La disparition du ciel

Par Ophelij

 

8h dans le centre d’accueil


    Le Dr Amura N’gué était un médecin sérieux et discret. Il manageait l’équipe des médiateurs du centre d’accueil. Une quarantaine d’années, il était direct et sa voix grave lui donnait une autorité naturelle, un petit quelque chose qui lui permettait notamment de finir ses rendez-vous à l’heure et d’expédier sans violence ses patients les plus bavards. Il était né dans les Plaines, mais les traits de son visage, ses yeux en amande et son teint foncé lui donnaient l’air de venir du Monde Ancien. Plus jeune il avait rêvé de partir loin, près des Rives, dans cet empire savant et sage au fonctionnement si différent de son monde. Là-bas, il n’y avait de la pluie que vingt jours par an, vingt jours de grandes inondations spectaculaires et puis la sécheresse. Il en avait rêvé et il l’avait vécu, mais ce qui était étrange, c’est qu’il n’avait pas eu besoin de se déplacer. Le climat était venu à lui, dans sa ville, dans sa maison, dans le salon de sa mère, au bord de ce que les anciens nommaient encore "le monde vague". Il vivait à proximité de cette forêt légendaire que l’on nommait l’Hagatma,. Il y avait eu l’eau et on avait dû partir, et puis la chaleur et on avait dû la supporter. La sécheresse, les inondations, c’était venu progressivement et ce n’était peut-être pas si grave pour le monde en général. Cela faisait exactement quarante-trois ans qu’il vivait sur terre. Son âme et son corps étaient habitués à une succession naturelle de périodes, de cycles : le soleil et puis la lune, le jour et la nuit, les saisons, les climats… Le changement s'intallait, progressif et déstabilisant. La plupart de ses collègues s'en inquiétaient, Amura préférait plutôt se concentrer sur les réalités concrètes, ce qui était à sa portée.


Il était assis à son bureau. Une fatigue inhabituelle l'empêchait de se concentrer sur les rapports de ses médiateurs. La nuit dernière quelque chose lui était tombé dessus, une sorte de prise de conscience. Amura n'avait pas dormi au centre cette nuit-là. Il était chez lui, chez sa mère. Il était sorti discrètement sur le balcon pour fumer un peu. Le ciel était noir, aucune étoile ne venait percer l’obscurité. La lune n’était plus là. Il voulait s’aérer et la nuit l’avait enveloppé totalement, comme un ventre infini. Le ciel s’était recouvert d'une façon très étrange, comme si le toit du monde avait disparu. Depuis, il se sentait captif d’un irréel, il n’était pas capable de le dire autrement. Ce qu’il avait vécu cette nuit, c’était impossible à dire.
Aujourd'hui, il compilait les rapports de son équipe pour les quatre dernières nuits. Il lui faudrait attendre un peu plus tard dans la journée pour avoir le rapport de la nuit précédente. Il était peu probable qu'il y trouve une explication à la sensation éprouvante qui l'avait assailli la nuit dernière. Ce matin, à part lui, tout était comme d’habitude.

À l’amorce du mois, le centre d'accueil portait bien son nom. Ce matin-là, Amura N’Gué avait programmé Serge et Atomo au guichet de distribution. Il sortit de son bureau et considéra la file d’attente. Un truc un peu spécial se lisait sur le visage des gens, une forme de mépris à laquelle il n'avait pas encore été confronté. Une odeur tiède flottait dans l’espace, c’était dissonant. Amura N’Gué observa chacune des personnes qui patientaient en essayant de déterminer laquelle d'entre elles exhalait ce parfum inhabituel. Henriette lui avait souvent fait remarquer que les gens n’ont pas l’apparence de leur odeur. Il avait bien envie de la croiser, le plus vite possible. Elle avait l’art de lui remettre les idées en place. Près du guichet, il aperçut des jeunes qui fanfaronnaient, morts de rire. Ils étaient bien les seuls. Ils se marraient en regardant le plus gros d’entre eux qui réajustait sa ceinture. C’était Rippy, il venait d'uriner sur les parois du guichet. Voilà l'odeur bizarre. Un autre des gars de la bande attendait son tour. Il avait sorti son numéro de retrait et ses papiers d’identité : Matty Pelusin. Dans le groupe, il était le seul à pouvoir prétendre à l'alocation de la ville. Amura N’Gué les connaissait bien, ils étaient cinq, vraiment des sales types.
Matty était grand, il se tenait devant le guichet de sorte qu'on ne voyait pas la tête du médiateur en poste. Amura N’Gué connaissait bien son équipe. Il pouvait déjà se dire avec certitude que ce n'était pas Atomo, et ça l’énervait. Derrière chaque incident, il y a, d’une certaine façon, le portrait en creux du médiateur en charge de la situation. Il avait pris toutes les dispositions possibles pour que Timmy, qui était une nouvelle médiatrice, ne se trouve pas au guichet en début de mois. Justement pour éviter qu’elle ne tombe, sans y être préparée, dans ce genre de situation. Il croisa le regard de Serge qui travaillait au guichet d’à côté. Celui-ci semblait découvrir que la situation avait dégénéré. N’Gué s’approcha et vit Timmy, rouge de confusion, les doigts enchevêtrés sur le clavier, les yeux au bord de la noyade n’osant plus regarder l’écran bleu de l’ordinateur, figée. Dans l’esprit des gens, l’ordinateur était devenu le symbole de l’institution. S’il tombait en panne, tout le système se trouvait fragilisé. À chaque mouvement de Timmy, chaque fois qu’elle appuyait sans le faire exprès sur la souris ou le clavier, un BIP dénonçait bruyamment l’incompétence manifeste de la nouvelle employée et les gens s’énervaient un peu plus, comme sous l’effet d’un coup de Klaxon. BIP. Eux aussi, s’ils avaient pu, auraient bipé de mécontentement. Timmy aurait dû passer le relais mais elle en avait été incapable. Il faut de l’expérience pour apprendre à demander de l’aide. N’Gué aurait voulu savoir ce qui s’était passé et il aurait voulu voir Henriette. Elle savait vraiment réconforter les gens. Pourquoi Atomo n’était pas à son poste ce matin ?


« Timmy, je vais prendre le relais. Allez dans mon bureau, faites une pause. Mr Pelusin, l’ordinateur a planté sur votre dossier. Je ne peux pas effectuer le retrait. Il faudra revenir plus tard. Cet après-midi, ou demain.»


Debout derrière le pupitre, N’Gué fixait Matty, celui-ci ne broncha pas, il commença à ranger ses papiers. N’Gué observait la petite Timmy se diriger, tête baissée, dans son bureau. Il était précisément dix heures. Tous les lundis, à dix heures, Amura avait rendez-vous avec Sabine. Une femme aussi rafraîchissante et silencieuse qu’une plante verte. À dix heures précises, lorsque Timmy ouvrit le bureau du Docteur N’Gué, Sabine se leva de son siège et la suivit tranquillement dans la pièce. Peu importait pour elle que ce ne soit pas le Docteur N’Gué qui la reçoive, peu importait que ce soit une femme plutôt qu’un homme, peu importait que la toute jeune médiatrice soit au bord des larmes. Seuls comptaient l’heure, l’endroit et que quelqu’un soit là pour lui ouvrir la porte. C’était Sabine. Une femme à la docilité entêtée, obéissante au point de discréditer toute forme d’autorité.


N’Gué observa impuissant cette situation improbable prendre forme et lui échapper totalement. Il était en train de vivre une alternance régulière de phénomènes inhabituels et habituels réunis par une sorte de volonté supérieure très fermement opposée à la sienne. Rien ne se passait tel qu’il en avait l’habitude ou tel qu’il l’avait décidé. La nuit étrange qu’il venait de passer (ce qui ne lui arrivait jamais), Atomo qui n’était pas à son poste (ce qui arrivait régulièrement), l’absence d’Henriette (cela n’arrivait jamais), un vaurien qui repoussait les limites du tolérable (c’était habituel), Timmy et Sabine en rendez-vous dans son bureau (ça ne devait plus jamais se reproduire). Il essaya de choisir, dans son carnet mental, l'ambiance qui correspondait le mieux à la situation : la tour qui s'effondre, le bateau qui coule, la maison en feu...
Il choisit le bateau. Il ressentait le besoin de jouer le rôle d’un capitaine. Il prit une grande respiration et une petite pile de flyers colorés. Les couleurs, la mise en page et l'épaisseur du papier donnaient envie. On y trouvait une série d'images explicites et sans texte à destination des ressortissant de l'Hagatma. Si toutefois cette population fantasmée existait, une série de visuels minutieusement pensés servaient à leur faire comprendre qu'ils seraient ici les bienvenus. Sur la dernière page, on retouvait les informations essentielles, les horaires d'ouverture et les conditions d'accès aux différentes aides financières que l'on pouvait percevoir en fonction de sa situation.


« Messieurs dames, nous allons poursuivre, mais, il y a eu un accident, ou plutôt une fuite. »


N’Gué fixa Rippy jusqu'à ce que celui-ci baisse les yeux.


« C'est un contretemps dont nous ne sommes pas responsables, rien de grave rassurez-vous, mais cela nous ralentit. Nous devons prendre un nouveau cap. Je vais passer parmi vous en attendant l’arrivée de mes collègues. Si vous le souhaitez, voici nos horaires d’ouverture pour ceux qui préféreraient venir un autre jour. »


Dans ses mains, le papier devenait un gilet de sauvetage invitant les plus impatients à partir et les autres à rester en connaissance de cause. Le but était de fabriquer une relation collaborative. Ce n'était plus, les gens, tous ensembles réunis pour dénoncer un service publique en panne. C’était, les gens et l'équipage chargé de les accompagner, tous, dans le même bateau, qui venait d'être saboté par une petite bande d’imbéciles. Il s'adressa plus particulièrement à eux :


« Messieurs, je constate que vous êtes heureux d’être entre vous, en ce qui me concerne je ne partage pas votre joie de vivre, j’ai besoin d’estimer le nombre de personnes qui font la queue. Est-ce que vous êtes en train d’attendre ? »


Yull, le «chef» de la bande, regardait les flyers colorés dans les mains du médiateur. D’instinct, il en avait envie, simplement parce qu’il n’en avait pas eu et qu’il voyait les autres en possession de quelque chose qu’on ne lui avait pas proposé. Yull avait la beauté du diable. Il était aussi fascinant que Rippy pouvait être repoussant. Il fallait qu’il parte, lui et sa bande. Rippy devait rester. On ne pouvait pas laisser n’importe qui pisser sur le guichet sans rien faire. N’Gué plia soigneusement des flyers qu’il distribua aux jeunes, il ne leur donnait pas l’ordre de sortir, il leur offrait une occasion de le faire. Yull pris les papiers et se dirigea vers la sortie suivi de ses acolytes.
N’Gué saisit Rippy par le bras. Séparé de sa bande celui-ci était assez docile. Il l’entraîna vers le placard à balais :


«Rippy, vous avez le choix entre l’éponge et la serpillière, ici vous avez les produits, c’est Henriette qui a tout organisé donc je vous fais confiance, il faudra tout remettre comme il faut, vous la connaissez.»


La simple évocation d’Henriette avait suffi à rendre le jeune homme plus sympathique. Henriette était profondément attachée à Rippy, elle s’était occupée de lui quand il était petit. Elle l’avait vu grandir, fréquenter les mauvaises personnes, devenir progressivement une vraie crapule. Mais elle voyait de la couleur en lui, du jaune plus précisément. Elle avait toute une théorie sur les couleurs et les gens.


    « Tu vois le jaune c’est une très belle couleur, mais c’est une couleur claire, influençable, qui se salit facilement. Rippy, il est jaune et il traine dans l’obscurité. Yull absorbe toutes les couleurs autour de lui, mais Rippy il ne peut pas l’absorber, alors il le noircit."


Henriette aimait Rippy pour ce qu’il était, et en retour, Rippy aimait Henriette. N’Gué observait le tatouage sur le bras du jeune homme, un petit poussin qui souriait en exhibant un très gros pénis en érection. Rippy faisait maintenant de son mieux pour nettoyer ce qu’il avait souillé quelques minutes avant. C’était absurde, mais ça se tenait : le poussin, la pisse, c’était jaune, Henriette avait raison. Amura N’Gué se sentait un peu mieux. L’ordinateur avait redémarré, il avait pu s’occuper des gens qui étaient restés, la file d’attente avait diminué. De temps à autre, il jetait un coup d’œil vers son bureau, Timmy et Sabine étaient toujours dedans. Henriette n’était toujours pas arrivée. Elle était en médiation de rue avec Marcelin ce matin. C’était étrange qu’ils ne soient toujours pas là. Les médiations de rue consistaient à tourner dans la ville : la gare, les squares. Il fallait aussi surveiller les  rues étroites qui s’enfonçaient dans l’Hagatma. Cette zone qui assurait le passage vers la Forêt était remplie d’une brume étrange qui produisait des effets de drogue dure, et il fallait parfois y repêcher des êtres en convulsion.
Située dans les plaines de l’ouest, « La Ruée » était une ville mal famée et dangereuse qui avait subi, plus que d’autres, le malaise et la folie du fait de sa proximité avec La Forêt et ses brumes addictives. La ville s’était ensauvagée sous l’influence de la jungle. Quoique très urbaine, très construite, elle semblait ne plus être faite pour que l’homme s’y sente en sécurité. On y vendait son sexe, pour s’acheter de la drogue. On le faisait pour jouir, de ce que même le corps ne savait plus donner, puisqu’on l’avait vendu. Cette ville était pénétrée d’une impression d’échec dont les habitant ne parvenaient pas à se défaire.

 

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Libellya
Posté le 16/08/2024
Hellooo,
Me voilà à mon tour plongée dans ton univers 🌎

Je dois dire que je suis surprise car il s'agit d'un thème très original. Mettre en place un monde incluant la complexité du conscient et de l'inconscient est très intéressant et je suis curieuse de voir comment tout cela va prendre forme dans les chapitres à venir.

Je ne suis pas certaine d'avoir saisie toute la subtilité de ton texte mais je crois qu'au fil de ma lecture, une fois que je serais plus familiarisée avec ton univers, ça deviendra plus limpide. Je suis certaine qu'il s'agit du genre de livres qui a plusieurs niveaux de lectures et que du coup il faut lire plusieurs fois pour parvenir à en cerner la riche complexité (ça me fait un peu penser à l'univers de Vice Versa d'ailleurs)

En tout cas j'aime beaucoup ta plume, ta manière de décrire les personnages et leur émotions, les situations et j'ai hâte de découvrir encore plus leur monde.

PS: "A l'alocation de la ville": allocation* je crois plutôt ?
"Il y a, d’une certaine façon, le portrait en creux du médiateur en charge de la situation": Etant donné que le chapitre est rédigé à l'imparfait, ne serait-il pas mieux de dire plutôt "Il y avait, d'une certaine façon..." ?
Ophelij
Posté le 22/08/2024
Hello ! merci d'être venue faire un tour dans mon univers :-).

Je n'avais pas pensé à "Vice et versa", mais tu as raison, j'ai adoré ce film !! (je n'ai pas encore vu le 2eme, mais c'est dans ma liste !)
Merci pour tes corrections ;)
Libellya
Posté le 22/08/2024
Coucou !
Avec plaisir 🥰

Si tu as adoré le premier alors je pense que tu adoreras le deuxième aussi car il est aussi formidable !! 😍

Plein d'humour, de bonnes trouvailles, une analyse très juste des émotions et tout ça rendue de manière très accessible. 💖
Lily D.P.
Posté le 24/07/2024
Ôla ^^
Me voici comme promis.

Mon impression est mitigée. J'aime bien ta plume, le vocabulaire, les descriptions, les personnages aussi (je sens déjà un lien avec plusieurs d'entre eux, ils sont très bien dépeints). J'ai envie (et viendrai) lire la suite. C'est très intrigant. Pragmatique et onirique tout à la fois. Mais je suis également perdue sur certaines choses. Je n'ai pas compris ces 3 parties de Monde. Je termine le chapitre en me disant qu'il me faudrait le relire. À moins que l'éclaircissement ne survienne en m'immergeant plus avant. Je verrai :) (certaines histoires atypiques et très réussies nécessitent cela).
Je n'ai pas compris le sens de cet ordinateur et de la bande dont 1 seul membre vient chercher de l'argent. Peuvent-ils aller dans la ville ? Quel est le but de ce centre ? (J'avoue que j'ai lu super vite ton spitch ceci dit.) Mes réponses viendront probablement en allant plus avant dans l'histoire. :)

J'aime beaucoup les odeurs et les couleurs des gens, la façon dont c'est déposé, abordé. Trop bien. ^^

Il y a quelques endroits où il manque la virgule (connecteurs en début de phrase = virgule obligatoire ; un de mes petits mantras avec mes petits élèves)

Quand tu abordes le souvenir du dc Amura, il faudrait coupler ton imparfait avec du plus-que-parfait. (Il voulait s’aérer, respirer un peu et la nuit l’avait enveloppé totalement, comme -> il avait voulu)

Je suis sur mon téléphone, compliqué dans cette condition de revenir en copié collé plus en détails.

Bonne continuation :)
À bientôt par ici.
Ophelij
Posté le 25/07/2024
Merci beaucoup pour ton retour très constructif ! Je vais retravailler mon chapitre en fonction. Je me rends compte que je peux assez facilement ajouter une description du centre et de ses fonctions en décrivant le flyer distribué par Amura. Top ! je vais faire ça. à bientôt
Lily D.P.
Posté le 25/07/2024
Super idée ^^ Heureuse d'avoir pu t'être utile.
(J'ai posté un petit extrait sur le Discord <3 Dans le PA.Pépites. Il a eu quelques likes.)
À + :)
Lyne246
Posté le 06/07/2024
Cette histoire me semble très prometteuse, les décors se forment aisément dans mon esprit et je suis curieuse d'apprendre a mieux connaitre les personnages. Hâte de pouvoir en lire plus.
Ophelij
Posté le 19/07/2024
Merci pour ton commentaire. Cela m'encourage, c'est précisément la difficulté que j'ai eu avec ce début de roman, d'essayer de mettre en place les différents espaces sans perdre le lecteur.
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