La Harpie


   Il était difficile pour Sofia de mener son enquête car des habitants de son village ne cessaient de venir la voir pour lui présenter leur condoléances au sujet de son père. Elle décida alors de se réfugier près du buffet où tout le monde était trop occupé à manger pour remarquer sa présence. En posant le regard sur la ribambelle d’hors d’œuvres qui trônait sur une grande table nappée d’un drap blanc, elle réalisa que cela faisait près de deux jours qu’elle n’avait pratiquement rien mangé. Elle qui d’ordinaire était un véritable estomac ambulant, la tristesse lui avait complètement coupé l’appétit. Bien qu’elle n’eût toujours pas faim, elle pensa que manger quelque chose l’aiderait à renforcer sa lucidité dont elle aurait besoin dans l’avancement de son enquête. Mais alors qu’elle s’apprêtait à piocher quelques olives, une voix désagréable martyrisa ses oreilles :
   -Espèce de triple décérébré !
   Sofia tourna la tête. Elle vit une femme drapée dans une robe verte à tournure, affublée d’un chapeau extravagant et dotée d’une canne en noyer. Elle reconnue aussitôt Lady Belling, la bourgeoise détestable qu’elle avait croisé sur le quai de la gare hier matin. Cette dernière grimaçait de dégoût et adressait un regard torve à un jeune homme blond et maigre. C’était James, l’un de ses valets. Celui qui avait dérangé Sofia pendant qu’elle somnolait dans son compartiment.
   -Je vous avais demandé un verre de scotch ! Puis-je donc savoir pour quelle raison vous m’apportez cette liqueur imbuvable ? 
   -Mais il…il s’agit bien d’un scotch ma Lady…, balbutia James, visiblement apeuré par la fureur de sa maîtresse. Je…Je ne savais pas qu’il vous déplairait… 
   -C’est bien ça votre problème, pauvre demeuré ! Vous ne savez jamais rien ! A croire que vous êtes incapable de faire une seule chose correctement ! Tenez, voilà de quoi dérouiller vos méninges incompétentes !
   La harpie jeta alors le contenu du verre à la figure du jeune homme, béant de stupeur. Plusieurs personnes avaient tourné le regard vers eux et assistaient à cette scène humiliante.
   -Et maintenant, ramenez-moi un scotch digne de ce nom et non je ne sais quel infecte tord-boyaux !
   Sofia sentit ses ongles s’enfoncer dans ses paumes. Tandis qu’elle ruminait son indignation, elle sentit un tapotement sur son épaule.
   -Ne pourrais-t-on pas me laisser tranquille une minute ? pesta-t-elle en se retournant.
   Mais contrairement à ce qu’elle pensait, il ne s’agissait non pas d’une énième personne qui était venue lui présenter ses condoléances mais de l’agent Jameson, le jeune policier qu’elle avait sermonné la veille.
   Une envie cuisante de se faire toute petite et de se tapir dans un trou de souris la saisit brutalement. C’était la seconde fois qu’elle s’en prenait à lui en l’espace de vingt-quatre heures. 
   -Oh euh…Pardonnez-moi agent Jameson…Je…Je ne savais pas que c’était vous…
   Un sourire timide naquit sur les traits du jeune homme. Il décrocha un crayon accroché à sa ceinture ainsi qu’un carnet, griffonna quelques mots et le tendit à Sofia.
   « Bonsoir Miss Snow. Je suis ravi de vous revoir. Comment vous sentez-vous depuis hier matin ? J’étais très inquiet. »
   -Je vais mieux, je vous remercie. D’ailleurs, je tenais à vous présenter mes excuses pour mon comportement d’hier. Je n’aurais jamais dû vous parler ainsi…
   D’un geste de la main, il fit comprendre que ce n’était pas grave.
   -Non j’insiste. J’ai vraiment eu des paroles très méchantes. Cela dit, je suis rassurée que vous ne les ayez pas entendues, c’est une bonne chose. Enfin non…Je ne veux pas dire que ce soit une bonne chose que vous n’entendiez pas, bien entendu…euh, sans mauvais jeux de mots d’ailleurs…Je voulais dire que c’est une bonne chose que vous n’ayez pas entendu ce que j’ai dit car mon ton était très irrespectueux. Et ce n’est jamais agréable d’entendre des choses irrespectueuses. Quoique en y réfléchissant…Il aurait quand même mieux fallu que vous entendiez ce que je vous ai dit, car même si ce que je vous ai dit était détestable au possible, cela aurait au moins signifié que pouviez entendre et ce serait donc chouette car ça voudrait dire que vous pouvez aussi entendre d’autres choses. Des choses plus agréables…Enfin…Euh…Vous voyez ce que je veux dire, hein ? Je... Oh mon dieu, parfois je devrais vraiment apprendre à me taire…
   Sofia se sentit stupide après sa tirade alambiquée. Cependant, le jeune homme, lui, affichait un grand sourire. Bien qu’aucun son ne sortît de sa bouche, elle était persuadée qu’il riait, ce qu’elle trouva mignon. Il pointa son index vers le torse de Sofia et leva le pouce. Elle comprit par-là « Je vous trouve géniale ! ».
   Soulagée, elle sourit à son tour.
   -Merci pour votre mouchoir. Tenez à ce propos, le voici.
   Sofia sortit de sa poche l’étoffe en dentelles et la tendit au jeune homme. Celui-ci le saisit.
   -Jameson ! 
   Sofia sursauta à l’entente d’une voix tonitruante. Elle vit alors l’inspecteur Ascott se diriger vers eux. L’agent Jameson n’avait rien entendu. Ascott se dressa ensuite devant le jeune policier, les sourcils froncés.
   -Que faites-vous ici ? Je vous avais dit de rester près des Belling ! Ils viennent de me dire qu’ils vous ont vu partir il y a cinq minutes ! Vous allez décrédibiliser l’image de Scotland Yard si vous ne vous astreignez pas aux directives que je vous donne ! Vous croyez vraiment que nous avons besoin de ça ?
   Jameson avait l’air tout aussi confus qu’effrayé par la fureur de son chef.
   -Inspecteur Ascott, dit Sofia, l’agent Jameson est simplement venu prendre de mes nouvelles car la dernière fois que nous nous sommes quittés, je me suis évanouie.
   Mais cette précision, loin de calmer Ascott, accentua la colère de ce dernier.
   -L’état d’âme des civils ne doit pas être votre priorité lorsque vous êtes en service, Jameson ! Quand je vous donne un ordre, vous faites ce que je vous dis et rien d’autre ! 
   -Inspecteur Ascott, poursuivit Sofia qui commençait à s’énerver, j’ai l’intime conviction que vos illustres aristocrates peuvent survivre en l’absence de l’agent Jameson durant une poignée de minutes ! J’ai vécu toute ma vie à Chesbury et je peux vous garantir que ce n’est pas un lieu où il grouille de fous furieux mangeurs de familles nobles !
   -De quoi je me mêle, vous ? Cette histoire ne vous concerne pas !
   Puis Ascott pointa un doigt malveillant vers le jeune homme.
   -Ne me faites pas regretter de vous avoir embauché, Jameson ! Je doute sincèrement qu’il y ait un seul inspecteur de police en Angleterre qui aurait accepté de travailler avec un agent sourd comme un pot ! Une chance pour vous que Jaw, qui a toute la confiance de Scotland Yard depuis longtemps, ait insisté de pied ferme pour que je vous recrute et soit parvenu à nous convaincre que vous feriez du bon travail ! Et bien que je n’ai pas vraiment eu à me plaindre de votre service jusqu’à présent, il suffit d’une seule insubordination de votre part pour que je révise mon jugement ! Alors maintenant, allez voir les Belling et que ça saute !
   « J’y vais tout de suite inspecteur »
   Jameson baisa la main de Sofia pour lui dire aurevoir et se retira confusément en direction des Belling.
   -Quant à vous Miss, vous étiez présente lorsque j’ai dit à Jaw que Jameson avait reçu pour ordre de rester près des Belling ! Et vous avez accepté de lui parler en sachant qu’il était en service ? Ce n’est pas un comportement à avoir !
   -Et qu’aurais-je du faire selon vous ? Lui dire d’aller se faire voir parce qu’il s’inquiétait pour moi ? Cela s’est déjà produit la première fois que nous nous sommes rencontrés et je le regrette amèrement ! Et d’ailleurs, pour qui se prennent vos aristocrates ? S’ils voulaient les services d’une nounou, ils n’avaient qu’à en embaucher une au lieu d’embêter la police, ils ont assez d’argent pour ça il me semble, non ? 
   -Occupez-vous plutôt de vos affaires et ne perturbez plus Jameson dans ses fonctions !
   Puis Ascott se retourna et disparut dans la foule au travers une démarche furieuse. Sofia, dont la colère n’était pas moindre, s’éloigna elle aussi du buffet sans n’avoir rien mangé.

   Sofia attendit son cousin à l’endroit et l’heure convenus mais ne le vit pas. La patience n’ayant jamais été le point fort de Sofia, elle partit à sa recherche après seulement quarante-cinq secondes d’attente. Elle finit par le trouver près du stand de boissons. Il tenait un verre à la main empli d’une liqueur rouge. 
   A cet instant, l’estomac de Sofia se contracta très douloureusement. 
  « Non, pas maintenant s’il te plaît… » pensa-t-elle.
   Lorsqu’Aidan aperçut sa cousine, une lueur coupable s’ancra dans son regard. D’un geste machinal, il tenta de dissimuler son verre aux yeux de Sofia mais sa main heurta par mégarde une silhouette et le contenu du verre s’étala sur une robe verte. 
   Le visage de Lady Belling s’empourpra de rage.
   -Ma robe ! Ma robe ! Vous ne pourriez pas faire un peu attention, idiot ! Cette robe vient de chez Harrods ! Elle vaut bien plus d’argent que vous n’en gagneriez jamais dans toute votre vie !
   -Euh…Ma lady…Il…Il ne l’a sûrement pas fait exprès…, dit James qui se tenait derrière elle, affichant une mine terrorisée. C’est un accident…
   Outrée, Belling se retourna vers son domestique.
   -Non mais je rêve ! Qui vous a sonné, vous ? Et pire encore, comment osez-vous contredire votre maîtresse et prendre la défense d’un empoté pareil ? Les larbins n’ont pas le droit à la parole ! 
   Entendre Belling vitupérer son valet de la sorte écœurait déjà Sofia. Mais l’aristocrate venait de commettre aux yeux Sofia l’une des plus grandes erreurs qu’un être humain pouvait faire : s’en prendre à Aidan. Pour Sofia, il y avait une règle fondamentale inscrite dans les lois de l’univers : Personne, absolument personne ne devait toucher à Aidan !
   -Bon la mégère, vous avez fini d’empoisonner le monde ?!
   Sofia avait craché ces mots avec une colère virulente. Estomaquée, Belling axa son regard sur celle qui venait de la sermonner. Le choc la saisit si brutalement qu’elle fut incapable pendant quelques secondes de prononcer le moindre mot.
   -Jeter de l’alcool au visage de son domestique et le pousser en dehors du train, s’en prendre à quelqu’un parce qu’il a malencontreusement renversé un peu de vin sur sa robe. Non mais sérieusement, est-ce vraiment une manière de traiter les gens ? 
   Belling retrouva alors l’usage de la parole, les sourcils plus froncés que jamais.
   -Comment osez-vous vous adressez à moi de cette manière, petite sotte ? Savez-vous seulement qui je suis ?
   Le fait que cette femme était plus scandalisée par le fait qu’on lui tienne tête que pour l’attitude odieuse qu’elle venait d’avoir envers Aidan et James redoubla l’indignation de Sofia.
   -Oui, je sais qui vous êtes ! Une teigne qui doit sûrement croire que son rang lui confère une valeur existentielle supérieure à celle d’autrui et de considérer les autres comme des moins que rien !
   Tous les regards convergeaient à présent en leur direction. Même les musiciens jouaient moins fort pour pouvoir entendre la discussion entre Sofia et Belling.
    -Sachez que je suis lady Belling, dame d’honneur de la Reine, que mon mari siège au Parlement à la Chambre des Lords et que nous faisons partis d’une des familles les plus éminentes de tout le pays ! Donc cela devrait suffire à vous faire comprendre que, oui, je suis hautement supérieure ! Par conséquent, j’ai le droit de traiter qui je veux comme je veux et en particulier mes valets !
   -Vous croyez donc valoir mieux que les autres parce que votre mari occupe un siège à la Chambre ? Moi aussi parfois je m’assois sur un siège dans ma chambre et curieusement, je n’ai jamais eu l’impression de voir ma valeur existentielle grandir à ce moment-là !
   Quelques gloussements amusés se firent entendre dans la foule, ce qui irrita davantage la colère de Belling.
   -Quelle impolitesse ! Vous vous croyez spirituelle sans doute ! Tout cela n’enlève rien au fait que cette espèce de benêt a tâché ma robe ! tempêta-t-elle en désignant Aidan du bout de sa canne en noyer. Quelle réaction voudriez-vous que j’aie ? Que je saute de joie dans les airs, ravie de sa bêtise ?
   Ivre de rage, Sofia saisit brusquement le verre de vin d’Aidan et renversa tout le contenu restant sur sa propre robe.
   -Regardez ! Vous avez vu ? Moi aussi j’ai du vin sur ma robe ! Est-ce que la Terre s’est effondrée pour autant ? Est-ce que les gens ici présent ont brutalement cessé de respirer ? Est-ce que quelqu’un de votre famille est morte à cause de ce geste ? On dirait bien que non ! Par conséquent, ça veut dire que ce n’est pas si grave et que piquer une telle crise est ridicule ! Ridicule ! Alors mettez-la en veilleuse maintenant ! s’écria-t-elle en jetant le verre au sol dans un fracas sonore.
   Des larmes mêlées de rage et de tristesse commencèrent à piquer les yeux de Sofia. Aidan comprenait ce qu’elle avait voulu dire par là et pourquoi elle se mettait dans cet état.
   -Jamais de ma vie je n’ai rencontré une demeurée pareille ! s’exclama la harpie avec dédain. La dernière fois, c’était…
   -Allons allons, que diable se passe-t-il ici ? 
   Une voix enjouée vint alors briser l’atmosphère pesante. Sofia, Aidan, Belling et James tournèrent la tête. Une femme rondouillarde arborant une longue plume noire dans les cheveux se dirigea vers eux dans une démarche exagérément guillerette.
   -Une prise de bec et on attend pas Mildred pour la laisser y prendre part ou y assister ! C’est très vexant ! s’exclama-t-elle avec un grand sourire.
   -Ah vous, ne commencez pas ! fulmina Belling. Ce ne sont pas vos affaires ! 
   -Diantre Cassandra ! s’exclama la femme corpulente en posant une main sur son torse, feignant d’être outrée. Vous n’êtes tout de même pas sans savoir que tout ce qui a trait à nourrir les commérages sont mes affaires.
   -Si ça vous intéresse tant, sachez que cette petite mijaurée vient de me manquer de respect ! pesta-t-elle en désignant Sofia du bout de sa canne.
   -Ca n’est pas vrai ! s’offusqua Sofia. C’est vous qui êtes odieuse !
   -Je ne vous permet pas de me parler ainsi !
   -Je n’ai besoin de la permission de personne pour dire ce que je pense !
   -Allons, allons Cassandra, chuchota la femme enjouée, est-ce bien raisonnable de faire pareil esclandre lors d’une œuvre de bienfaisance avec toute la ribambelle de journalistes autour ? Et ce, à quelques semaines de vous savez quoi ? Je vous imaginais plus maligne que ça tout de même. Vous ne voudriez sûrement pas voir vos efforts réduits à néant, je me trompe ?
   Belling jeta un rapide coup d’œil aux alentours et vit que tout le monde continuait de les regarder. Elle se mordit la lèvre.
   -C’est un scandale, chuchota Belling. Je me plaindrais à l’inspecteur Ascott. Déjà que le policier qui devait rester près de nous pendant que mon mari et moi-même mangions est parti entretemps, si en plus la police laisse des nobles se faire insulter de la sorte par des paysans, c’est le bouquet ! (Elle se tourna vers James) Venez, vous ! 
   Elle se retira à travers une allure empreinte de mépris. James afficha un air désolé aux cousins, comme pour présenter ses excuses pour ce qu’il venait de se passer avant de suivre sa maîtresse.
 

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Ophelij
Posté le 16/08/2024
Hello !
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, les personnages sont vraiment savoureux !

Juste une petite remarque à propos de l'agent Jameson dans ce passage :
"Alors maintenant, allez voir les Belling et que ça saute !
« J’y vais tout de suite inspecteur »"
on ne sait pas trop, du coup, qui parle à ce moment là ?

à bientôt !
Libellya
Posté le 16/08/2024
Salut Ophelij,

Merci beaucoup encore une fois pour ton commentaire !
Oui tu as raison, normalement lorsque c'est Jameson qui parle (enfin qui écrit du coup) je surligne ses dialogues en italique. Mais là, j'ai oublié de le faire, je vais réctifié.

Merci beaucoup !!! 😊
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