La Course Poursuite

Sofia, Faye et Victor marchèrent à travers un dédales de rues sombres, toujours foisonnant de mendiants. Puis lorsqu’ils se dirigèrent dans une rue où il n’y avait plus personne, Victor se retourna vers les deux jeunes femmes, adoptant une voix plus apaisée.

-Ecoutez, je suis désolé pour ce qu’il vient de se passer. Mes amis peuvent parfois se montrer assez provocateurs. Lyd en particulier. 

 -Vous ne valez pas mieux qu’eux ! s’indigna Faye qui ne s’était toujours pas départie de sa colère. Non mais vous n’avez pas honte ? Dépouiller quelqu’un dans son sommeil ! Et depuis quand le fait de bien se comporter est considéré comme de la "faiblesse" ? C’est lamentable !

-Et on se calme, hein ! répondit Victor en plaçant des paumes de mains défensives. J’ai jamais volé Thackeray, moi. Et jamais je l’aurais fait d’ailleurs. Contrairement à certains de mes camarades, j’ai beaucoup de respect pour lui. 

A ces mots, Faye se calma aussitôt.

-C’est vrai ? demanda-t-elle.

-Oui. Bien qu'il soit très solitaire, c'est le genre de personne sur qui on peut compter sans problème quand on a besoin. C'est vraiment un gars bien. Quand j'ai appris que certains de mes amis le déplumait pendant qu'il se reposait, je leur en ai voulu et je leur ai demandé d'arrêter. Mais il faut croire que ça n'a pas marché.

-Vous croyez vraiment que c’est à cause de ces vols qu’il est parti du quartier de Soho ? demanda Sofia.

-Je pense que ça a dû y jouer, oui. Je leur en veux. Sans Thackeray, les rues n’ont pas la même saveur. Il apportait cette chaleur humaine qu’on voit rarement de nos jours.

-Je ne comprends pas Victor, dit Sofia. Vous avez de bonnes valeurs. Alors pourquoi traînez-vous avec des gens aussi détestables ?

 -Vous savez, même si ça peut leur arriver d’avoir un comportement déplorable, dans le fond ce ne sont pas de mauvais bougres.

- « Pas de mauvais bougres » ? s’indigna Faye. Je vous rappelle que votre copine violette a menacé Sofia avec un couteau il y a quelques jours ! 

-C’est vrai ça, dit Sofia. Depuis, j’en fais des cauchemars...

-Je comprends… J’en suis désolé, croyez le bien. Mais comme je vous l’ai dit, ça fait des années que les Rosers nous agressent dans les rues. Les muridés en sont donc venus à se méfier de tout le monde car ils craignent de se faire attaquer à chaque tournant de rue où alors à se faire pincer par des condés. Ils ne pensent pas à mal. Ils veulent juste se défendre. 

-Et dépouiller les gens, c’est une stratégie de défense aussi ? demanda Sofia. Il a dit quoi l’autre idiot, déjà ?... Ah oui ! « Voler dans les rues, c’est aussi banal que de respirer ». Non mais vous réalisez à quel point c’est pitoyable cette mentalité !

-Je vais me faire l’avocat du diable mesdemoiselles. Vous savez, c’est facile de juger leur attitude quand on ne vit pas avec l’estomac vide en permanence. Ils vivent dans une précarité si abominable que s’ils doivent voler pour se nourrir, ils le font, c’est tout. Alors certes, ce n’est peut-être pas très moral mais ce n’est ni plus ni moins que de l’instinct de survie.

-Comme s’il n’y avait que le vol pour permettre de se nourrir ! s’énerva Sofia. Ça ne leur a jamais traversé l’esprit de travailler ? 

Mais cette question parut exaspérer Victor. 

-Waouw ! Mais quelle bonne idée vous venez d’avoir ! Quand je vais leur parler de votre suggestion, ça va changer leur vie ! Plus sérieusement, vous croyez vraiment qu’ils n’ont pas déjà essayé de trouver du travail ? Bien sûr qu’ils ont essayé. Mais vous savez, la quasi intégralité d’entre eux n’a jamais eu accès à l’instruction. Ils ne savent donc ni lire, ni écrire et ont des connaissances rudimentaires, ce qui ne leur permet pas d’avoir un travail convenable. Par conséquent, le seul emploi auquel ils peuvent prétendre, c’est celui dans les mines ou les usines. Et je peux vous garantir que ces endroits-là, c’est comme la reconstitution de l’enfer sur Terre. 

-Oh…Oui c’est vrai que je me souviens maintenant que Néhémie Wilson avait dit que les conditions dans ce genre de travail était…vraiment misérables.

-En effet, c’est le cas. Les hommes, les femmes et même les enfants y travaillent jusqu’à douze heures par jour. Et tout ça pour finalement gagner une bouchée de pain à chaque fin de journée. Alors à choisir entre travailler comme des esclaves ou voler, beaucoup de muridés ont préféré la seconde option, et ça sans le moindre regret. Car pourquoi devraient-ils avoir des scrupules à mal se comporter dans cette société capitaliste qui n’a aucune honte à les exploiter et à les mépriser ? Parce que je vous rappelle qu’on nous surnomme les muridés. Les muridés ! Aux yeux de cette fichue société, on est même pas des êtres humains, juste de la vermine ! Vous comprenez mieux pourquoi j’ai quitté ce milieu ? Parce qu’il est profondément détestable.

 Au fond d’elle-même, Sofia comprenait le point de vue de Victor et avait conscience qu’il n’avait pas tout à fait tort. 
   -Vous savez, dit Faye, en ce moment je lis Les Temps Difficiles de Charles Dickens, qui est une satire de la société britannique. Et de ce que j’ai lu, effectivement, je reconnais que la classe ouvrière a beaucoup souffert des progrès de la Révolution Industrielle et elle a toutes les raisons d’en vouloir aux membres du gouvernement qui leur a fait subir toutes cette misère. Mais ça ne justifie en rien que vos amis tombent dans la facilité en commettant des larcins. Spield vit dans les mêmes conditions que vous et il gagne honnêtement sa vie. Si lui arrive à amasser de l’argent sans voler qui que ce soit, vous pouvez tous y arriver aussi ! Alors si vous ne voulez pas travailler dans les mines, ce qui est très compréhensible, trouvez d’autres alternatives, je suis certaine qu’il y a des solutions ! Ah ce n’est pas en se comportant comme des demeurés qu’ils parviendront à se faire 

-Je sais que tout ce que vous dites est vrai. Je ne cherche pas à trouver d’excuse à l’attitude de mes amis, juste à l’expliquer. Lorsque la faim, la fatigue, l’inconfort, la tristesse, le sentiment d’être abandonné et méprisé de tous et vous envahit, en général ça cela laisse peu de place à toute émotion positive. Certains ont assez de pour ne pas laisser le désespoir éteindre leur sens moral, d’autre non. C’est comme ça. Enfin bref. A présent, je dois aller voir Connors. Et n’oubliez pas, si vous avez des nouveaux éléments concernant votre enquête, venez immédiatement m’en informer. 

Puis Victor parti en s’enfonçant dans une rue ténébreuse.

Sofia se retourna vers Faye. 

-Ca va ? demanda-t-elle.
   Faye plaqua sa main sur son front. Elle semblait déstabilisée mais employait des efforts pour le montrer le moins possible.

-Navrée que tu aies assisté à ça, dit Faye. Il peut m’arriver de…m’emporter dans certaines situations.

-Tu en jette ! s’exclama Sofia, une lueur béante d’admiration dans le regard.

Faye leva la tête vers Sofia, étonnée de sa réaction.

Non pas que Sofia approuvait la violence, mais elle ne parvenait pas à juger Faye qui n’avait eu pour autre intention que de défendre Thackeray face à ces personnes odieuses qui ne mesuraient pas la méchanceté de leur attitude. De plus, voire Lyd être mise au tapis constituait une raison supplémentaire pour Sofia d’admirer Faye.

Une légère teinte rose s’empara alors des joues de Faye. Son rougissement la rendit touchante.

-Tu l’a pas ratée, cette sorcière, ajouta Sofia.

-Oh, elle m’a pas épargnée non plus, avoua Faye en massant son crâne endolori. Mais ça en valait la peine.

Elles s’échangèrent alors un regard profond. Dans ce regard, on pouvait y lire une complicité mais aussi une compréhension mutuelle très forte. Plus Sofia apprenait à connaître Faye et plus elle découvrait une femme magique et surprenante. Une femme authentique, juste et qui, comme Sofia, ne correspondait pas du tout à ce qu’on attendait d’elle dans la société. 

Sofia ressentait quelque chose au fond du cœur. Une sensation merveilleuse, comme celle où vous compreniez que vous aviez trouvé une véritable amie.

-Allez, dépêchons-nous de rentrer à Tavistock Place, dit Sofia.

Sofia n’avait plus qu’une seule envie, se greffer une rose sous le nez pour sentir son parfum le reste de sa vie et oublier la senteur fétide qui avait agressé son sens olfactif durant l’heure écoulée. Faye et elle s’arrachèrent aux quartier de Soho et errèrent dans un véritable labyrinthe de rues vacantes et noircies tandis qu’elles essayaient de regagner Coventry Street.

-Toutes ces venelles se ressemblent ici, dit Faye. Difficile de nous y retrouver.

Sofia avisa alors les tas d’ordures qui se présentaient devant elle. Des bouteilles d’alcool vides jonchant le sol, des flaques d’eau, des guenilles entassées les unes sur les autres, des barriques encrassées. Sofia reconnut cet endroit. Il s’agissait de la rue où elle avait retrouvé le journal de Wilson hier, sur une pile de guenilles. Ces mêmes guenilles qui étaient d’ailleurs fouillées par une silhouette en cet instant. Une silhouette dont la robe jaune était outrageusement maculée de boue. Une silhouette arborant une capuche et qui semblait sinistrement familière à Sofia…

Le cœur de cette dernière fit un bond colossal dans la poitrine. 

Serait-ce…Serait-ce…

La silhouette se retourna vers elles. 

Bien qu’elle se trouvât à plusieurs mètres, Sofia put distinguer les traits de son visage. 

-FAYE, C’EST WILSON ! s’exclama Sofia.

   

La terreur s’imprima dans le regard de Wilson. Son nom ayant claqué dans l’air comme un coup de fouet, cette dernière se releva d’une traite et s’enfuit à toute allure dans la direction opposée. 

-Rattrapons là, vite ! 

Sofia et Faye s’élancèrent alors à la poursuite de la fuyarde. Elles coururent à travers le dédale des rues sombres et tortueuses, leur pas précipités éclaboussant des flaques d’eau, leur main bousculant machinalement des barriques en travers de leur passage et leur respiration hachée emplissant leur oreille. Wilson se montrait remarquablement rapide et Sofia commença à perdre de sa vitesse. Mais heureusement, Faye avait plus de facilité à conserver son allure. Et alors que Wilson s’apprêtait à s’engager dans un nouveau tournant, Faye bondit sur cette dernière et toutes deux s’écroulèrent au sol. Faye plaqua la fugitive sur le ventre et s’efforça comme elle pouvait de la maintenir.

-Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! s’exclama Wilson qui se débattait pour s’extirper de la prise de Faye.

   Sofia rattrapa son retard et, alors qu’elle arriva au même niveau que les deux jeunes femmes, extirpa la barrette de ses cheveux et pointa la lame vers Wilson.

-Pas...Pas un geste ! s’écria Sofia, la voix hachée par la fatigue.

Contrairement à tout à l’heure avec le mendiant, le ton de Sofia était plus sec et sa main ne tremblait pas. Lorsque Wilson aperçut la lame braquée en sa direction, elle cessa immédiatement de se débattre, le regard pétrifié.

-Sofia, va vite prévenir les autorités qu’on a capturé Wilson ! dit Faye.

-Non, ne faites pas ça ! supplia la fugitive.

Mais Sofia ne prêta aucune attention à ce que cette dernière venait de dire.

-Tu en es sûre ? demanda Sofia à Faye, inquiète de laisser son amie en présence d’une meurtrière.

-T’inquiète pas, je gère.

Sofia hocha alors la tête en signe d’approbation.

-Non je vous en prie, ne faites pas ça ! répéta Wilson d’un ton plus suppliant.

Sofia darda un regard empli de venin envers cette dernière.

-Ca, il fallait y penser avant de commettre des crimes ! Vous allez payer pour ce que vous avez fait !

-Je n’ai tué personne ! Je vous jure que je suis innocente !

-Arrêtez de mentir ! éructa Sofia. Je vous ai vu au Tonneau Percé !

-J’y étais, c’est vrai. Mais ce n’est pas moi qui ai tué Chamberlain. Ni Nimbert, ni Leemoy. Je suis victime d’un complot.

-Oui, c’est ça ! dit Sofia en reinsérant son épingle dans sa chevelure. Vous irez racontez vos salades au poste de Scotland Yard.

Sofia se retourna et commença à courir vers la rue qui menait à Coventry Street. Puis elle entendit derrière elle :

-Je vous en prie ! Si vous me livrez à la police, l’empire britannique est perdu !
 

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