La course

Concentré sur sa conduite, Colin surveillait attentivement Scott qui se trouvait juste derrière lui.

Le paysage urbain défilait à toute allure devant lui. Les trottoirs encadraient l'asphalte qui se précipitait sous leurs roues, les réverbères se succédaient les uns aux autres tandis que les hauts immeubles semblaient surgir de nulle part et s’évanouir tout aussi brusquement.

Le vrombissement des deux moteurs, les longues plaintes de leurs échappements libres, faisait accélérer le rythme cardiaque de Colin. Il fallait reconnaître qu’il attendait toujours très impatiemment ces courses du samedi.

Le circuit n'avait rien de facile et Scott le talonnait. Avant le départ, sa stratégie lui avait paru bonne. Il avait choisi la Honda S2000, légère et surtout plus maniable que la voiture de son adversaire, qui avait opté pour une Nissan Skyline bien plus puissante, certes, mais aussi plus lourde et par conséquent moins agile. Mais, même s’il parvenait à creuser la distance à chaque tournant serré, son ami le rattrapait facilement dès celui-ci franchi, aidé par son monstrueux moteur. Pourtant, quelque chose le rassurait, Scott ne revenait pas à sa hauteur. En ville, les virages étaient légions et empêchaient son opposant d'utiliser tout le potentiel de son véhicule, contrairement à lui. Néanmoins, le jeune pilote savait aussi que bientôt, ils aborderaient un boulevard. Si celui-ci était désert, il le distancerait sans problème et l'arrivée n'était pas loin derrière.

Surveillant attentivement son rétroviseur, Colin se devait de le maintenir à distance. Soudain, Scott lança une attaque et accéléra brutalement, sans doute grâce à sa nitro. Il fallait le reconnaître, l'endroit était parfaitement choisi. Juste après un virage et quasiment à l'arrivée sur le boulevard.

La brusque accélération de son adversaire, laissa Colin en plan, sachant qu'il ne pouvait rien y faire. Pour l'instant. Ses mains se crispèrent néanmoins.

-Ça y est, je te grille ! s'exclama Scott, la voix triomphante.

-Ce n'est pas fini, rétorqua Colin. L'arrivée est encore loin.

Malgré cela, il dut reconnaître qu'il était mal engagé pour gagner. La Skyline prenait une avance considérable et Scott n'avait rien d'un adversaire facile. Espérant pouvoir le rattraper, Colin essayait de ne pas se laisser distancer. La bonne nouvelle était que, maintenant, Scott n'avait plus de nitro alors que Colin, oui. Le doigt posé sur le bouton de déclenchement, il hésitait. D’accord, l’utiliser maintenant lui donnerait un vrai surplus d’accélération pendant quelques secondes, mais était-ce le bon moment ? D'un naturel prudent, il préféra la réserver pour la fin ou en cas de coup dur. Et si loin de l'arrivée, ce n'était pas, selon lui, une excellente idée. Néanmoins, ce dépassement surprise avait été bien planifié et l'avait pris au dépourvu.

Maintenant que le boulevard était passé, les virages s'enchaînaient à nouveau, permettant à Colin de revenir. C'était maintenant lui qui talonnait Scott. Et la course s'achevait. Plus qu'un virage, mais pas n'importe lequel : très long en arc de cercle juste avant l’arrivée et qui pouvait être coupé par un raccourci, mais un raccourci dangereux. La route, à cet endroit, était en cours de réfection, n'avait plus son revêtement, était bosselée et encombrée de matériels. La moindre erreur d'inattention pouvait vous envoyer contre un mur ou pire, contre un engin de chantier stationné là. De plus, ce raccourci n'était pas en ligne droite, les travaux en cours y avaient créé deux chicanes qui ralentiraient tout véhicule qui s'y engagerait. Et, dernier problème, l’entrée était quasiment à angle droit, il fallait très fortement freiner pour pouvoir l’emprunter. Colin savait néanmoins qu'au vu de la longueur du virage, et grâce à la force centrifuge, la voiture de Scott, plus lourde serait déportée vers l'extérieur, lui faisant perdre du temps tandis qu'il pourrait reprendre la tête. Sa décision était prise, malgré le risque, il allait prendre le raccourci.

C'est alors qu'à sa grande surprise, il vit Scott freiner et s'y engager. En un quart de seconde, Colin analysa le mouvement et changea de stratégie. Il n'avait plus le choix. S'il le suivait, il serait bloqué derrière et n'aurait aucun moyen de dépasser. Se félicitant de sa prudence, il activa la nitro et s'engagea dans le virage. Gardant un œil sur la progression de son concurrent, il fut ravi de le voir heurter un mur, légèrement, mais le choc suffit à déséquilibrer la lourde voiture qui fut renvoyée de l'autre côté où elle s’immobilisa.

-Putain ! Non ! s'exclama Scott en se levant brusquement de son siège et en jetant la manette au sol tandis que le mot "Victoire" s'affichait sur l'écran de Colin.

Un grand sourire aux lèvres, l'heureux vainqueur se tourna vers le vaincu, déconfit.

-J'le crois pas, fit Scott en essuyant ses lunettes, sans ce foutu mur, je te battais.

-Pourquoi tu as pris le raccourci ? Je pensais que tu continuerais par le virage.

-Je me doutais que tu allais le prendre et je me suis dit que tu te retrouverais bloqué derrière moi.

-Pas très classe, ça.

-Qu’est-ce que tu veux, c’est une course… Et puis, je te connais, si je ne te bloques pas, tu gagnes tout le temps. Bon, on en refait une autre ?

-Si tu veux.

À ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit :

-Les garçons, un peu moins de bruit s’il vous plaît, je voudrais dormir.

-Désolé m’man, répondit Scott.

-Excusez-nous, madame.

-Colin, tu n’oublieras pas le carton pour tes parents en partant…

La mère de Scott referma la porte. Infirmière, Helen allait entamer une garde à l’hôpital dès 21 heures et voulait profiter de ses dernières heures du week-end pour se reposer un maximum.

Les garçons se regardèrent :

-Il vaut mieux que je rentre, comprit Colin, il est presque 18h.

-Ouais, bon, on se voit demain, alors ?

-Profites-en pour t’entraîner.

- Rigole ! Je finirais bien par t’avoir.

Souriants, les deux adolescents sortirent de la chambre. Prenant garde à ne pas faire trop de bruit, Colin mit ses chaussures et souleva, avec difficulté, un carton rempli de vieux magazines et partit après avoir salué Scott.

Les deux amis se connaissaient depuis le cours élémentaire et étaient très vite devenus inséparables. N’habitant pas très loin l’un de l’autre, ils avaient fait toute leur scolarité ensemble.

 

Regagnant sa maison à pied, le carton dans les bras, Colin ne pût s’empêcher de penser à la semaine qui l’attendait. Sa bonne humeur baissa d’un ton en repensant au cours de littérature du lendemain. Il allait devoir présenter son exposé sur Edgar Rice Burroughs et ce, debout devant la classe.

Cela faisait maintenant un mois que les présentations avaient commencé. À raison de deux cours d’une heure par semaine, une douzaine d’élèves étaient passés. Au début, certains, comme Scott, s’étaient portés volontaires. Colin, lui, n’avait pas osé alors que son exposé était fin prêt. Il se disait tout le temps qu’il devrait passer la fois d’après, pour se débarrasser de la corvée, mais y renonçait. Et lors du dernier cours, le professeur avait commencé à choisir des élèves au hasard. L’étau se resserrait et Colin savait bien que la jeune enseignante n’allait pas tarder à le désigner. Une épreuve qu’il redoutait. Même si son exposé était prêt depuis bien longtemps et malgré Scott qui le trouvait très bien documenté, il stressait.

Moins de cinq minutes plus tard, il franchissait le seuil de la maison familiale. Comme d’habitude, son père regardait un débat politique.

-Salut !

-Tu as passé une bonne après-midi ? s’enquit sa mère qui faisait ses mots croisés.

-Oui, comme d’habitude. On a joué à la console. Helen m’a donné ça pour vous.

-Ah oui, pose-le dans l’entrée.

Soulagé, il déposa son fardeau.

-Tu as l’air crevé. Plutôt que de jouer tout le temps à la console, tu devrais faire un peu d’exercice. Sans oublier que tu passes ton diplôme à la fin de l’année, fit son père. Vous pourriez peut-être faire autre chose, de plus constructif… par exemple chercher une fac. Il va être temps, tu sais.

Peu désireux de se lancer dans ce genre de débat, Colin fit comme s’il n’entendait pas et quitta le salon pour gagner sa chambre à l’étage.

Sa chambre, son sanctuaire. Hormis pour aller chez Scott, il y passait tout son temps libre. Il lisait, jouait à l’ordinateur ou surfait sur le net. Sa boite de réception lui indiqua d’ailleurs treize nouveaux messages. Cinq d’entre eux n’étaient que des pubs pour la réfection de son toit, la pose d’un système de surveillance et la possibilité de rencontrer rapidement de belles femmes étonnamment célibataires « en un seul clic ». Il les effaça aussitôt. Il vit aussi que par un heureux hasard, son e-mail avait été tiré au sort et qu’il avait gagné un IPhone 6. Colin le supprima aussi. Le reste des messages étaient des notifications Facebook qu’il ne lut même pas. À l’inverse de Scott qui n’avait jamais voulu s’y inscrire, Colin avait cédé et s’était créé un compte, espérant ainsi pouvoir se rapprocher des autres élèves de sa classe. En vain. Grâce, ou à cause de ses notifications, il voyait les autres s’échanger régulièrement des messages et planifier des sorties, sans compter les commentaires sur lui et Scott. Du coup, il n’était plus retourné sur le site depuis plusieurs mois.

Une fois ses mails vérifiés, il tourna un moment sur sa chaise, ne sachant trop que faire. Il était à peine 18h 15. Finalement, il éteignit son ordi et s’allongea sur son lit avec sa DS. Plongé dans le monde fabuleux de Dragon Quest, le temps passerait plus vite.

Et une heure et demie plus tard, il entendit sa mère l’appeler. Souriant d’avoir enfin pu battre le boss qui lui résistait depuis plusieurs jours, il sauvegarda sa partie et redescendit dans le salon.

Dès vingt heures, son père mit les infos. En règle générale, Colin les écoutaient distraitement. C’était tout le temps pareil : la politique, les scandales, les guerres, la misère…etc,… que des mauvaises nouvelles… Evidemment, cela le touchait, mais comme il ne pouvait rien y faire, il préférait passer à autre chose.

Sauf ce soir où le premier reportage fut consacré à un gigantesque incendie qui ravageait l’Australie depuis plusieurs jours. Les pompiers interrogés avouaient qu’ils ne faisaient que tenter de l’empêcher de gagner du terrain. L’un d’eux déclara même qu’en trente ans de carrière, il n’avait jamais vu un feu s’étendre aussi rapidement et aussi violemment. Succédaient à son intervention des images de maisons calcinées et de quartiers entiers en cendres. Toujours avides de sensationnalisme, les journalistes interviewaient aussi les habitants devenus sans-abris et qui pleuraient devant la caméra après avoir vu les souvenirs d’une vie réduits à néant en à peine une heure.

Colin détestait ces témoignages. Les regarder le mettait profondément mal à l’aise. C’était aussi pour cela qu’il préférait prendre de la distance avec les informations et jouer aux jeux-vidéo. Au moins là, c’était du virtuel, personne ne souffrait.

D’autant que, après un tel reportage, la présentatrice, tout-sourire, les emmenait, comme si de rien n’était, à une remise de prix pour des personnalités.

Non, vraiment, les infos, ce n’était pas son truc. Aussi, dès que le repas fut terminé, il débarrassa et aida sa mère à la vaisselle. Il put ensuite regagner sa chambre où il regarda un DVD avant d’affronter le cours de littérature du lendemain.

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