Le Prince

Sofia et Faye restèrent pantoise durant quelques secondes.

-Vous ? s’étonna Sofia. Non, ça ne peut pas être vous. On nous a dit que le Prince s’appelait Albert Chamberlain.

-Oui, mon nom est Albert-Victor Chamberlain. Mais j’ai toujours détesté le prénom Albert. Un nom qui fait trop bourgeois pour moi. Je préfère qu’on m’appelle Victor.

-Je vois…dit Sofia, un peu déstabilisée.

Bien qu’il ne parût pas de nature aussi belliqueuse que les démunis qu’elle venait de rencontrer, Victor dégageait une aura impressionnante qui mit Sofia très mal à l’aise. Il avait un visage fermé et son regard était pétri d’une lueur d’agacement. 

-Dites-moi, ça va durer encore longtemps l’acharnement de Scotty envers moi ? Ca fait des années que je l’ai sur les côtes et la coupe commence à être pleine. C’est de l’abus de pouvoir ! Alors même si je sais qu’il refuse de me croire, je le répéterais aussi longtemps qu’il faudra pour que son cerveau ramolli le comprenne une bonne fois pour toute : non, je ne suis pas un Roser !

 -Un Roser ? demanda Sofia, intriguée. 

Victor fronça des sourcils traduisant son incompréhension.

-Vous travaillez pour Ascott. Vous devriez donc savoir qui sont les Rosers, non ?

 -Euh…En fait, on travaille pour lui depuis peu, mentit Faye. J’imagine qu’il aura omis de nous parler de ce détail.

-"Un détail" ? s’étonna Victor. Pour Ascott, il s’agit plus que d’un détail. Tout le monde sait d’ailleurs que le combat de la vie d’Ascott, outre le fait de chouchouter ses chers bourges comme un chien servile, c’est de dénicher les Rosers. Ca aurait donc dû être la première chose dont il aurait dû vous parler. Enfin, passons. Pour vous la faire courte, les Rosers sont une bande de malfaiteurs très dangereux qui sévissent dans les quartiers défavorisés de Londres depuis des années. Ils volent, ils cambriolent, ils intimident, ils agressent, ils violentent. Bref, de véritables terreurs qui font trembler tous les Muridés. Et ça fait des lustres qu’Ascott passe son temps à m’envoyer en garde à vue à Scotland Yard pour me cuisiner et tenter de me faire cracher le morceau comme quoi je suis un Roser et de me demander par la même occaz' où se trouve le repaire de ce groupe de malfrats.

-Mais si ces Rosers sont si redoutables, pourquoi on en a jamais entendu parler dans les journaux ? demanda Sofia.

-Ca, faut le demander à Scotty.

-Pourquoi ? s'enquit Faye.

-Comme je vous l’ai dit, je suis un habitué des visites à Scotland Yard maintenant. Figurez-vous qu’un jour, alors que je me coltinais une de ces nombreuses gardes à vues dont je me serais une fois de plus bien passé, j’ai entendu deux policiers discuter entre eux, disant qu’ils avaient, je cite, « de la chance qu’Ascott ait passé un accord avec les journalistes afin que les londoniens n’apprennent pas l’existence des Rosers »

Sofia et Faye restèrent interdite devant ces révélations.

-Vous insinuez qu’Ascott à monnayé le silence des médias pour étouffer l’affaire des Rosers ? demanda Faye. Mais pourquoi ferait-il ça ?
   -Ben tiens, pour que les londoniens ne sachent pas que ce qui leur sert d’inspecteur de police est incapable d’arrêter la plus dangereuse bande de malfrats de Londres qui fout le boxon dans les quartiers pauvres de Londres et qu’il ne devienne plus décrié qu’il ne l’est déjà. C’est pour ça que seules les personnes vivant dans la rue ou côtoyant la misère savent qui sont les Rosers. Ah, il est beau le chef de la sécurité, pas vrai ?

Dans le fond, Sofia ne pouvait qu’être d’accord avec Victor. Cacher aux londoniens l’existence d’un groupe de criminels aussi dangereux que les Rosers était grave. Décidemment, Ascott ne reculait devant rien pour que son incompétence ne soit pas divulguée. Mais aussi indignée que Sofia pouvait être de l’attitude d’Ascott, elle ne devait pas s’éloigner du sujet des meurtres.

-Votre pensée envers les agissements d’Ascott vous regarde. Néanmoins, cela n’enlève rien au fait qu’il y a des éléments accablant quant à votre responsabilité dans l’assassinat de…

La fureur imprégna le visage de Victor, ce qui eut pour effet de faire taire Sofia sur le champ. Il décroisa alors ses bras pour pointer un doigt accusateur vers les deux jeunes femmes.

-Non ! asséna-t-il. Je vous interdis, vous m’entendez ? Je vous interdis de répéter les mêmes horreurs dont cette pourriture d’Ascott a osé m’accuser ! Je n’ai pas tué mon père ! Jamais je n’aurais fait une telle chose !

-Vraiment ? demanda Faye, suspicieuse. Pourtant, avouez qu’il y a quand matière à se poser des questions quand on sait qu’il est décédé deux jours après qu’il vous ait couché sur son testament. Avez-vous prémédité son élimination, de peur qu’il ne revienne sur son geste ?

-Je me suis déjà expliqué sur ce sujet mille fois auprès des policiers ce matin ! Lorsque mon père m’a fait part de son intention de me faire bénéficiare de son testament, j’ai refusé catégoriquement mais il l’a quand même fait ! J’ai d’ailleurs dit aux policiers ce matin que j’avais l’intention de céder l’intégralité de mon héritage à d’autres personnes.

De toute évidence, Sofia et Faye ne s’étaient pas attendue à cette révélation.

-Vraiment ? s’enquit Sofia, ébahie.

-Ca vous en bouche un coin, j’ai l’impression. Eh oui, j’en ai rien foutre de l’argent. J’ai préféré léguer une partie de mon héritage aux proches de ma meilleure amie qui est décédée il y a quelques jours. De la même manière que mon père d’ailleurs… Et l’autre partie à...

-Attendez, attendez ! s’exclama Sofia, la paume de main tendue vers Victor. Qu’est-ce que vous avez dit ? « De la même manière que mon père » ? Vous voulez dire que votre meilleure amie…c’était…

-Oui, c’est celle qui s’est fait tuée à la Fête des Merveilles. Elle s’appelait Laureen Leemoy.


   Si Sofia et Faye s’étaient attendus à ça…

Victor était donc affilié à deux des victimes du complot qu’elles essayaient de résoudre. Quelle surprenante coïncidence…

-C'est vrai ? Vous connaissiez personnellement Laureen Leemoy ? s’enquit Faye.

-Oui. Nous sommes…enfin…nous étions des amis d’enfance…Deux enfants de bourges qui n’ont jamais réussi à se sentir à leur place dans ce milieu truffé d’hypocrisie qu’est celui de la bourgeoisie.

-Quoi ? s’exclama Sofia. Leemoy et vous… vous êtes issus de l’aristocratie ? 

-En effet. Mon père était un noble pure souche.

Cette révélation revêtait une importance capitale pour leur enquête. Car maintenant, Sofia comprenait qu’un fil conducteur reliait les trois victimes. Nimbert, Leemoy et Chamberlain étaient des aristocrates.

-Enfin, pour être plus précis, Laureen est une aristocrate de naissance, contrairement à moi.

-Vous voulez dire que Mr Chamberlain était votre père adoptif ? demanda Faye.

-Oui. Il m’a adopté quand j’avais cinq ans. Mais il ne s’est jamais vraiment occupé de moi car il était toujours pris dans ses soirées mondaines. Et comme il était veuf, je n’avais pas de mère pour veiller sur moi, excepté sa femme de chambre, Mrs Potts.

-Nous l'avons rencontré. Elle ne pense pas de vous.

-Ca ne me surprends pas. Elle et moi ne nous sommes jamais entendus. Du coup, lorsque mon père était absent, il faisait venir à la maison la fille de Lord Leemoy, l'un de ses amis, qui avait mon âge. Histoire que j’ai un peu de compagnie, quoi. Laureen et moi nous sommes tout de suite très bien entendus. On se comprenait car on partageait cette même hostilité pour ce milieu bourgeois dans lequel nous ne nous sentions pas dans notre élément. Nous avons lié une amitié solide et étions devenus le confident l’un de l’autre. Laureen rêvait de devenir artiste mais sa famille le lui avait toujours interdit et menaçait de la répudier si un jour elle en devenait une. De mon côté, je ne cessais de me disputer avec mon père car je ne supportais plus ses fréquentations bourgeoises avec leur manières guindées, leur sourires affectés et leur mépris excessif pour les petites gens. Ils avaient peut-être des toilettes précieuses mais leur âme elle, était pourries jusqu’à la moelle. Un jour, Laureen et moi en avons eu marre et nous avons quitté le domicile tous les deux le même jour, à l’âge de dix-sept ans. Laureen a rejoint une troupe de théâtre dans laquelle elle s’est épanouie et y a trouvé une seconde famille. De mon côté, j’ai galéré dans les rues de Londres et les Muridés m’ont tendu la main. J’ai fini par rester avec eux et, avant même que je le réalise, je suis devenu une sorte de fédérateur dans leur clan. Un chef sans même que je ne l'eusse jamais demandé.

-Je vois, dit Sofia. Mais si vous étiez en si mauvais termes avec votre père, pourquoi êtes-vous revenu vers lui treize ans plus tard ?

-Pendant toutes ces années, j’ai continué à voir Laureen. Mais contrairement à moi qui ne voulait plus avoir le moindre lien avec mon père, elle, m’a toujours dit qu’elle aurait rêvé de faire la paix avec sa famille. Malheureusement, elle n’aura jamais eu cette possibilité car tous les membres de sa famille sont décédés dans un naufrage, il y a plusieurs années. Elle n’a jamais cessé de me dire qu’elle aurait tout donné pour se réconcilier avec eux et m’a toujours dit la chance que j’avais d’avoir un père qui m’aime. Que je pouvais encore arranger la situation avec lui. Et lorsque j’ai appris...

A cet instant, Victor marqua une pause dans son récit. Comme pour réfréner une émotion douloureuse. Il était bouleversé par la mort de sa meilleure amie. Sofia le voyait dans son regard. Elle en était sûre. Il ne jouait pas la comédie.

-Lorsque j’ai appris le décès de Laureen, reprit-il, j’ai eu comme un déclic. J’ai compris qu’on avait qu’une seule famille. Alors le lendemain de sa mort, je me suis rendu chez mon père pour faire la paix avec lui. Et grâce à ça, j’ai pu partager de merveilleux moments avec lui. Avant qu’il ne parte à son tour…Et maintenant, je dois vivre avec le fait qu’une pourriture a tué les deux personnes les plus importantes pour moi. Et par-dessus le marché, je suis accusé de leur meurtre ! Et je sais que je ne peux pas compter sur votre Scotty pour leur rendre justice.

Sofia décida de croire Victor sur son innocence. Peut-être se trompait-elle. Peut-être que son objectivité était piétinée par le fait que Victor vivait une situation faisant à écho à la sienne, à savoir la perte de son père. Mais au fond d’elle, Sofia était convaincue de sa sincérité et c’était comme ça. Elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver un brin d'admiration pour lui.

   Sofia et Faye se regardèrent. Un regard qui signifiait « On lui dit ? ». Et toutes les deux comprirent qu’elles étaient d’accord à ce sujet.

-Victor, on doit vous avouer quelque chose, dit Sofia. En vérité nous ne travaillons pas pour Ascott.

Victor était intrigué.

-Comment ça ? demanda-t-il.

Sofia lui expliqua alors comment et dans quelles circonstances, Crystal Simons, la collègue et amie de Laureen, lui avait demandé à son cousin et elle d’enquêter pour savoir justement qui avait tué cette dernière. Victor resta bouche bée. Il était rassuré de savoir que non seulement Sofia et Faye ne travaillaient pas pour Ascott (Sofia lui ayant d’ailleurs précisé préférer avoir la lèpre que de travailler pour l’inspecteur), mais également de savoir qu’elles investiguaient sur la mort de son amie. Cela lui apporta un brin d’espoir quant au fait de pouvoir un jour découvrir la vérité sur ces meurtres. Il décroisa ses bras, signe qu’il baissait sa garde envers elles. Victor leur expliqua ensuite qu’il connaissait très bien les membres de la troupe Cie & Chalmers et qu’il était allé les voir jouer sur scène à l’instant même où son père se faisait tuer au Tonneau Percé. « C’était donc ce spectacle qu’avait mentionné Mrs Potts » pensa Sofia.

-C’est d’ailleurs à eux que je vais léguer une partie de ma fortune, dit Victor. C’est sûrement ce que Laureen aurait voulu. Et du coup, qu’en est-il de votre enquête ? Vous avez des pistes au sujet de…de l’immonde ordure qui a fait ça ?

-Et bien, répondit Sofia, tout nous porte à croire c’est Néhémie Wilson qui a fomenté le meurtre de Laureen, de votre père ainsi que de Lord Nimbert. Et…

Mais Victor coupa Sofia.

-Néhémie Wilson ? Non, c’est impossible. Tout le monde n’arrête pas de dire que c’est elle la responsable, mais je n’en crois rien. Avec Lord Connors, elle est la seule qui a fait tant de choses pour la cause des muridae. A travers son journal, elle a appris aux londoniens les conditions de vie désastreuses dans lesquelles nous vivons, elle a dénoncé l’inaction du gouvernement quant à la pauvreté opprimante, elle nous a même permis de livrer des témoignages dans ses articles. Je doute vraiment qu’une femme aussi investie dans des causes humanitaires puisse être coupable de telles atrocités. Je ne vois vraiment pas pourquoi elle ferait ça.

Mais alors que Sofia s’apprêta à dire à Victor qu’elle avait vu Wilson au Tonneau Percé :

-Victor, t’as pas bientôt fini de causer avec ces bécasses ? J’te rappelle que tu dois aller voir Connors.

Sofia se retourna. Lyd était apparue au coin de la rue, visiblement impatiente.

-J’arrive Lyd. Laisse-nous encore deux secondes.

Cette dernière se retira dans une démarche traduisant son impatience.

-Il faut que je vous laisse. Je vais léguer la deuxième partie de mon héritage à une association que Connors vient de créer. Une association qui permet aux muridae de vivre dans des conditions plus saines. Avoir à manger, des couvertures plus chaudes, de l’eau potable… 

-C’est très généreux à vous, dit Sofia. Votre père aurait été fier. D’ailleurs à propos de votre père, je l’ai rencontré le jour où il a été tué. Et ses derniers mots étaient pour vous.

Une lueur de surprise s’afficha dans le regard de Victor.

-C’est…C’est vrai ?

-Oui. Il tenait à ce que je vous dise qu’il regrettait tout ce qui s’était passé entre vous. Et qu’il vous aimait.

-Merci…, dit-il d’une voix qu’il semblait s’efforcer de maîtriser.

-Victor ! s’exclama Lyd.

-Lyd, tu me casse les pieds !

 

   Tandis que Sofia, Faye et Victor retournèrent dans le quartier empli de pauvres afin de prendre la direction de Coventry Street, un homme pointa Faye du doigt avec un regard empli d’admiration.

 -Et les gars, regardez ! C’est elle la rouquine dont je vous ai parlé la dernière fois ! Vous savez, celle qui a illuminé le Piccadilly ! Vous l’auriez vu danser, elle était divine !

Pour toute réponse, Faye esquissa un petit sourire flatté. Mais alors qu’elle poursuivait son chemin, l’homme rajouta :

-Quelle veine il a eu, ce Thackeray !

Bien entendu, l’entente de ce prénom piqua considérablement la curiosité de Faye. Elle se retourna.

-Vous connaissez Thackeray Spield ? demanda-t-elle, intriguée.

-Ah bah pour sûr qu’on le connaît, répondit un autre mendiant. Il a vécu ici avec nous pendant des années.

-Et ce n’est plus le cas ? 

-Non, plus maintenant, répondit quelqu’un d’autre. Il est parti vivre ailleurs il y a peu.

-En même temps, après ce qu’on lui a fait, pas étonnant qu’il ait changé d’adresse.

 A cet instant, de nombreux éclats de rire teintés de moquerie jaillirent dans la cohue de mendiants. Faye n’aima pas du tout leur attitude.

-Comment ça ? s’enquit-elle sur un ton sec.

-Bah vous voyez, Thackeray, c’est pas un gars qu’a le cœur dans la poche. Le genre qui nous donnait volontiers une pièce ou deux de temps en temps. Faut l’avouer, ça avait rien de désagréable. Mais bon, disons que la majorité d’entre nous, on est pas aussi charitable que lui. Ce qui fait que ça nous arrivait souvent de lui fouiller les poches à la recherche de quelques sous quand il dormait.

L’évocation de cette anecdote fut accueillie par de nouveaux rires amusés au sein de la foule. Faye, elle, resta interdite, le visage empreint de consternation.

-Vous avez fait quoi ? s’offusqua-t-elle.

-Au début, il d’vait croire que les pièces tombaient de sa poche, ajouta un autre mendiant sans prêter attention à l’indignation de Faye. Mais bon, même la naïveté de Thackeray a ses limites. Avec le temps, il a fini par additionner deux et deux et donc à comprendre ce qu’on lui faisait. Ca a pas dû lui faire plaisir car il a quitté les environs y’a à peine quelques semaines.

-Avoue Hamish, c’est toi qui l’a le plus dépouillé, hein ? s’enquit un mendiant avec un sourire railleur.

Un rictus se dessina sur les traits du dénommé Hamish, lequel grignotait une portion de pain dont la croute était noircie.

-Je plaide coupable, répondit-il.

   A nouveau, cette réponse déclencha quelques rires goguenards. Les traits de Faye s'endurcirent de colère.

-Vous le voliez pendant qu’il dormait ? fulmina-t-elle. Mais c'est ignoble !

Cela fit bizarre à Sofia de voir son amie perdre toute trace de sa jovialité inhérente. En effet, la malice habituelle pétillant dans le regard de Faye avait cédé sa place à une véritable fureur. 

-Ca c’est sur qu’on a été vache, avoua Hamish qui ne s’était pas départi de son sourire narquois.

-Et ça t'fait rire en plus ? Pauvre tache !

A cet instant, tous les rires moqueurs s’étaient soudainement évanouis. Comme tout à l'heure, une tension sourde imprégna les environs. Le sourire d’Hamish avait complètement disparu.

-Et dis donc, j'lui conseille de se calmer à la petite rouquine, là.

-Sinon quoi ? Hein ? s’exclama Faye, les bras ouverts comme pour le défier. Qu’est-ce que tu vas faire ? Hein, qu’est-ce que tu vas faire, crétin ? 

Des regards hostiles s’axèrent en nombre sur Faye. A nouveau, Sofia sentit la peur monter en elle. Défier quelqu’un quand on était deux face à une centaine de personnes, les conséquences ne pouvaient qu’être fâcheuses…

Lyd se dressa devant Faye et lui darda un regard empli d’agressivité.

-Non mais tu crois quoi, ma grande ? Qu’on devrait se laisser ronger par la culpabilité parce qu’on a dépouillé ce frisé ? Hé oh, réveille-toi ! On vit dans la rue ! C’est chacun pour soi et dieu pour tous ! Perso je lui ai déjà piqué du blé aussi et je recommencerais cent fois si j’en avais l’occa’z ! Ce gars de toute façon, il est pathétique ! Tu peux lui faire tous les coups de crasses que tu veux, il change pas, il s’endurcit pas. Monsieur reste toujours trop gentil. Jamais vu un faible pareil ! 

Lyd avait à peine eut le temps de terminer sa tirade méprisante que Faye se rua sur elle et lui empoigna férocement sa chevelure mauve. En se débattant, elles finirent par trébucher au sol et toutes les deux roulèrent par terre en se crêpant le chignon, leurs cheveux créant un tourbillon de violet et de roux sur le sol noir de suie.

-Ouais, bagarre de filles, les gars ! Bagarre de filles ! s’exclama un des clochards.

Dans une euphorie générale, tous les mendiants et mendiantes se levèrent d’une traite et encerclèrent rapidement les deux femmes belliqueuses. 

-Faye ! s’exclama Sofia, inquiète.

Mais Sofia fut repoussée en arrière sans ménagement par des nécessiteux qui ne voulaient pas rater une miette du spectacle. Elle essaya tant bien que mal de jouer des coudes dans la foule galvanisée, ayant du mal à bousculer les gabarits masculins. La foule poussait des exclamations enthousiastes, encourageant par là les deux adversaires féminines à poursuivre leur violente échauffourée. Sofia put apercevoir furtivement que les deux femmes roulaient toujours au le sol à travers des gémissements hargneux et des insultes distribuées avec générosité.

Au même instant où elle parvint à se détacher de la foule animée, Sofia aperçut Victor se ruer sur Lyd pour l’arracher à Faye. Tandis qu’il tentait comme il pouvait de la retenir, Lyd se débattait comme une hyène dans ses bras.

-Lâche-moi Victor ! hurla Lyd, échevelée. Je vais la démolir cette cinglée ! 

 -Viens, j’t’attends ! cria Faye qui se débattait également dans les bras de Sofia. Allez amène-toi sale peste !

-Faye, arrête s’il te plaît ! supplia Sofia, les bras fermement enlacés autour de la taille de son amie.

Lorsqu’ils s’étaient trouvés au Tonneau Percé, Faye avait dit à Aidan que si quelqu’un la mettait en colère, « ça ne serait pas beau à voir ». Sofia comprit maintenant ce qu’elle avait voulu dire par-là.

Faye et Lyd continuaient de se débattre furieusement entre les bras qui les retenait, et tout ça à travers les exclamations enfievrées de la cohue qui n’attendait qu’une seule chose, que le combat se poursuive.

 -CA SUFFIT ! hurla Victor.

C’était comme si un orage avait éclaté, terrassant la tempête qui venait d’avoir lieu avec la foudre rousse et violette. Tout le monde se tut. Même les deux guerrières avaient cessé de se débattre. Il n’y avait plus un seul bruit. Plus rien. Juste un silence pesant.

-J’en ai par-dessus la tête de vous tous ! Darwin a tort quand il dit qu’on descend du singe ! Parce que même des singes sont plus civilisés que nous !

-Mais Victor, elle…

-Lyd, pour l’amour du ciel, ferme là ! Et que j’ai pas à reprendre l’un d’entre vous aujourd’hui, sinon il aura de mes nouvelles et autant vous dire qu’elles ne seront pas bonnes ! (Il orienta son regard vers Sofia et Faye). Vous deux, venez avec moi !

La mort dans l’âme, Faye finit par renoncer à en découdre. Avec soulagement, Sofia put relâcher ses bras qu’elle avait enlacé autour de la taille de son amie. La foule s’écarta d’elle-même pour laisser passer Sofia, Faye et Victor.

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