II. Les Orphelins.
Olissipo — Veille de Noël
Le sapin de Noël ornant le vestibule de l’orphelinat grimaçait. Les enfants l’avaient déraciné trop tôt, pressés d’égayer leur morne quotidien. Ses branches penchaient vers le sol, alourdies par des décorations criardes. Clémence lui jeta un regard méprisant. Elle ne s’intéressait plus à tout cela depuis longtemps : à dix-sept ans, elle s’imaginait déjà adulte et ne rêvait que de liberté.
En traversant le long corridor, Clémence bouscula une fillette qui jouait avec d’autres enfants. Ils étaient toute une bande à chahuter dans les couloirs de l’immense bâtisse.
— Pardon, s’excusa l’adolescente, en ramassant la malheureuse qui s’étalait sur le carrelage glacé. Tu n’as pas mal ?
Angeline secoua la tête de droite à gauche, en signe de dénégation. Ses compagnons de jeu approchèrent, soudain silencieux. Ils avaient tous entre quatre et dix ans ; certains étaient là depuis toujours, comme Clémence, d’autres venaient d’arriver, petites victimes collatérales de la guerre des Clans qui avait décimé leurs familles. Angeline était venue grossir les rangs des orphelins depuis un mois, à peu près, muette des horreurs dont elle avait été le témoin involontaire. Personne ne parvenait à lui arracher un mot ou un éclat de rire. Si petite et déjà si grave. Clémence lui remit une mèche de cheveux ébène derrière l’oreille et lui sourit, agenouillée devant elle.
— Tu sens cette bonne odeur de chocolat ? demanda-t-elle. Tes copains et toi devriez faire un tour du côté des cuisines. À mon avis, Andres prépare un bon goûter.
À peine avait-elle terminé sa phrase qu’une nuée gourmande se mit en branle et disparut vers la vaste pièce qui accueillait les repas. Parfois, elle regrettait cette insouciance qu’elle ne possédait plus : alors, elle ne voyait pas la chape triste qui recouvrait cet endroit dépourvu d’amour familial.
Devant la porte du salon rouge, elle marqua un temps d’arrêt. Celui qui la convoquait se trouvait de l’autre côté du battant. C’était là que les invités patientaient. Elle le devinait bien, suffisamment en tout cas pour savoir qu’il lisait les revues que le directeur de l’orphelinat mettait à disposition. Sans doute les connaissait-il par cœur : il venait souvent et les magazines ne variaient guère. Elle frappa calmement contre l’huis clos et une voix grave, onctueuse, l’invita à entrer. Sans se presser, l’adolescente s’exécuta, dénouant la lourde cape de ses épaules maigres.
— Approche, intima l’homme, confortablement installé dans un fauteuil grenat.
— Vous désiriez me voir, Monsieur ? questionna-t-elle d’emblée, avec juste ce qu’il fallait de déférence.
Un sourire détendit les traits sévères du vieil homme. Il désigna un siège, juste à côté du sien. Clémence obéit et s’assit tout au bord, prête à fuir un illusoire danger.
— Tu étais à la lecture publique, n’est-ce pas ?
Elle acquiesça, les mains moites, tandis qu’une fine pellicule de brume recouvrait le tapis d’Orient sous ses pieds. Elle essaya de la chasser à coups de bottines crottées, en vain.
— Pourquoi ?
Clémence interrompit le balancement de ses jambes et plongea son regard au fond des iris bleus de son vis-à-vis. La soupçonnait-il d’avoir fureté dans les ruelles de la Vieille Ville, à la recherche de l’Héritière ? Non, il ne pouvait pas savoir, sauf si Achille Esteros le lui avait dit mais il n’en avait pas eu le temps, n’est-ce pas ? Elle venait à peine de le quitter, il lui était impossible d’arriver avant elle à l’orphelinat pour tout lui dévoiler.
— J’ai eu l’autorisation de Monsieur Da Silva. Et tout le monde devait s’y rendre, ajouta-t-elle sans grande conviction.
Loras Oistin éclata de rire. C’était un bruit de gorge profond et chaud, qui emplissait l’atmosphère d’un chatoiement bienveillant. Clémence se sentit vexée : il ne semblait pas la prendre au sérieux. Diantre, elle avait dis-sept ans, maintenant ! Dans un an, elle passerait devant le Conseil des Érudits pour la Proclamation et elle ne doutait pas qu’avec son Don, elle pourrait aspirer à de grandes fonctions.
— Le discours de mon neveu était-il donc aussi intéressant que ça ? ironisa-t-il, dès qu’il eut retrouvé son calme.
— Je…, commença l’adolescente, avant de se raviser.
L’homme qui se trouvait devant elle était son tuteur : plusieurs années auparavant, il avait fait vœu de la protéger et de subvenir à ses besoins. Cela arrivait de temps en temps que quelque personnalité des Clans dominants fasse preuve de « générosité » envers les miséreux qui peuplaient l’orphelinat. Clémence détestait cela. Elle avait l’impression d’être une bonne œuvre à qui on offrait la charité. En vérité, elle aurait sans doute préféré que les membres de sa propre famille se penchent sur son destin. Mais si elle connaissait le nom de sa mère — nul ne le lui avait caché — elle ignorait absolument tout de son père. Sans doute un croquant du Petit Peuple qui était parvenu à séduire une riche rebelle en mal de sensations fortes.
— Tu as donc pris connaissance des décisions du nouveau gouvernement ?
— Oui, Monsieur.
L’étincelle d’amusement dans le regard bleu s’éteignit. La mine soudain grave du vieillard fit frissonner Clémence. Si elle ne le considérait pas comme son père, elle nourrissait néanmoins envers lui une certaine affection. Il avait la décence de ne pas être trop envahissant mais il ne la délaissait guère non plus. Elle avait des vêtements de qualité en suffisance, les livres qu’elle réclamait et son compte en banque personnel se remplissait lorsqu’elle réussissait une année de plus à l’Institut. En échange, elle se montrait respectueuse et essayait de paraître reconnaissante.
— Qu’en penses-tu ?
— Les Autres sont nos ennemis, estima-t-elle, incertaine.
Elle ignorait ce que Loras attendait d’elle. Une ride supplémentaire s’anima au coin de son œil.
— Plus que nous-mêmes ? Il reste trop peu d’Illusionnistes pour perpétuer notre race, dans les années à venir.
Clémence acquiesça en entortillant une mèche rousse autour de son index. Elle savait cela. Le Clan de sa mère, en disparaissant, avait fait en sorte de condamner ses semblables.
— En as-tu peur ? demanda-t-il abruptement.
— Non.
La réponse avait fusé sans une once d’hésitation. Peut-être était-ce présomptueux de sa part mais la jeune fille disait vrai : elle ne craignait pas les Autres. Qui étaient-ils, après tout ? Des êtres insignifiants, sans Magie. Ils ne pouvaient lutter contre les Illusionnistes.
— Que valent une poignée d’individus face à des milliards ? sermonna le vieil homme, comme s’il avait lu dans ses pensées.
Bien sûr, elle savait cela : les Illusionnistes avaient payé chèrement leurs Dons, lorsque les fanatiques s’étaient emparés d’eux pour les trainer devant une justice vindicative qui les condamnait au bûcher. Certaines victimes des Autres étaient presque sans défense : que pouvait contre eux un guérisseur ou un colporteur ? Les plus puissants avaient pu leur échapper, comme les détenteurs des Dons de la Nature. Cela, Clémence l’avait lu, comme tout le monde, dans les livres d’histoire et l’avait étudié en classe, avec ses professeurs. Les sans-magie nommaient cela « l’Inquisition ». Les Illusionnistes parlaient de génocide. À l’époque, ils avaient uni leurs forces et un déchireur avait permis à leur monde de s’effacer de celui des Autres. Quelques villes importantes avaient été dédoublées, comme Brosella, où siégeait le Parlement, de nouveaux villages s’étaient créés. Et partout, une frontière infranchissable s’était érigée. Sept siècles d’autarcie et une guerre civile plus tard, les barrières s’effritaient. Quelles horreurs se cachaient derrière elles ?
— Des éclaireurs seront envoyés en premier, répéta l’adolescente, se souvenant des paroles d’Emilian Oistin. Si ce monde est vraiment aussi dangereux pour nous, alors, nous ne serons pas obligés de partager notre Savoir avec eux.
Un coup bref, impatient, contre la porte interrompit leur discussion.
— Entrez, invita de bonne grâce Loras Oistin.
Paulo Da Silva, le directeur de l’orphelinat, pénétra dans le salon, suivi de trois pensionnaires. Ils avaient plus ou moins le même âge que Clémence. L’un d’eux était en classe avec elle, à l’Institut, alors que les deux autres se contentaient de leçons par correspondance, comme de nombreux orphelins.
— Bien, approuva Oistin en dépliant sa silhouette grisonnante. Pardonnez-moi, jeunes gens, mais nous ne nous connaissons guère. Je me nomme Loras Oistin. À qui ai-je l’honneur ?
— Voici Horacio Cabri, Jean Lebon et Lily Smith, présenta Da Silva, en désignant chaque adolescent par un signe de tête. Aucun d’eux n’a de tuteur, comme vous le désiriez.
Quelle étrange requête, pensa la jeune fille, en regardant ses compagnons d’infortune. Que faisaient-ils là ? Pourquoi Oistin les avait-il fait venir ?
— Vous n’êtes pas sans ignorer que le Conseil de Paix a décidé d’envoyer des émissaires dans le monde des Autres qui superpose le nôtre, commença le vieillard au regard bienveillant. Si je suis ici parmi vous, c’est comme messager du Gouvernement.
Clémence tressaillit, habitée d’un affreux doute. Il n’allait quand même pas…
— Vous allez tous les quatre intégrer le Lycée International de Brosella — Bruxelles pour les sans-magie.
— Pourquoi ? osa s’interposer Lily. Qui sommes-nous pour vous ?
— Rien, plomba Clémence, acerbe. Nous n’avons ni famille, ni attache. Si les Autres nous exécutent, personne ne nous pleurera. N’est-ce pas ?
Sa voix était remplie de fiel et d’amertume. C’était si pratique de prendre des orphelins et de les envoyer à la mort. Nul ne réclamerait leur dépouille, ne remarquerait leur disparition.
Les rides de Oistin s’amplifièrent.
— Comment oses-tu, petite impertinente ? se scandalisa Da Silva.
— Laissez, Paulo, tempéra l’homme plus âgé. Elle a raison, évidemment. Nous sommes si lâches… Vous partez dès ce soir. Une escorte viendra vous chercher.
— C’est tout ? s’étrangla Jean. Nous n’avons même pas le droit de décliner ?
Il semblait au bord de la crise de panique. Horatio le retint par le coude.
— Emilian Oistin n’a jamais parlé de volontaires, répéta Lily, la voix blanche.
— En effet, jeune fille, acquiesça le visiteur. Maintenant, je vous conseille de préparer vos valises et de faire vos adieux… Clémence, accompagne-moi jusqu’à la sortie, veux-tu ?
L’adolescente obtempéra, telle un automate : cela non plus n’était pas une demande. Dès qu’ils furent hors de portée des oreilles indiscrètes, Oistin lui glissa :
— Ne me blâme pas, Clémence. Je le fais pour toi. Si tu restais ici, ta vie serait en danger.
— Plus que là-bas ? ironisa-t-elle.
— Oui. Bien plus : la vindicte populaire est terriblement dangereuse. Vous ne serez pas seuls, de l’autre côté de la frontière. Certains Illusionnistes sont déjà là-bas : par choix ou par exil.
— Comment…
— Oh, c’est une longue et terrible histoire, souffla profondément la figure émaciée. Notre race survit depuis la nuit des temps à travers les drames les plus sanglants.
Ce qu’il disait n’avait ni queue ni tête. Néanmoins, elle ne l’interrompit pas.
— Lorsque tu seras de l’autre côté, tu devras les retrouver. Peu d’entre eux ont daigné nous répondre ou nous donner des nouvelles. Mais eux seuls pourront te permettre de survivre là-bas. C’est un lieu tellement différent du nôtre.
Devant la porte d’entrée, Loras marqua un temps d’arrêt. Il pivota vers sa pupille, la mine soucieuse.
— Tu es intelligente et débrouillarde. Je sais que tu en reviendras et que tu nous rapporteras les nouvelles que nous espérons tous.
— Est-ce donc aussi grave que cela ? osa-t-elle demander.
— Notre monde est à l’agonie, Clémence. Des pans entiers de nos contrées disparaissent.
La jeune fille déglutit, stupéfaite. Elle mit quelques secondes avant d’assimiler ce que son tuteur lui dévoilait.
— Comment …? Je ne comprends pas…
— Certaines informations sont dissimulées aux Illusionnistes, avoua-t-il, la mine sombre. Nous ne possédons d’autre choix que celui d’envahir le monde des Autres. Le nôtre disparait peu à peu.
— Est-ce possible ?
— La fin…
Oistin s’interdit de continuer ses explications. Il était grave et son visage, habituellement éclairé d’un sourire tendre, se masquait d’une souffrance indicible. Il se permit alors un geste qu’il n’avait jamais osé entreprendre : il se pencha vers le front pâle et en embrassa quelques taches de rousseur.
* * *
L’autorisation d’allumer les chandelles fut criée à la cantonade dans le couloir menant aux chambres individuelles. Clémence battit prestement le briquet qu’elle possédait, diluant la pénombre qui empoissait la minuscule pièce. La mèche de la grosse bougie s’embrasa au contact de l’étincelle. De l’autre côté de la fenêtre, le soleil n’éclairait déjà plus l’horizon, ses rayons engloutis pas l’océan. L’adolescente ne s’attarda guère à la contemplation de l’extérieur. Elle avait une malle à boucler.
Dans quelques heures, la maréchaussée viendrait la chercher, ainsi que les autres « volontaires ». Un vêtement dans la main, elle hésita. Devait-elle emporter ces tuniques aux manches évasées qui flattaient sa coquetterie ? Serait-ce adapté chez les Autres ? D’après les archives, ils avaient des coutumes assez peu semblables aux leurs. D’un mouvement d’épaules, elle balaya le sujet de ses préoccupations et fourra les habits dans le fond de la valise. Qu’importe ! Elle ne les laisserait pas la changer. Le geste léger, elle caressa la broderie de la lourde cape que Loras Oistin lui avait offert l’an dernier, à Noël. C’était une pièce de tissu magnifique, trop luxueuse pour une orpheline. Mais son tuteur ne faisait jamais les choses en demi-mesures. Il possédait la prestance des Grands, celle que lui conférait son appartenance à l’un des Clans dominants.
Clémence venait de fêter ses sept ans lorsqu’il était devenu son tuteur. Elle en avait voulu ainsi. Parce qu’elle avait compris, malgré son jeune âge, qu’elle ne pourrait jamais quitter la misère dans laquelle sa mère l’avait précipitée, en l’abandonnant. À moins de se placer sous la tutelle d’un protecteur puissant. Oh, petite fille, elle avait espéré — comme tous les autres orphelins d’Olissipo — être adoptée ou, mieux encore, que sa famille vienne l’enlever de cet endroit sinistre, lui offrant le nom illustre qu’elle était en doit de porter. Lorsqu’elle avait réalisé que cela n’arriverait pas, elle avait haussé les épaules avec indifférence et son ambition avait vu une nouvelle opportunité se dessiner devant elle.
Elle n’était pas une bonne candidate à l’adoption, justement à cause de ses liens de parenté avec les Sloane qui n’étaient plus à établir : sa chevelure de feu, la carnation aux taches de rousseur caractéristiques, la grossesse honteuse de l’héritière qui avait défrayé la chronique… Avant même la poussée de sa première dent, nul n’ignorait ce qu’elle était : la bâtarde de Lysandra Sloane.
Aussi, elle avait dirigé ses aspirations vers un autre mode d’élévation sociale. Pour cela, il était important d’intégrer l’Institut des Illusionnistes, l’école élitiste qui fournissait les dirigeants de ce monde. Avec la puissance de son Don, plus un diplôme en acier trempé, Clémence ne doutait pas qu’elle serait un jour promise à de grandes fonctions.
C’était pour cela qu’elle s’était inscrite au programme de tutelle, à la surprise méfiante de Paulo Da Silva, le directeur de l’orphelinat. En effet, elle avait toujours montré une inflexible indépendance et un certain mépris pour ces enfants qui se soumettaient aux ordres des adultes.
Plus surprenant encore avait été l’acceptation de ce tutorat par Loras Oistin, ce vieil homme dont la droiture n’échappait à personne mais qui ne s’intéressait que fort peu aux obligations de son rang. En effet, par une loi vieille de centaines d’années, les Clans dominants se devaient d’aider, dans la mesure de leurs moyens, les miséreux, notamment grâce à la tutelle des enfants de l’orphelinat d’Olissipo. Si, pour certains, les pupilles ne représentaient qu’une bonne œuvre, d’autres s’investissaient réellement dans leur éducation. C’est ainsi que plusieurs orphelins se voyaient offrir un enseignement de qualité à l’Institut tandis que leurs compagnons d’infortune se contentaient de cours par correspondance.
Elle ne s’était pas intéressée à Oistin par hasard. C’était un homme intègre et juste. Solitaire, aussi. Il n’avait ni femme ni enfant. Sa seule famille se résumait à un neveu aux pouvoirs dantesques et à la réputation inébranlable. S’il la désignait comme pupille, elle savait qu’elle aurait de l’importance à ses yeux. Grâce à lui, Clémence avait intégré l’Institut des Illusionnistes et, même si elle avait entamé son cursus avec une année de retard par rapport aux autres étudiants, elle était une élève brillante. Avec une certaine rancœur, la jeune femme réalisa alors qu’elle ne serait jamais diplômée.
Un coup timide contre l’huis de sa chambre creva dans l’œuf sa révolte.
— Entrez, grogna-t-elle, surprise.
C’était rare que quelqu’un s’invite « chez elle ». Elle n’inspirait pas la sympathie. D’une part parce qu’elle avait en elle le sang des tortionnaires ; d’autre part parce qu’elle ne recherchait pas la compagnie de ses semblables. Elle s’était très vite isolée du groupe, ne s’y sentant pas à sa place. Elle manquait de compassion face aux larmes des malheureux. Ils étaient trop faibles, se complaisant dans l’amertume et les regrets.
— Je ne te dérange pas ?
C’était une voix hésitante qui s’introduisait dans la chambrette. Elle appartenait à Lily Smith, l’une des sacrifiées du Conseil de Paix.
— J’ai presque fini, la tranquillisa Clémence. Assieds-toi.
L’adolescente aux yeux de braise s’installa tout au bord du lit, le seul endroit à peu près libre. Clémence avait vidé les étagères et placards pour inventorier ce qu’elle emmènerait avec elle. Finalement, peu de choses seraient emportées.
— Tu n’as que ça ? demanda Lily, en désignant la malle, à moitié vide.
— A quoi nous servirait le reste ? siffla l’adolescente, pleine de fiel. Ils nous envoient dans un monde qui ne connait rien au nôtre. Nos manuels scolaires ne nous seront d’aucune utilité, nos vêtements passeraient pour des excentricités et nos objets ne fonctionneront sans doute pas.
En disant cela, le radiophone fut envoyé sans ménagement sur le bureau de bois sombre qui croupissait sous la fenêtre minuscule. Il émit un bruit discordant qui n’augurait rien de bon pour son utilisation future.
— Tu as peur ?
Clémence, qui dégageait la chaise pour s’asseoir en face de la jeune fille, interrompit son geste, méditative. Elle réfléchit à la question : avait-elle peur ? Le conseil d’après-guerre l’exilait dans un monde inconnu, qui honnissait la magie. Pourtant, Loras lui assurait qu’elle y serait davantage en sécurité qu’auprès des Illusionnistes.
Elle avait vécu douze ans sous le joug de la guerre. La Guerre des Clans. Toute son enfance, elle avait baigné dans cette ambiance empreinte de danger et d’angoisse. Ils étaient une génération sacrifiée sur l’autel de la puissance. Les Grands de ce monde s’étaient entredéchirés pour le pouvoir, au point de mettre en péril la survie de leur peuple.
Son futur n'était-il pas une épreuve supplémentaire pour juger de sa valeur, de son intransigeance face au destin ?
— Et toi ? contourna-t-elle.
— Oui. Oui, j’ai peur. Je n’ai jamais quitté Olissipo. Parfois, j’ai l’impression d’être née dans cet orphelinat. Je ne me voyais pas le quitter…
Clémence ne répondit pas : elle exécrait cet endroit, de toutes les fibres de son corps et de son âme. Elle avait prié maintes fois pour avoir la chance de partir. Elle avait écroué sa liberté de mouvements pour le quitter durant les longs mois scolaires et elle n’y revenait aux vacances qu’avec répulsion.
— Nous ne serons pas seuls, tenta-t-elle maladroitement de rassurer Lily.
— Comment… ?
— D’après mon tuteur, des Illusionnistes se cachent parmi les Autres. À nous de les débusquer et d’en faire des alliés.
— De quelle façon ? Et qui nous dit que nous pourrons faire le chemin inverse ? Que ce ne sera pas irrévocable ?
— S’ils nous envoient là-bas, ils espèrent certainement avoir de nos nouvelles. Un Voyageur nous servira d’intermédiaire.
La brune adolescente enterra son visage entre ses mains, étouffant un sanglot désespéré. Clémence se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Elle n’y connaissait rien dans l’art de consoler, ignorant tout des liens de l’amitié.
— Qu’espèrent-ils de nous ? hoqueta Lily, incrédule. Nous ne sommes que des enfants sans pouvoir.
La jeune fille baissa son regard clair vers son invitée. Que pouvait-elle répondre à cela ? Elle aussi se demandait les raisons pour lesquelles on envoyait des adolescents pour une telle mission.
Sans pouvoir.
Était-ce cela la clé de la compréhension de leur exil ? Le fait que leurs Dons ne soient pas développés ou à peine ? Ils ne risquaient pas de blesser les Autres par une maladresse de leur Don, pour l’instant sommeillant au fond de leurs entrailles.
— C’est l’heure, interrompit Paulo Da Silva en pénétrant dans la chambre. Prenez vos malles.
Les deux jeunes filles sursautèrent, avant de s’exécuter. Lily fila chercher ses affaires et rejoignit rapidement les trois autres orphelins qui l’attendaient pour descendre dans le hall d’entrée.
Emilian Oistin en personne se tenait au pied des marches. L’aura de pouvoir qu’il dégageait brillait comme un soleil et les adolescents frissonnèrent à l’unisson. L’escortaient quatre gardes, ainsi que deux autres silhouettes aux mines lugubres.
— Monsieur, salua Jean.
Il était aussi élève à l’Institut des Illusionnistes, ayant intégré l’école avant la mort prématurée de ses parents, deux ans plus tôt. Il y avait croisé de nombreuses fois le président du Conseil des Érudits qui aimait s’entretenir avec leurs professeurs. Il se permit donc cette forme de familiarité, incongrue pour toute autre personne étrangère à l’entourage du héros de guerre.
L’homme au regard clair pivota vers lui, un léger sourire détendant brièvement ses traits austères. Clémence l’étudia à la dérobée, cherchant les ressemblances avec son tuteur. C’était la première fois qu’elle se trouvait aussi proche de lui. Elle sentait son Don l’effleurer, tant il débordait d’énergie. L’homme, dans la force de l’âge, ressemblait à son oncle, Loras Oistin. Ils possédaient tous deux les yeux d’un bleu perçant, la bouche fine et autoritaire. Et, si les cheveux du protecteur de Clémence étaient d’un blanc immaculé, ceux de son neveu gardaient encore leur blondeur, aux boucles serrées. Aucun doute : ils appartenaient bien au même Clan.
— Venez, mes chers enfants, invita-t-il. Je suis là pour vous accompagner jusqu’au pont qui unit nos deux mondes. Avez-vous vos malles ? Melchior peut les alléger.
L’une des deux personnes restée en retrait s’avança. Un Soupeseur, comprit Clémence, tandis que l’homme désigné se penchait sur les valises rebondies des adolescents. Pendant qu’il opérait aux ajustements nécessaires, Clémence se couvrit de son épaisse cape. Si les températures d’Olissipo restaient douces, il n’en était rien à Brosella, située beaucoup plus au nord.
— Où sont les enfants ? questionna Horacio, les sourcils froncés.
Il avait raison, bien sûr : habituellement, le vestibule et les salons grouillaient de la marmaille qu’abritait l’immense bâtisse. Le silence qui les entourait en était presque angoissant. Horacio Cabri était un adolescent au visage rond et avenant, qui aimait jouer avec les petits et les occuper, lors des soirées longues et moroses de l’hiver. Il espérait peut-être que ses protégés viendraient lui dire au revoir et lui souhaiter bonne chance.
— Au repas de Noël, répondit Paulo Da Silva. Il m’a paru judicieux de ne pas les prévenir de votre départ.
Le directeur de l’orphelinat lança une œillade inquiète vers Emilian Oistin, quémandant son assentiment.
— Vous avez eu raison, le tranquillisa-t-il. Inutile de provoquer des drames supplémentaires. Allons-y !
Les « volontaires » lui emboitèrent le pas, encombrés de leurs valises volumineuses mais légères, suivis de près par la maréchaussée et les deux personnages encapuchonnés. Bernadette, la gouvernante au visage morose, leur ouvrit la porte, tandis que le carillon de l’entrée déclamait « Horacio Cabri, Clémence Dubois, Jean Lebon, Lily Smith : effacés ». Ils abandonnaient le lieu pour toujours.
Au moment où son pied se posait en bas des marches du perron, Clémence pivota vers la façade sinistre. Elle tressaillit, autant de crainte que d’anticipation. Elle allait vivre une aventure grandeur nature. Elle quittait enfin cet endroit détestable pour de bon. Et quand elle reviendrait dans son monde, elle serait couverte de gloire et on encenserait son courage.
— Avance, intima une voix de rocaille, tandis qu’une poigne de fer lui enserrait le coude, à travers les plis de sa cape.
La jeune fille se dégagea vivement et rabattit la capuche sur les boucles rousses qui cascadaient librement dans son dos. De son autre main, elle raffermit sa prise sur la poignée de sa malle.
Reste calme, se gourmanda-t-elle, tandis qu’une brume diffuse lui couvrait peu à peu les bottines.
Elle était responsable des escapades de son Don, elle en avait conscience. Lorsqu’elle avait réalisé qu’elle était détentrice d’un Don de la Nature aussi puissant et spectaculaire, elle l’avait titillé et travaillé. Mais elle était trop jeune pour le dompter. Et, parfois, il était hors de contrôle et se manifestait dans des moments de grand stress ou d’émotion intense. Si elle l’avait laissé dormir, jusqu’à la Proclamation, elle n’aurait pas eu de souci avec lui. Il aurait sommeillé, pouvoir docile et patient. Mais Clémence, dans son arrogance, s’était offert le luxe de désobéir aux lois les plus élémentaires et, maintenant, elle se retrouvait à enrayer un phénomène qui risquait de lui couter la liberté.
Et encore un dernier mot: CONTINUE
Et voilà Clémence embarquée comme volontaire désignée pour se fondre parmi les Autres... Belle aventure en perspective.
J'aime toujours beaucoup ta façon d'écrire qui, malgré les nombreuses précisions, m'a entraînée sans m'ennuyer.
Une petite question par contre: le chap.1 se déroule à Brosella et le 2 à Olissipo. Or d'après ce que j'ai compris, tu expliques dans le chap.2 que Brosella c'est chez les Autres et qu'Olissipo un lieu parallèle dissimulé aux yeux des autres par une frontière. Pour moi, ces lieux sont confus. Comment Clémence peut-elle être à Brosella dans le 1er chapitre, pour écouter Oistin, puis à Olissipo dans le chap. suivant? Ma lecture n'a peut-être pas été assez attentive... Tu me diras.
à bientôt!
Gaëlle
C’est dommage que tu n’aies pas continué cette histoire. Je trouve qu’elle a un bon potentiel, tant au niveau du contenu que de la forme.
Si la conséquence de ce nouveau décret oblige ces orphelins à se rendre de l’autre côté, ça n’augure rien de bon pour eux ; mais pour le lecteur, ça promet de belles aventures pleines de suspense.
Donc cette brume qui semblait coller aux talons de Clémence y est réellement accrochée et, comme elle tente de s’en débarrasser, ça ne vient pas d’elle ; encore un mystère… :-)
Coquilles et remarques :
A mon avis, Andres prépare un bon goûter / A peine avait-elle terminé sa phrase [À]
Sans doute les connaissait-il par coeur [par cœur]
à coup de bottines crottées [à coups de]
devant le Conseil des Erudits [Érudits]
il avait fait voeu de la protéger [vœu]
d’être une bonne oeuvre à qui on offrait la charité [œuvre]
s’anima au coin de son oeil [œil]
A l’époque, ils avaient uni leurs forces / A qui ai-je l’honneur ? [À]
Le Clan de sa mère, en disparaissant, avait fait en sorte de condamner ses semblables. [L’expression « avait fait en sorte » signifie que c’était volontaire ; je propose : « Le Clan de sa mère, en disparaissant, avait (en quelque sorte) condamné ses semblables. »]
Pourquoi Oistin les avait-il faits venir ? [fait ; lorsqu’il est directement suivi d’un infinitif, le participe passé « fait » est invariable.]
Vous n’êtes pas sans ignorer que le Conseil de Paix [« Vous n’êtes pas sans savoir » ; à moins que tu veuilles dire qu’ils l’ignorent.]
Il n’allait quant même pas… [quand même]
Nul ne réclamerait leur dépouille, ne remarquerait leur disparition. [Je propose : « Nul ne réclamerait leur dépouille ni ne remarquerait leur disparition. ».]
telle une automate [tel un automate]
— la guerre des Clans qui avait décimé leurs familles [S’ils sont seuls au monde, c’est que la guerre a exterminé, anéanti leurs familles, pas décimé.]
— Diantre, elle avait dis-sept ans, maintenant ! [dix-sept]
— Les Autres sont nos ennemis, estima-t-elle, incertaine. [Le verbe « estimer » ne me semble pas adéquat ici. Je propose « supposa-t-elle » ou « hasarda-t-elle ».]
— pour perpétuer notre race, dans les années à venir. [Je ne mettrais pas la virgule.]
— dans le monde des Autres qui superpose le nôtre [qui se superpose au nôtre]
— Pourquoi ? osa s’interposer Lily. Qui sommes-nous pour vous ? [On ne peut pas dire qu’elle s’interpose ; je propose « interjeta Lily ».]
— Rien, plomba Clémence, acerbe. [Le verbe « plomber » ne convient pas. Je propose « asséna », « rétorqua », « repartit »…]
— C’est tout ? s’étrangla Jean. [S’étrangler n’est ni un verbe de parole, ni un verbe auquel se superpose l’idée de parole. Je propose : « lança (ou « fit ») Jean d’une voix étranglée.]
— Horatio le retint par le coude. [Ailleurs, tu écris « Horacio ».]
— la lourde cape que Loras Oistin lui avait offert [offerte]
— son tuteur ne faisait jamais les choses en demi-mesures [en demi-mesure]
— la misère dans laquelle sa mère l’avait précipitée, en l’abandonnant [Je ne mettrais pas la virgule.]
— le nom illustre qu’elle était en doit de porter [droit]
— Lorsqu’elle avait réalisé que cela n’arriverait pas [L’anglicisme « réaliser » est déconseillé dans le sens atténué de « se rendre compte ». Je propose « avait compris ».]
— et son ambition avait vu une nouvelle opportunité se dessiner devant elle [une nouvelle perspective ; dans cette acception, « opportunité » est un anglicisme]
— Aussi, elle avait dirigé ses aspirations [Aussi avait-elle dirigé]
— Plus surprenant encore avait été l’acceptation [surprenante]
— dont la droiture n’échappait à personne mais qui ne s’intéressait que fort peu [Je mettrais une virgule avant « mais ».]
— la jeune femme réalisa alors qu’elle ne serait jamais diplômée [« se rendit compte alors » ou « prit alors conscience »]
— J’ai presque fini, la tranquillisa Clémence. Assieds-toi. [Je propose « dit tranquillement Clémence » ou « dit Clémence, rassurante ».]
— Clémence avait vidé les étagères et placards [« les étagères et les placards » ou « étagères et placards »]
— Tu n’as que ça ? demanda Lily, en désignant la malle, à moitié vide. [Je ne mettrais pas les virgules.]
— A quoi nous servirait le reste ? [À]
— En disant cela, le radiophone fut envoyé sans ménagement sur le bureau [Rupture de syntaxe : « En disant cela, elle envoya sans ménagement le radiophone sur le bureau ».]
— Son futur n'était-il pas une épreuve supplémentaire [Ici, c’est « avenir » qui convient ; dans cette acception, « futur » est un anglicisme.]
—Et toi ? contourna-t-elle. [Ce n’est pas un verbe de parole ni un verbe auquel se superpose l’idée de parole. Je te propose de remplacer l’incise par une phrase d’introduction : « Elle esquiva la question ».]
— Nous ne serons pas seuls, tenta-t-elle maladroitement de rassurer Lily. [Cette incise fait figure d'acrobatie langagière. Là aussi, je te propose de la remplacere par une phrase d’introduction : « Elle tenta maladroitement de rassurer Lily ».]
— Elle aussi se demandait les raisons pour lesquelles [« s’interrogeait sur les raisons pour lesquelles » ou « se demandait pour quelle(s) raison(s) »]
— L’une des deux personnes restée en retrait s’avança [restées]
— Pendant qu’il opérait aux ajustements nécessaires [les ajustements]
— Vous avez eu raison, le tranquillisa-t-il. [Je propose simplement : « approuva-t-il ».]
— Lorsqu’elle avait réalisé qu’elle était détentrice d’un Don [avait compris]
— Si elle l’avait laissé dormir, jusqu’à la Proclamation [Je ne mettrais pas la virgule après « dormir » ; si tu veux garder la double virgule, je propose « du mois jusqu’à la Proclamation ».]