pour avoir une patience olympienne. Déjà qu'il n'était pas dans ses meilleures dispositions depuis qu'il avait appris la veille que Beethoven avait encore marqué des points auprès du Croupier en découvrant l'emplacement de La Panacée, si en plus on le faisait attendre, il allait à coup sûr être d'une humeur massacrante.   

   Une jeune serveuse dont les cheveux châtains réunis en une longue tresse retombaient en cascade le long de sa taille arriva près de sa table et lui demanda s'il souhaitait passer commande. Celle-ci semblait débordée par les innombrables demandes des clients qui ne cessaient de pleuvoir dans tous les sens. Burfield lui commanda trois pintes de bières. La jeune femme s'éloigna ensuite pour chercher ses pintes, des clients du pub adressant à cette dernière des sifflements appréciateurs dans son passage. 

   Peu après, deux hommes arrivèrent en direction de Burfield et s’assirent autour de sa table. Leur souffle haché ainsi que la sueur luisant sur leur front indiquèrent qu’ils avaient sans l'ombre d'un doute brûlé le pavé pour se rendre ici.

   D'un geste énergique, Burfield referma le couvercle de sa montre avant de la ranger dans la poche de son gilet et ôta le bec de narguilé de sa bouche pour le laisser tomber à terre, s'enrouler comme un serpent entortillé sur lui-même. Il adressa aux nouveaux arrivants une œillade emplie de malveillance.

   -J'peux savoir ce que vous foutiez, bordel ? demanda-t-il.

   -‘xuse Raoul, répondit l’un d’eux en faisant racler sa chaise. On s’est fait pourchassés par des policiers qui nous ont surpris en train de dépouiller un clodo. Il nous a fallu un bon quart d’heure avant qu’on réussisse à les semer.   

    Cette réponse eut pour effet d'accentuer la crispation de Burfield. 

   -Bande d'estropiés du bocal, vous savez bien pourtant que le soir, les condés c'est pas ce qui manque dans le coin ! Il en grouille de partout dans le but d'attraper l'un de notre bande ! Alors c'était vraiment bien le moment de prendre le risque de vous faire pincer ! 

   -Ouais mais Raoul, le clochard avait une bonne petite récolte et...

   -Je m'en tamponne de vos excuses ! L'heure c'est l'heure, point barre ! J'vais quand même pas vous apprendre ce que pense le Croupier de ceux qui respectent pas la ponctualité, hein ? 

   Aucun des deux ne répondit. Leur silence où suintait une peur muette parlait de lui-même. La simple mention du nom du chef suprême suffisait à faire naître en eux une peur parlaysante.

   Bien évidemment qu’ils savaient que Le Croupier accordait une importance cruciale à la ponctualité ainsi que de ce qu'ils pensaient de ceux qui ne l'honoraient pas.

  -Pour cette fois, je lui dirais rien. Mais avisez-vous de vous pointer à l'heure la prochaine fois. Je déteste poireauter ! 

   Burfield pencha ensuite la tête vers le centre de la table, faisant comprendre par-là que ce qu’il s’apprêtait à dire était on ne peut plus confidentiel. Inévitablement, les deux autres se rapprochèrent aussi.

   -Bon, trêve de bavardage. Il est temps de causer sérieux. J'ai reçu les instructions pour...vous savez quoi.

   Burfield sortit de sa poche un morceau de papier qu'il déposa au centre du bois laqué de la table. Dessus était consignées en détails les directives qu'il venait de mentionner à l'instant. Tandis que ses deux acolytes prirent connaissance du contenu, Burfield jeta un coup d'oeil dans les alentours afin de s'assurer qu'aucune oeillade indiscrète et intempestive ne viendrait se fixer dessus leur épaule pour lire ce qui était écrit. A un moment, ses deux sbires furent tirés de leur lecture par une agitation qui attira leur attention ainsi que celle de l'ensemble du pub. Un des employés de l'établissement réprimandait un ivrogne qui avait eu la main légère sur la jeune serveuse qui avait parlé à Burfield. Une femme au tablier défraîchi, probablement la tenancière du pub, avait jeté le contenu d'une chope de bière en plein visage du malotru pour lui faire payer sa goujaterie. Puis un autre des serveurs, beaucoup plus costaud, avait saisi par les manches l'ivrogne et l'avait expulsé violemment du pub en lui intimant de ne plus jamais revenir.

   Une fois l'agitation légèrement dissipée, le trio de malfrats retrouvèrent leur concentratrion. Lorsque les deux compères de Burfield relevèrent tous deux la tête du papier, Burfield appuya du regard afin de leur faire comprendre s'ils avaient bien tout compris. Ces derniers hochèrent imperceptiblement la tête en signe d'acquiescement. Burfield saisit alors le bec de son narguilé et, discrètement, s'en servi pour brûler le papier qui se transforma rapidement en un petit tas de cendres retombant sur la table à travers une légère odeur de brûlé.

   Burfield pointa ensuite sur ses deux sbires un doigt mitainé empreint de menace. 

   -Jamais on a eu de mission à l’enjeu aussi important. Alors surtout pas de fausse note cette fois. Ni retard ou autre ! Pigé ? 

   -C'est bon, on sera réglo la fois prochaine, t'inquiète.

   La jeune serveuse revint en direction des trois malfrats avec un plateau en bois où trônaient les trois pintes de bière commandées par Burfield. Quelques mèches s'étaient échappées de sa tresse négligée. Elle déposa les trois anses sur la table dans un cliquetis avant de repartir précipitemment servir les autres clients. 

   -N'empêche, tu dois l'avoir mauvaise que ce soit Beethov' qui a découvert la localisation de La Panacée, dit l'un des sbires en empoignant l'anse d'une des chopes.

   -La ferme ! répliqua sèchement Burfield.

   -Quand j'y pense n'empêche, ajouta le second malfrat, c'est vraiment une tête ce Beethov'. Il met à l'amende absolument tous les Senators. J'imagine qu'il a du se réjouir de se faire mousser avec sa découverte de l'endroit où se trouve La Panacée. 

   -La ferme je vous ai dit ! Au lieu de vous marrer comme des imbéciles, concentrez-vous sur la mission. Comme je vous ai dit, pas de retard, pas de fausses notes, rien du tout. Sinon, vous savez ce qui vous attend, n’est-ce pas ?

   Les légers ricanements se dissipèrent dans une atmopshère de peur sous-jacente.

   -Ouais, ouais, on sait, répondit l’un des deux sbires d’un air désinvolte.

   Puis les deux acolytes de Burfield saisirent la anse de leur chopes  et déglutirent plus de peur que d’alcool. Bien qu’ils n’en démontraient rien, ils étaient terrifiés.

   Tous les Rosers savaient ce qu'il se passait si jamais on décevait le Croupier.

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Rin Pawaa
Posté le 12/08/2024
Bien que ces passages soient brefs et énigmatiques, contrastant avec le récit principal riche en détails, j'apprécie la manière dont les événements sobres et concis autour du mystérieux Burfield sont intégrés. Cela accentue le flou qui l'entoure et enrichit la lecture en laissant place à l'imagination quant à son identité et à la nature de son futur lien avec Sofia.
Libellya
Posté le 15/08/2024
Coucou !!

Merci beaucoup pour ton commentaire, ça me fait très plaisir !! 😀
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