Les noces. Palais Pernozzi, dimanche 25 septembre 1955 (I)

     Selon le souhait du prince, seuls les véhicules hippomobiles ont eu accès à la cour du palais. Elle en est remplie. Hippomobile, elle s’amuse à se répéter ce mot nouveau. Mentalement, elle désigne chaque machine par son nom exact, comme dans La curée qu’elle a lu en quelques heures la semaine dernière. Une curée, ça y ressemble un peu tous ces aristos accourus chez le vieux Pernozzi pour engloutir le buffet pantagruélique servi à l’étage d’en dessous. Elle leur laisse qu’ils sont particulièrement élégants et stylés.

     Déférents aussi. La plupart sont venus en voiture tirée par des chevaux pour être autorisés à prendre part au cortège ayant conduit le couple de Sainte-Marie de la Fleur au palais Pernozzi. Vittorio Emanuele a voulu restaurer les fastes d’antan, peut-être pour revenir à l’époque à laquelle il aurait mieux fait de se marier que de se vouer à un vain célibat. Sur le parcours, des fanions aux armes de sa famille avaient été distribués aux spectateurs dont le nombre l’a surprise. La fête s’est révélée à la fois mondaine et populaire : la cathédrale débordait sur le parvis. Un mariage princier, avec tout l’apparat, ça n’arrive pas tous les jours. Depuis combien de dizaines d’années, la cour qu’elle observe depuis la galerie du deuxième étage, celui des appartements privés, n’a-t-elle pas offert ce spectacle de cuivre qu’on lustre, de bêtes qu’on bouchonne, de cuirs qu’on astique ?

     Elle a prétexté une migraine pour abandonner les invités, mais elle ne cherche pas à atteindre sa chambre, elle vise la bibliothèque, elle veut se replonger dans la presse de jeudi dernier. Elle n’y croit pas, c’est trop beau : elle est vraiment orpheline. Ce n’est plus un mensonge inventé pour le vieux. Ses parents et son frère sont bel et bien morts, morts dans l’incendie de leur baraque.

     Plusieurs quotidiens ont consacré des articulets à ce fait divers. Il est chaque fois question de la tragique disparition d’une famille géorgienne. Aucun nom n’est mentionné, mais dès que le bruit s’est répandu dans Rome et qu’il l’a atteinte, une espérance l’a submergée et elle a voulu savoir. C’étaient bien eux.

     Sur l’image qu’elle gardera de son frère n’apparaîtra que sa tête d’abruti épouvanté pleurnichant lorsqu’elle a tordu le cou au chiot qu’il avait ramené à la maison : sa mère était en train de hurler qu’elle ne voulait pas de ça chez elle parce qu’elle était allergique aux poils. Elle vibre encore du doux frisson suscité par le craquement des os.

     Deux journaux précisent que l’incendie est d’origine criminelle, que l’auteur a été identifié rapidement et qu’il a été abattu alors qu’il tentait de fuir. On donne son prénom : Fraco. L’imbécile a probablement voulu jouer au justicier après qu’elle lui a dévoilé le comportement de son père au cours de la dégoûtante séance d’initiation à son métier de prostituée. Parfois il n’est même pas nécessaire de manipuler les gens : ils sont suffisamment stupides que pour agir de leur propre chef. Bon débarras ! L’idée qu’elle allait les avoir tous sur le dos quand ils apprendraient le mariage la tracassait. Problème réglé.

     Parce que bien sûr, ils l’auraient vite su. Le sujet est traité dans toute la presse. Sa photo est partout. Dans les journaux locaux, elle monopolise la une. Sa beauté captive les paparazzis : ils ne veulent qu’elle sur leur pellicule, la demoiselle Teona Chodiechvili. Ah ! Ah ! elle y est arrivée avec son corps, comme elle l’avait prévu, mais bien plus vite qu’elle le pensait, et en définitive sans l’utiliser avec lui. Il a jeté son dévolu sur son intellect, un trésor qu’elle ne soupçonnait pas.

     Qu’importe, elle est riche maintenant, et elle ne doit rien à personne. Grâce à son instruction toute neuve, elle va faire fructifier la fortune du prince. Ça saute aux yeux que ce n’est pas un cador. Elle prendra les choses en main.

     Il va falloir qu’elle redescende : son absence pourrait paraître suspecte. Encore un peu. Elle n’est pas des plus à l’aise dans ce monde-là, ça a été trop rapide. Certes, maintenant, on ne glousse plus dans son dos, on lui fait des courbettes. Elle impose le respect, peut-être même la crainte. Elle préfère inspirer ce sentiment-là d’ailleurs, la crainte, comme avec ce notaire et son client.

     Après sa première nuit ici, le prince l’a reconduite à Rome et l’a logée dans son vaste appartement de la place Navona. Il l’a confiée à son majordome et à une gouvernante. Aucun des deux n’affichait la tête de l’emploi : lui, la gueule d’un tueur de carabiniers, elle, le faciès d’une tueuse de cochons. Ils étaient habillés tout en noir, sauf la chemise de l’homme et le col Claudine de la femme, blancs.

     Ces deux croque-morts allaient enterrer sa vie d’avant : ils avaient pour mission de la civiliser, de la rendre présentable, de lui inculquer les bonnes manières, les convenances, les us et coutumes de la classe dans laquelle elle entrait. Toutes ces choses feraient d’elle une princesse apte à tenir son rang. Avec Lollobrigida, elle avait déjà éprouvé la facilité avec laquelle elle pouvait assimiler un jeu. Elle a changé de modèle : il lui fallait plus distingué. La domestique lui a suggéré Virna Lisi, une très jeune actrice d’une prestance folle. Quelques visionnages privés de films et de pièces de théâtre ont suffi. Par une sorte de mimétisme, elle est entrée dans le personnage. Et elle a absorbé à une vitesse incroyable tout ce que lui enseignaient ses deux maîtres. Deux semaines à peine après le début du dressage, les dompteurs avaient épuisé les tours à lui apprendre.

     Le prince est alors revenu. Il est resté dans le vestibule, planté à la regarder et à l’écouter, ébahi. Vite, il l’a ramenée à Florence. Elle n’a pas revu ses parents depuis son premier séjour ici. Elle n’aura même pas eu à leur mentir. C’est très bien. Par contre, elle a rencontré quelques fois Fraco qu’elle est allée attendre dans leur planque habituelle. Elle a dû lui raconter des bobards, et a sorti l’histoire de son initiation par son père, elle ne sait pas pourquoi, sans se douter des conséquences, sans surtout les préméditer. Elle se promet d’être plus avisée, de mieux comprendre la psychologie des gens, pour mieux saisir les opportunités de les instrumentaliser. Le hasard cette fois l’a aidée, ce ne sera pas toujours le cas.

     Quand Vittorio Emanuele sera mort, elle regrettera cet appartement. Elle s’y plaît bien, et puis toutes ces boutiques alentour. Mais un jour, un notaire est venu avec un homme austère. Le majordome les a fait entrer et les a laissés circuler à leur guise. Il lui a dit que c’était le nu-propriétaire. Elle a plissé le front et a interpellé l’homme de loi en empruntant son air le plus impérial. Le gars s’est rapetissé, il a regardé la pointe de ses chaussures et il a dit que le prince avait vendu avec réserve d’usufruit. Devant ses yeux sévères, il a expliqué en quoi cela consistait. Il a cru utile d’ajouter que l’opération s’était conclue avant sa rencontre avec le prince. Les grands yeux émeraude lui ont demandé de quoi il se mêlait. Lui et le constipé ont aussitôt pris congé. Tout est dans le regard, en fait.

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